Publications des associés du CERPHI


Montesquieu et l’émergence de l’économie politique

Céline Spector
 
Paris, Champion, 2006, 512 p.

L’objet de ce livre est d’examiner le rôle de Montesquieu dans l’émergence de l’économie comme savoir plutôt que science ; il s’agit de montrer comment l’un des philosophes politiques majeurs du XVIIIe siècle, plus connu pour sa théorie de la distribution des pouvoirs ou pour sa critique du despotisme, envisage les questions qui relèvent dans nos propres termes de l’économie. Le choix de Montesquieu n’est pas contingent : il ne s’agit pas seulement de souligner que Quesnay et Smith, habituellement désignés comme véritables « fondateurs », sont de grands lecteurs de L’Esprit des lois, qu’ils s’en inspirent ou qu’ils le critiquent. Parce qu’il inclut sa réflexion sur l’économie au sein de sa philosophie politique et de sa théorie des gouvernements, parce qu’il envisage l’analyse des effets de la société marchande sur la conception de l’Etat et sur la formation du citoyen, sur la théorie du lien social et de l’obligation politique, Montesquieu conduit à penser l’usage politique de la théorie économique. L’Esprit des lois permet à la fois d’évaluer les promesses et de mesurer les risques de la « prise de pouvoir » de l’économie et de ses incidences sur le restriction de la souveraineté politique. En affirmant que le commerce mène à la paix et à la liberté politique, qu’il contribue à la sûreté (extérieure, intérieure) et adoucit les mœurs entre les nations, Montesquieu fait miroiter les promesses associées à l’essor de l’économie marchande. Dans des termes plus contemporains : la mondialisation des échanges peut conduire à l’impuissance des dictatures et à l’échec de la violence militaire ou civile. Mais le philosophe n’occulte pas pour autant les risques qu’un tel essor comporte, soit qu’il mette en avant la corruption morale de la société marchande, soit qu’il invoque le déclin d’une certaine pratique politique et d’une certaine éthique sociale qui ne réduirait pas les motivations au seul désir de profit . Sans doute Marx eut-il raison de railler l’illusion du doux commerce au regard de la dure réalité de la traite et des iniquités du capitalisme. Mais Montesquieu nous intéresse aujourd’hui par cette tension même : ayant identifié les effets positifs de l’essor de l’économie – le potentiel d’émancipation qu’elle recèle – il a tenté de penser l’ambivalence associée à la déterritorialisation des richesses et ses conséquences possibles sur le déclin de l’éthique civile et de l’esprit civique, la pacification des rapports entre les nations et la préservation de la liberté politique. Les besoins de l’homme ne sont pas seulement économiques ; ils incluent des besoins sociaux, culturels, politiques. Loin d’envisager la constitution d’une science autonome, Montesquieu, en d’autres termes, s’est toujours intéressé aux effets de l’économie sur les autres sphères de la vie publique : morale, sociale, politique. En ceci, il ne faisait qu’appliquer aux phénomènes économiques (commerciaux, monétaires, démographiques) la méthode qui lui est propre : déterminer les causes physiques et morales des lois et des mœurs, évaluer l’utilité, en situation, des institutions et des pratiques. L’économie ne saurait dégager des « lois naturelles » indépendantes des rapports sociaux et des pratiques politiques ; elle ne saurait bénéficier, en un mot, d’un régime d’exception.