Les passions à l'âge classique



Intérêts et passions

Catherine Larrère

 

Dans Les passions et les intérêts, Albert Hirschman soutient la thèse selon laquelle l'acceptabilité des conduites orientées par le profit personnel, à l'époque moderne, a été favorisée par la fonction régulatrice qu'on leur a prêtée. C'est la thèse du "doux commerce" dont "l'effet naturel est de porter à la paix", exposée, entre autres, par Montesquieu. La recherche du gain peut venir à bout de la violence guerrière ou politique. L'intérêt peut calmer les passions. Là où la moralité traditionnelle unissait dans une même réprobation les trois grandes concupiscences (sexe, pouvoir, argent), la dernière s'est progressivement détachée des deux autres, et le terme d'intérêt, se substituant à l'avarice ou à la convoitise, en est venu à qualifier une action motivée, rationnelle et utile. Détermination subjective, la recherche du gain est une passion, mais la capacité de l'intérêt à se distinguer des autres passions vient de son association à la raison. L'histoire du concept d'intérêt montre cette association (les expressions d'"intérêt" ou de "raison d'État" sont à peu près substituables). Si l'intérêt a eu tant de succès, c'est qu'on peut l'objectiver, l'établir et en discuter.

Or ces deux caractéristiques (l'intérêt comme passion régulatrice, son association à la raison) ont fini par se disjoindre. Si les intérêts peuvent régler les passions, c'est que les uns comme les autres agissent à l'intérieur d'un même domaine. Le concept d'intérêt, dans sa promotion positive, désigne aussi bien des conduites individuelles et privées que les comportements étatiques et publics : le concept se développe dans de constants allers et retours, du privé au public, de l'individuel au collectif. La thèse du "doux commerce" fait ressortir la capacité des conduites intéressées à se stabiliser, à se policer, d'elles-mêmes, sans qu'il soit nécessaire de les contraindre ou de les restreindre, mais, comme le montre Hirschman, cela n'entraîne, de Mandeville à Montesquieu, aucune exclusion de principe, aucune condamnation absolue de l'intervention étatique. Les conduites économiques sont inséparables de la dimension politique dans laquelle elles interviennent. Pour avoir des effets politiques (la paix), le commerce doit participer de la politique. La thèse du doux commerce accompagne certes la prise en considération des conduites économiques et de leur importance pour le bien commun, mais celles-ci sont inséparables de l'ensemble de la société, elles sont, comme dit Polanyi, "embedded" (enchâssées, insérées) dans l'ensemble des rapports sociaux. Aussi l'affirmation de l'unité du champ économique, sa constitution comme objet d'une science (que l'on considère celle-ci comme le résultat d'une spécialisation ou d'une autonomisation du champ), passe-t-elle par la complète séparation des passions et des intérêts (la rationalité économique). Hirschman conclut sur deux "versions revues et dissonantes" de son schéma. Ce sont celles de Quesnay et d'Adam Smith, ceux que l'on considère comme les fondateurs de "la science nouvelle", l'économie politique classique. Selon Hirschman, Smith dans La Richesse des nations, isole l'intérêt de l'enchevêtrement du réseau passionnel dans lequel il s'insérait. La spécialisation du domaine économique est alors sa complète rationalisation, et l'on peut se demander si l'on ne voit pas resurgir, certes sous une forme nouvelle, la dualité des passions et de la raison auquel le couple passions/intérêts avait tenté de se substituer.

Jean-Pierre Dupuy a mis en cause cette "spécialisation" du domaine économique, et fait voir que Hirschman, en cela, reprenait la réponse classique à "das Adam Smith problem". En passant de La théorie des sentiments moraux à La Richesse des nations, Adam Smith aurait abandonné une conception du lien social fondée sur l'attraction passionnelle (la sympathie) pour affirmer que l'ordre économique, celui d'une société de marché, procède du seul intérêt égoïste d'agents individuels n'ayant souci que d'eux-mêmes. C'est, me semble-t-il, la critique la plus pertinente faite à Hirschman que de lui objecter que, quelle que soit la nouveauté et l'originalité de ses analyses, il en vient finalement à reconduire la conception dominante dans l'histoire de la pensée économique. Selon celle-ci, le développement de la théorie économique passe par son autonomisation, ou sa spécialisation, par la séparation des passions et des intérêts. Dans ce cas, l'interaction des passions et des intérêts, le temps du "doux commerce", ne peut être que transitoire, le régime stable est celui de la séparation (ou de la complète résorption des passions dans les intérêts).

Sans doute cette dualité se retrouve-t-elle dans la réflexion actuelle, mais beaucoup plus comme un obstacle que comme une différenciation enfin reconnue. Certains sociologues se plaignent que la sociologie contemporaine soit incapable d'analyser en même temps les intérêts et les passions, mais se distribue selon ces deux pôles, celui de la rationalité des conduites individuelles (théories du choix rationnel) ou celui du lien social passionnel (à la Simmel). On retrouverait une même dualité dans le partage de la philosophie morale contemporaine entre courants émotivistes (qui continuent la théorie des sentiments moraux, en accentuant la dimension sociale de l'émotion morale) et rationalistes (comme les calculs utilitaristes du bien-être). Mais cette dualité est-elle tenable? La critique actuellement faite au libéralisme, selon laquelle le tort de la société de marché généralisée serait qu'elle détruit le lien social, laisserait supposer que nous nous trouvons dans la phase finale du processus engagé avec le "doux commerce" : l'intérêt ne régule plus les passions, il tend à les détruire.

Raison de plus pour les penser ensemble, et réfléchir sur leur interaction. C'est pourquoi la critique des physiocrates, faite par leurs contemporains, nous parait importante. Il est en effet reproché aux physiocrates d'ignorer l'importance des passions, en concevant l'"ordre naturel" -c'est-à-dire l'ordre économique- comme un ordre purement rationnel. "Dire que les passions des hommes se plieront sous le joug des vérités spéculatives, c'est évidemment abandonner la société au régime du système insensé de l'évidence, gouvernant le monde malgré ses opinions" écrit Forbonnais (Examen du livre intitulé Principes de la liberté du commerce des grains, p. 54). "Mettez toutes vos belles pages dans une utopie, et cela figurera bien là" : c'est le conseil que Diderot fait aux physiocrates dans son Apologie de l'abbé Galiani. Rousseau avait déjà objecté à Mirabeau (lettre du 26 juillet 1767) que la construction physiocratique, qui ignore les passions, est une "chimère". C'est également l'ignorance des passions que Mably oppose aux physiocrates dans ses Doutes proposés aux philosophes économistes sur l'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (1768). Nous voudrions donc reprendre cette critique de l'impossible séparation des intérêts et des passions, autour de deux questions :

  1. la rationalisation intégrale du domaine économique (le "système de l'évidence") ne se fait-elle pas au détriment de la catégorie même d'intérêt? C'est la critique faite par Smith aux physiocrates, lorsqu'il reproche à Quesnay d'avoir, en médecin dogmatique, préconisé un "régime" unique pour l'économie, celui de la raison, alors qu'il suffit d'avoir les garanties politiques et institutionnelles que les agents économiques agiront librement, suivant leur intérêt propre. S'en tenir à la catégorie d'intérêt, et s'opposer à sa réduction à une raison objectivée, n'est-ce pas maintenir la liaison des intérêts et des passions?
  1. En quoi prendre en compte les passions est-ce prendre en compte la dimension proprement POLITIQUE de l'économie? La dualité de la théorie des sentiments moraux est celle du social et de l'économique : elle oppose le lien social, et sa dimension passionnelle, au simple agrégat de conduites individuelles. La critique française (Diderot, Galiani, Forbonnais, Rousseau, Mably...) met l'accent sur la dimension politique. Tenir compte des passions, c'est tenir compte de la politique. Peut-être l'économique (en projetant son autonomisation) menace-t-il de détruire le social, mais il n'est d'économie possible sans le préalable du politique. Il n'y a pas d'intérêts sans passions, c'est-à-dire sans politique.

Indications bibliographiques sommaires

  • Forbonnais, François Véron de, Examen des principes sur la liberté du commerce des grains (d'Abeille), 1768.
  • Mably, Doutes proposés aux philosophes économistes sur l'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques (1768)
  • Mercier de la Rivière, L'ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, 1767.
  • Mercier de la Rivière, L'intérêt général de l'État, 1770.
  • Quesnay, François, La Physiocratie, Paris, GF, 1991.
  • Rousseau, Jean-Jacques, OEuvres complètes, Paris, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, t. III, OEuvres politiques, 1966.
  • Rousseau, Jean-Jacques, Correspondance complète, ed. R.A. Leigh, t. I-LI, Genève-Oxford, 1965-1995.
  • Smith, Adam, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, (1774), trad. Garnier, Paris, Flammarion, 1991.
  • Smith, Adam, Théorie des sentiments moraux, trad. de la Mise de Condorcet (1798) reprint éditions d'Aujourd'hui, 1982
  • Dupuy, Jean-Pierre, "Au principe des approches communicationnelles en politique : la philosophie écossaise du XVIIIe siècle", Hermès I, théorie politique et communication, éditions du CNRS, 1988, p. 72-85.
  • Gautier, Claude, "Mercier de la Rivière et Mably : l'autonomie problématique de l'économie vis-à-vis du politique", à paraître dans les actes du colloque L'histoire des sciences de l'homme, L'Harmattan éditeur, collection Histoire des sciences de l'homme, dirigée par Claude Blanckaert, en 1999.
  • Hirschman (Albert O.), Vers une économie politique élargie, trad. fr. Paris, ed. de Minuit, 1986.
  • Hirschman (Albert O.), Les passions et les intérêts (The passions and the interests, 1977), trad. fr., Paris, P.U.F, 1980.
  • Larrère, Catherine, L'invention de l'économie au XVIIIe siècle, Du droit naturel à la physiocratie, Paris, P.U.F (1992)
  • Perrot, Jean-Claude, "La main invisible et le Dieu caché", in Une histoire intellectuelle de l'économie politique, Paris, Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales (1992)