Séminaire théologie et politique


2001-2002 : tolérance, liberté de conscience, liberté de philosopher

Groupe de recherches spinozistes - CERPHI - UMR 5037

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La tolérance après Locke

Emanuela SCRIBANO

(Conférence du mercredi 17 avril 2002)

La question de la tolérance dans l’Angleterre du XVII siècle se pose comme un problème interne à la Chrétienté. Il ne s’agit pas de poser le problème de la coexistence avec les musulmans ni même avec les juifs. Apparemment celui-ci est un problème déjà résolu par la différence et l’extrême distance qui engendre une sorte d’indifférence. Par contre, à l’intérieur de la Chrétienté, les divisions et les différences sont la source de l’intolérance et de la recherche d’un appui du pouvoir politique pour la répression de la différence. Il faut un dénominateur commun minimal pour que la différence soit perçue comme une injure, un attentat à des principes sacrés. C’est donc le schisme, l’hérésie qui est au centre du débat sur la tolérance dans l’Angleterre du XVII siècle. La question de la tolérance, en outre, met en question la légitimité de l’intervention de L’Etat: est-ce que l’Etat a le droit d’imposer la conformité en matière religieuse? Cette question se pose d’une façon d’autant plus dramatique que l’existence d’une Eglise nationale n’est sérieusement mise en question par aucun des participants au débat.

Par contre la question de l’Eglise nationale avait été laissée de côté dans l’analyse de Locke. Chez Locke la question de la tolérance évoluait dans deux directions différentes, suivant qu’il s’agissait de la tolérance civile ou de la tolérance religieuse. Ces deux directions , d’ailleurs, reflétaient les tendances de deux goupes "progressistes" différents à l’intérieur de l’Eglise anglicane: les "independants" et les "latitudinaires".

L’Epistola de tolerantia (1689) poursuit la voie de la tolérance politique. Il s’agit d’empêcher l’intervention de l’Etat pour sanctionner les différences. Locke y soutient les principes de l’Etat laïque moderne: tout ce qui est admis par la loi ne peut pas devenir criminel par le fait qu’il s’inscrit dans le culte d’une église, et tout ce qui est interdit par l’Etat ne peut pas devenir légitime par le fait qu’il s’inscrit dans le culte d’une église. La radicalité de la position lockienne se voit sur un sujet qui a été au coeur de la discussion parmi les modérés : la question concernant les matières indifférentes. Pour apprécier ce point il suffit de comparer l’Epistola lockienne avec l’Irenicum d’Edward Stillingfleet (1661). Ce dernier, qui à l’époque adoptait encore une position modérée, laissait les indifférents aux mains du pouvoir politique, le clergé étant ainsi exclu de l’aménagement du culte. Le souci des écclesiastiques liberaux était celui d’agrandir le domaine des élements indifférents, pour réunir les chrétiens sur les points fondamentaux de la foi. Locke, qui, dans les écrits qui ont précedé l’Epistola, partageait la position de Stilligfleet, dans l’Epistola interdit au pouvoir politique le contrôle de toute question quelqu’elle soit relevant de la religion, matières indifférentes comprises. Ce qui est prétendu indifférent devient sacré dès qu’il est inséré dans les cérémonies religieuses. Le magistrat, qui dans le cas d’une famine peut interdire l’abattage des veaux, ne peut pour aucune raison interdire le sacrifice d’un animal. Bien sûr, si le pouvoir politique a interdit l’abattage des veaux il ne saura être question de les sacrifier, mais le sacrifice en tant que tel n’aura pas été interdit.

Dans ce cas la position de Locke reflète celle des indépendants, qui se sont battus pour la coexistence de plusieurs églises sous un même pouvoir politique, une telle position étant bien representée par E. Bagshaw, The great question concerning things indifferents in religious workship, 1660.

Par contre, dans la Reasonableness of Christianity, Locke partage plutôt la position de "latitudinaires". La tolérance au niveau religieux est résolue par la dissolution du problème: en fait il n’y a rien à tolérer au sens propre du terme, parce qu’il n’y a pas de différences significatives du point de vue religieux. Les choses dans lesquelles on constate le maximum de divergence ne sont pas intéressantes pour le salut éternel. Le noyau central de la religion chrétienne est rationnel et très simple; sur le reste, il n’est pas proprement question de tolérer mais plutôt de constater une différence non pertinente pour l’essence de la religion..

Le vrai problème de la tolérance, chez Locke, se pose donc au niveau politique. C’est là qu’on suppose qu’il peut y avoir des différences profondes et qu’aucune église n’a le droit de demander l’intervention de l’Etat pour imposer la conformité. Pour le pouvoir civil les différences entre chrétiens doivent avoir la même valeur que les différences entre différentes religions. Par contre, au niveau religieux, Locke essaie d’élargir la zone d’uniformité entre les chrétiens.

Pour bien évaluer les développements de la question de la tolérance après Locke, il faut correctement estimer l’apport de l’évolution politique interne, d’une part, et celui de l’élaboration proprement philosophique, d’autre part. L’Angleterre connaît un problème sérieux de loyalisme envers la nouvelle dynastie, qui doit se mesurer à l’opposition des non-jurors (le clergé qui refuse le serment de fidelité au roi) et à celle des jacobites. Le non-juror reconnaît à l’Eglise le rôle de societé parfaite indépendante de l’Etat. Le pouvoir politique ne peut prétendre à aucune autorité à l’intérieur de l’Eglise; par contre, l’Eglise peut demander l’intervention de l’Etat contre les dissidents. Cette position est bien representée par la Letter to a convocation man de F. Atterbury (1697). Malgré les évidentes différences entre la position des non-jurors et celle de Locke, on peut comprendre que, face au danger pour la nouvelle dynastie, les tenants du parti Whig prefèrent mettre de côté la question de la séparation entre Etat et Eglise chère à Locke. En fait, les trois répresentants majeurs du déisme anglais, Toland, Tindal et Collins, quittent le chemin de la tolérance politique lockienne, pour tirer plutôt, au niveau politique, les conséquences de la tolérence religieuse implicite dans la Reasonableness of Christianity.

Tindal dans The Rights of the Christian Church ( 1697) refuse la légitimité d’une distinction entre clergé et laïques. L’Eglise n’est pas une societé dont l’organisation soit rendue légitime par l’Evangile. Le seul pouvoir d’organiser les aspects extérieurs du culte appartient au pouvoir politique. La distance qui le sépare de la position des non-jurors est évidente, mais on peut aussi apprécier celle qui le sépare de l’Epistola lockienne.

Même propos chez A. Collins, qui dans l’ouvrage du 1710, Priestcraft in Perfection, juge apocryphe l’article 20 de l’Eglise anglicane qui concédait à l’Eglise le pouvoir sur le céremonies du culte et sur les controverses de la foi. D’ailleurs le même propos était tenu par un parti plus favorable à la nouvelle dynastie à l’intérieur de l’Eglise : il suffit de lire le petit ouvrage de l’archevêque B. Hoadly, The nature of the Kingdom, or Church of Christ. Le royaume du Christ n’est pas de ce monde, donc le pouvoir sur l’organisation extérieure de l’Eglise appartient seulement au pouvoir politique.

Le parcours le plus riche dans cette direction est celui de J, Toland. Je me limite à signaler trois ouvrages de cet auteur: Anglia libera (1701); The Primitive Constitution of the Christian Church (1704); Nazarenus (1718). L’Evangile des Irlandais devient chez Toland la preuve historique du manque de distinction entre clergé et laïques dans l’église primitive. Le clergé ne peut donc pas légitimement assumer le contrôle de la vie religieuse, qui, dans son côté purement extérieur, peut être confié au pouvoir politique.

Si la réaction envers les non-jurors et les jacobites explique en partie ce tournant de la question de la tolérance chez les déistes (il s’agit de se défendre contre le clergé, en élargissant l’espace du pouvoir public à l’intérieur de l’église), il faut constater qu’elle se trouve en harmonie avec les thèses philosophiques, et notamment avec la philosophie de la religion de ces auteurs. Collins, Toland et Tindal sont convaincus que la religion a un noyau rationnel qui en constitue l’essence. La superstition et la croyance aux mystères (que ces trois philosophes tendent à rapprocher) ont des origines culturelles et se sont répandues grâce aux liens entre la philosophie grecque, et la superstition juive (cfr. Toland, Origines judaicae) Comme la superstition est une donnée culturelle, on peut reprendre l’ancienne sagesse, égyptienne et grecque, qui a constitué le fond de la religion naturelle, et qui est l’essence du Christianisme (Tindal, Christianity as old as the Creation). En plus, les déistes sont convaincus que l’Evangile contient une morale sociale qui est favorable au développement du bonheur social, et que seule la superstition est la cause de l’intolérance et du conflit entre religion et societé.

On explique bien alors la disposition des déistes à laisser à l’Etat toute l’organisation extérieure du culte. Il s’agit d’un problème politique que le phénomène des non-jurors a rendu particulièrempent aigu, mais il s’agit aussi de l’espoir de reconduire toutes les églises à la religion naturelle des origines, les différences étant, sous cet aspect, toutes méprisables. Les déistes tirent donc les conséquences des espoirs iréniques de la Reasonableness of Christianity de Locke: si on réduit le christianisme à son noyau rationnel et si on élimine de son sein les croyances mysterieuses et irrationnelles comme celle de la Trinité, on peut rassembler tous les chrétiens dans une seule Eglise, et on peut laisser le culte extérieur et l’organisation de l’Eglise à l’Etat. Comme chez Locke dans la Reasonableness, il n’y a à proprement parler rien à tolérer, parce que les différences ne concernent pas l’essence de la religion.

Bernard de Mandeville, par contre, se signale par une nette opposition aux thèses des déistes et c’est chez lui qu’on va retrouver quelques aspects de l’Epistola lockienne. Son ouvrage consacré aux questions du rapport entre la religion et la societé, la religion et la tolérance, paraît en 1720 avec le titre Free Thoughts on Religion, the Church and National Happiness. Cet ouvrage contient quatre thèses qui s’opposent à la pensée des déistes contemporains:

  1. La religion a toujours des origine irrationnelles, comme Hobbes l’avait bien vu.
  2. Le mystère est un élément essentiel à la religion chrétienne.
  3. Les fidèles n’ont aucune difficulté à croire aux mystères. L’education l’emporte toujours sur la raison.
  4. La vraie difficulté dans le christianisme est dans sa morale rigoriste et opposée au bonheur mondain. C’est à cause de la difficulté de pratiquer l’ascèse imposée par le christianisme que les cultes extérieurs se sont imposés. Les chrétiens apaisent leur mauvaise conscience par le culte, qui est donc essentiel à la religion, et notamment à la religion chrétienne.

Il n’existe pas, suivant Mandeville, un noyau rationnel auquel reconduire la religion. Pour les politiciens il s’agit toujours de maîtriser un phénomène irrationnel, mais inscrit dans la nature humaine, qui, en plus, n’a aucun rapport avec le bonheur public. Ce que le magistrat peut faire est de contraindre les églises à ne pas déclencher des attitudes intolérantes. La tolérance est seulement la tâche du politique.

Mandeville est un grand admirateur de Bayle, qu’il cite tout au long de son ouvrage. Mais de Bayle Mandeville partage seulement le point final d’un parcours qui avait mené l’auteur du Commentaire philosophique de la thèse du valeur morale de la tolérance à la tolérance comme simple moyen de bonne politique. Bayle, dans le Commentaire philosophique, avait confié la tolérance à l’inviolabilité de la bonne conscience, même erronée, que n’importe quel Croyant devait respecter. La tolérance devenait de cette façon un cas de conflit de valeurs, parce que celui qui se croit dans la verité devait renoncer à la valeur de la propagation de la vérité au nom d’une autre valeur, celle de l’inviolabilité de la conscience. Comme tous les conflits de valeurs, l’équilibre qu’on obtient est fragile, instable, et peut être incessament remis en question, par exemple par un persécuteur de bonne foi, qui demande le respect de sa conscience. A la fin de sa vie, dans la Réponse aux Questions d’un Provincial (Oeuvres Diverses, III, p. 1012) Bayle avait renoncé à l’espoir de convaincre les Croyants de tolérer des croyances qu’eux mêmes jugent intolérables, et avait plutôt confié la tolérance à la seule sagesse politique.

L’alternative se pose donc entre la position des déistes: reduire les différences pour n’avoir plus rien à tolérer, dans le sens propre du terme, et celle de Bayle: confier la tolérance à un pouvoir externe aux jeu des croyances opposées, comme moyen de garder les différences, sans demander aux églises de prendre en charge la valeur de la tolérance. Mandeville choisit cette dernière position: "Il y aura toujours persécution tant qu’il y aura le clergé si les laïques ne s’interposent pas, et ne prennent pas des mesures contre la persécution" (Free Thoughts, p. 402). C’est ici qu’on peut repérer l’héritage de l’Epistola lockienne, où l’Etat et non les églises est le garant du maintien de la diversité.