Résumés d'interventions


Hérésie, subversion & clandestinité
 

C.E.R.P.H.I. / Institut Longeon



Programme


 (14h-16h salle F-01, ENS LSH, Lyon)


 
 
Mercredi 11 décembre : E. Puisais, La double hérésie de Dom Deschamps.(Résumé)
 
Mercredi 15 janvier : P. Vermeren, Le philosophe emprisonné. (Résumé)
 
Mercredi 12 février : J.-M. Gros, L'incrédulité en procès dans les voyages de Cyrano. (Résumé)
 
Mercredi 12 mars : E. Chubilleau, É. Puisais, Les souterrains de l'histoire de la philosophie. (Résumé)

Mercredi 19 mars : J.-M. Levent : Georges Politzer ou « Le dernier des grands esprits du communisme français »
 
 
Mercredi 16 avril : O. Bloch, Y a-t-il des textes philosophiques clandestins à l’âge classique ? (Résumé)
 
 
Mercredi 21 mai : B. da Cruz, autour de Richard Simon (titre à définir)


Résumés

 

Éric Puisais, La double hérésie de Dom Deschamps.

 


            Dom Deschamps (1716-1774) est un auteur à part au sein du XVIIIe siècle. Auteur d’un système pre-dialectique qui ne fut pas publié de son vivant, il entretenait toutefois avec les philosophes de son temps toute sorte de relations et, en particulier, avec ceux qu’on appelle les encyclopédistes.
            Nous nous proposons d’envisager sa philosophie selon cet axe singulier des rapports que Deschamps entretenait avec son siècle.  En effet, loin de s’inscrire dans le mouvement des Lumières, celui-ci considérait que le siècle n’était un siècle que de demi-lumières ú- selon son expression. Les athées, d’après lui, ne faisaient alors que détruire sans rien reconstruire, et ne proposaient qu’une demi-destruction, dans la mesure même où elle ne concerne que les lois divines. S’il conçoit parfaitement, selon son système, que les lois divines doivent êtres détruites, il faut aussi, pour lui, détruire, dans le même temps, les lois humaines qui leur sont coextensives.
Une philosophie telle que celle qui règne peut bien occasionner une révolution dans la religion, dans les mœurs et dans le gouvernement, mais elle ne peut rien de plus avec ses demi-lumièúres : car cette révolution, toujours à éviter comme aussi dangereuse qu'inutile, n'empêcherait pas l'état de lois divines et humaines de subsister, et le mal moral, dont cet état est la cause, d'exister avec la même force, quoique sous d'autres nuances. (Dom Deschamps, Le Vrai Système, Préface).
Deschamps, selon nous, se pose donc, face à son siècle comme doublement hérétique, puisqu’il développe une métaphysique dont l’état de mœurs qui en est l’aboutissement logique, devra détruire d’un coup toutes les lois existantes, tant celles de la religion que celles des États. Et, les mœurs, libres du joug des prêtres et des rois, deviendront, alors, la seule morale possible pour l’homme.


Stéphane Douailler, Le philosophe emprisonné

 

En l'année 524, L'Italie est occupée par les rois Goths. L'empereur Justinien va fermer l'Académie, les Églises d'Orient et d'Occident s'affrontent, l'Empire romain se disloque. Bientôt des troupeaux d'animaux paîtront sur le forum. Cette même année voit un livre s'ingénier à tromper la vigilance des gardiens d'une prison. Passer à l'extérieur et atteindre des destinataires loi au-delà du monde crépusculaire qui l'a fait naître. Nous avons 400 manuscrits de ce livre. La fin du Moyen âge l'a traduit en anglais, français, espagnol, allemand, grec, hébreu, flamand, provençal. Les débuts de l'imprimerie ne verront pas beaucoup d'autres livres à éditer en priorité. Il aura été la première pierre avec laquelle se sont édifiées au sortir de l'Antiquité la formation monastique puis l'Université.

Comment convient-il que nous recueillions, à notre tour, ce livre écrit par Boèce sous le titre Consolation philosophiæ ? Témoignage de savoir classique miraculeusement épargné par la violence des temps qui l'ont entouré, il n'est en effet pas seulement cela. Écrit dans le passage à l'extérieur d'une pensée méditée en prison, il est aussi compréhension de son temps comme d'un temps spécifique de la philosophie, telle que la prison la fait acquérir.


Jean-Michel Gros, L'incrédulité en procès dans les voyages de Cyrano.

 

Les États et Empires du soleil s'ouvrent sur une chasse à l'homme, un déchaînement populaire contre "l'intellectuel-sorcier". Ce morceau de bravoure littéraire situe aussi la perspective propre des voyages de Cyrano : ce sont des récits d'évasion. Le héros tente d'abord de sauver sa peau. Aussi bien Gonsalès, le premier homme dans la lune, s'y était réfugié parce qu' "il n'avait pu trouver un seul pays où l'imagination même fut en liberté".
   Poutant, ce même Gonsalès se retrouve en cage dans la lune et, tout au long du double récit des voyages, une série de procès en hérésie et d'emprisonnements ponctue les aventures de Dyrcona.
   Cette double constatation ne peut que nous interroger sur le sens profond de ces textes. En effet, à côté d'éléments utopiques (description de pouvoirs plus rationnels que ceux de la terre ; mise en cause de nos évidences politiques : la guerre égalitaire ; de nos valeurs civiles : l'amitié fondant la cité des oiseaux ; inventions futuristes : les livres qui parlent et les villes qui marchent; on constate aussi une mise en cause des illusions utopiques (les oiseaux sont cruels envers ceux qui ne leur ressemblent pas ; toutes les cités lunaires et solaires connaissent l'inquisition d'un clergé obscurantiste.

   Il faut donc constater aussi que ces évasions sont des échecs, qu'en un sens il n'y a pas de monde "autre" et que l'infinité des mondes ne déploie qu'une "tissure sans borne" des même éléments produisant les mêmes effets.

   Dans tous les mondes un "esprit écarté", un "incrédule", est à la merci d'une plaisanterie de trop, qui est prise pour un blasphème, ou simplement de la chute accidentelle d'un ouvrage savant s'ouvrant sur une image qui affole la foule et le désigne à ses yeux comme un sorcier.
   Je voudrais donc parcourir cette série de procès inscrits dans les récits de Cyrano, procès où l'on peut entendre l'écho de la controverse de Valladolid, du procès de Galilée, de celui de Théophile, etc... Le dernier, celui des oiseaux dans le soleil, n'étant pas le moins troublant parce que Dyrcona risque d'y être mis à mort, non pour ce qu'il a fait ou dit, mais, simplement pour ce qu'il est: un homme.

 Peut-être pourra-t-on alors répondre un peu plus à la question qui hante ces récits: Pourquoi celui qui veut "librement vivre" dérange-t-il tant ?


Emmanuel Chubilleau, Éric Puisais, Les souterrains de l'histoire de la philosophie.

 

Qu’est-ce que l’histoire de la philosophie ? La question n’est pas neuve, certes, mais elle prend aujourd’hui une ampleur singulière, et une paradoxale actualité. Sans prétendre évidemment en envelopper les contours, ni en fixer les limites, et moins encore la résoudre, nos aimerions en dégager quelques traits caractéristiques, du moins de la manière actuelle d’envisager la question et de pratiquer l’histoire de la philosophie.
Nous partirons d’une alternative, au moins momentanément esquissée et sans prétendre pour elle à l’exhaustivité : soit il faut admettre que l’ensemble des figures philosophiques ont déjà émergé de l’histoire – et que la fin de l’histoire, maintes fois proclamée, emporte avec elle un destin (aujourd’hui) accompli de la philosophie ; soit on envisage l’histoire, non pas comme le retour sur un passé révolu et perpétuellement « commémoré », mais comme le travail du présent sur lui-même.
Dans un cas comme dans l’autre, nous nous attacherons à esquisser les problèmes d’une « inscription » de la philosophie dans une histoire, et qui postule ou conclut, fût-ce malgré elle, à une solidarité entre l’histoire du monde et celle de la philosophie. Dans la seconde perspective, et dans le cadre de ce séminaire sur l’hérésie, la subversion, la clandestinité, nous tenterons en particulier de préciser les modalités, les voies de ce travail du présent sur lui-même, tels que différentes situations historiques ont pu les ménager.


Olivier Bloch, Y a-t-il des textes philosophiques  clandestins à l’âge classique ?

 

Sous ce titre provocateur, je n’entends pas mettre en doute l’existence d’un Corpus, relativement cohérent et circonscrit, de textes, manuscrits et imprimés, qui peuvent se ranger sous la catégorie de la tradition philosophique libertine et clandestine de l’âge classique, et font depuis des décennies l’objet d’importantes recherches individuelles et collectives auxquelles je prends part, mais mettre en question leur caractère philosophique, en mettant en jeu la pluralité des aspects de la clandestinité, et en cause l’idée de philosophie clandestine.
            Je le ferai à partir de mon expérience dans le travail que je viens de terminer pour l’édition des Lettres à Sophie – texte anonyme substantiel appartenant à cette tradition, publié en 1770 et jamais réédité, dont la teneur, la consistance et l’originalité philosophiques font problème.
            S’agit-il en l’occurrence d’une caractéristique propre à l’ouvrage et à son auteur, qui reste à identifier, ou bien d’une conséquence de son caractère tardif, ou plus radicalement d’une manifestation, à l’occasion de cette situation terminale, des traits généraux de l’ensemble de cette littérature et de cette tradition, où l’exercice philosophique se joue entre d’un côté la clandestinité du message, dissimulé, implicite, ou tenu pour tel, dans des textes plus ou moins officiellement publiés, et de l’autre l’explication et la diffusion qu’en permet la circulation clandestine, quelle qu’en soit la forme, au prix dans un certain nombre de cas au moins de la simplification, de la banalisation, de l’émiettement, de l’amalgame, et du travestissement, en passant par le secret gardé dans la rédaction d’ouvrages réservés à la postérité, qui caractérise à cette époque plusieurs œuvres philosophiques majeures, occupant dans ce processus une place à la fois exemplaire, et en quelque sorte marginale ?