Jean-Marc ROHRBASSER
La durée probable de la vie.
Providence, mathématiques et statistique à l'âge classique
Habilitation (HDR) soutenue le 11 mars 2006 à l'Université
de Paris Sorbonne (Paris IV),
sous la direction de Pierre-François Moreau
Monsieur le Président, Madame, Messieurs les membres du jury,
Me voici aujourd’hui devant vous pour vous présenter — et défendre autant que faire se peut — un nouvel otto e mezzo, hélas dépourvu de l’imagination et du génie de Federico Fellini. Huit années et demi, en effet, de recherche, d’apprentissage, bref de travail, depuis mon entrée officielle à l’Institut national d’Etudes démographiques, huit années et demi dont j’apporte à présent les fruits : il s’y agit plus davantage de dégager des chemins que de prétendre énoncer des résultats définitifs. Pour donner une présentation de ce dernier type, il me faudrait vous donner, non une esquisse ou une vague notion de mon objet, à savoir les origines de la quantification de la mortalité dans la seconde moitié du XVIIe siècle, mais une synthèse brillante à la manière d’un Alexandre Koyré pour la Renaissance et la révolution scientifique, ou d’un Paul Hazard pour la transition intellectuelle qui conduit de l’âge classique à celui des Lumières. Autant le dire tout de suite : je ne suis pas dans ce cas. Je ne présente qu’un modeste travail de recherche contenant quelques pistes à frayer, quelques propositions à creuser ou à vérifier, en tout cas à discuter voire à infirmer ; je ne propose aucune encyclopédie de quelle question que ce soit, aucun dogme rangé sous la bannière de quelque école que ce soit.
J’ai tenté — fût-ce lorsqu’il semblait que je m’en éloignais — de m’en tenir à un seul thème, une articulation à construire entre philosophie et statistique, espérant, en faisant vibrer ensemble les cordes de l’histoire de la pensée démographique, capter un souffle de cette divine harmonie dont parle Leibniz, et qui ne fait pas, écrit-il, « toujours vibrer la même corde ». Il y a certes du musical dans ces démarches qui articulent plusieurs ordres de réflexion, et il y a bien cette concordance si le cours de la recherche est bien interdisciplinaire, comme il se doit, et non un simple collage de compétences qui pourraient aussi bien figurer chacune dans un tiroir différent du secrétaire. C’est cette interdisciplinarité-là que j’ai essayé de pratiquer à l’Institut national d’Etudes démographiques, avec la complicité de quelques-unes et de quelques-uns, avec le soutien inconditionnel de l’ensemble de l’institution, à commencer par celui de son directeur.
A l’issue du travail de thèse, j’envisageais d’explorer l’œuvre entière du pasteur Süssmilch : je ne l’ai pas fait. Ayant également posé, dans ce déjà ancien travail, quelques jalons d’une histoire de la pensée physico-théologique en Europe, j’avançais, non sans présomption, que réaliser une telle histoire apporterait un éclairage utile sur ce qui s’est passé de Descartes à Kant dans la pensée humaine. J’ai reconnu la vanité de pareille ambition. Qu’ai-je alors fait ? Je n’en entreprendrai pas ici le récit détaillé mais en indiquerai quelques linéaments.
Lorsque feu Ernest Coumet — qui fut mon directeur de thèse, m’initia à maints chemins possibles en histoire des sciences et à qui je dédie le présent travail qu’il serait sans doute content de voir soutenu — lorsque, donc, Ernest Coumet eut accueilli, en 1993, mon insensé projet d’une histoire de la providence de Pascal à Joseph de Maistre, il circonscrivit aussitôt un terrain sur lequel, non seulement je me trouvais à l’aise, mais qui était en outre beaucoup plus pertinent quant au réalisme. Dans les huit années et demi qui se sont écoulées jusqu’au présent travail, j’ai peu à peu restreint les ampleurs de ce que l’on déclare, aux rigueurs plus limitées — mais peut-être plus fructueuses — de ce que l’on fait réellement. Deux possibilités se présentaient à moi pour étudier l’origine philosophique de la statistique démographique, mon objet : je pouvais poursuivre des travaux entrepris de longue date sur le doublement de la population, sa multiplication, bref les linéaments d’une dynamique des populations dont il n’était pas autrement question à l’âge classique. Cette direction de travail a l’avantage d’enchevêtrer des problèmes spécifiques à l’histoire des mathématiques — l’utilisation tardive de la progression géométrique à la place de la progression arithmétique pour mesurer l’accroissement des populations — avec ceux que posent les enracinements théologiques de la pensée démographique : les travaux d’un William Petty, d’un Süssmilch et jusqu’à ceux d’un Wilhelm Butte ou d’un Karl Friedrich Burdach au début du XIXe siècle montrent que la multiplication de la population est articulée à la chronologie biblique et donc à une vision de l’histoire du monde. Dans ce domaine, où se sont illustrés tant de maîtres de l’âge classique que je ne puis mentionner ici, il s’agit bel et bien des premiers pas de la science historique. Quel terrain de recherches ! Quelle richesse ! Et pourtant… Il y avait, si j’ose le dire ainsi, l’attrait de la mortalité, ou plutôt l’interrogation — humaine, trop humaine — sur la durée de notre vie, le « reste de vie » comme disent les frères Huygens : c’était le second axe d’orientation et ce fut ce possible-là qui fut choisi.
Le présent travail se compose de trois volumes : le premier contient une introduction philosophique au deuxième lequel constitue le noyau de ce dossier et retrace une histoire des méthodes et des faits de la science des populations, considérés sous l’angle de la durée de vie et de la mortalité. Enfin, un troisième volume présente quelques-unes des productions qui ont jalonné ces années et permis l’élaboration de l’ensemble.
La partie que je qualifie d’"historique" de ce travail — le volume II — tente une analyse de la rencontre de la mortalité et du nombre. J’ai procédé selon trois approches. La première est consacrée aux âges de la vie et principalement aux recherches sur les âges les plus meurtriers et sur la limite que peut atteindre la vie humaine, y compris d’un point de vue utopique voire mythique. C’est donc autour de l’âge et de la force vitale — l’inverse de la probabilité ou du risque de décéder — que se focalise cette première partie, l’âge y ayant à la fois sa valeur d’indice, de symbole et de nombre puisque, d’ores et déjà, c’est bien de tentatives de quantification d’un processus — la continuation de la vie contre le pouvoir de la mort — qu’il est question. On peut d’ailleurs remarquer que le nombre est très présent lors de la détermination, toute symbolique et chargée d’histoire et de tradition, des périodes qu’il convient de distinguer dans le déroulement d’une vie, cette distinction s’avérant d’ailleurs parfois très problématique.
La deuxième approche est centrale, non seulement par la place qu’elle occupe dans l’économie générale de l’ensemble, mais encore par l’importance qu’a revêtue son contenu dans la naissance de la science des populations. Cette fois, c’est un livre et ce sont des données qui retiennent toute l’attention. Le livre paraît en Angleterre en 1662 et ses cent cinquante pages contiennent en germe le principal des analyses de ce qui s’appellera à peu près deux siècles plus tard la "démographie". Même si l’outil mathématique s’est depuis considérablement perfectionné, même si l’analyse s’est évidemment et nécessairement sophistiquée compte tenu de l’évolution des populations et, tout bonnement, du cours de l’histoire, il n’en demeure pas moins que les Observations naturelles et politiques de John Graunt contiennent la base de l’outillage du démographe.
L’autre vedette de cette deuxième partie, ce sont les bulletins de mortalité de la ville de Londres dont Graunt sait extraire tout ce qu’ils peuvent donner. J’indique quelques éléments de leur histoire, de leur évolution et, surtout, je m’efforce de montrer leur richesse et leur importance comme source de la science des populations à l’âge classique, le rôle qu’ils jouèrent étant à la fois de modèle, de référence et d’encouragement pour que d’autres villes, d’autres pays collectent ou se préoccupent de collecter des données "démographiques". Tout indispensables qu’ils soient, ces bulletins souffrent cependant d’un défaut jusqu’en 1728 : s’ils indiquent la cause du décès, ils n’y joignent pas l’âge du décédé. Il est dès lors très difficile d’élaborer à partir d’eux des descriptions du processus de mortalité autres que théoriques quoique l’effort de Graunt à ce sujet mêle avec astuce et audace l’empirique au spéculatif. Leibniz, lui, tout en connaissant et utilisant Graunt, crée lui-même son propre "modèle" théorique du processus d’extinction d’une génération ; quant à Edmund Halley, il a la chance de disposer de l’autre grande source de l’époque : cinq ans de relevés précis et exhaustifs des données démographiques d’une petite ville de Silésie, Breslau, données collectées par un pasteur physico-théologien avant la lettre, Caspar Neumann. Halley peut alors exposer les principes constitutifs d’une table de mortalité empiriques et déterminer le temps restant à vivre.
Dans la troisième approche, enfin, la notion centrale est cette fois celle de risque. A l’âge classique, il devient naturel d’appliquer l’estime de la probabilité à ce qui menace la vie, et de tenter de mesurer le risque de décéder, à la fois pour essayer de prolonger cette vie, d’en garantir le bien-être, mais aussi afin de pourvoir les survivants d’une possibilité de subsister dans des conditions acceptables. On voit alors apparaître — encore et toujours chez Leibniz — les premières notions de l’assurance sur la vie, les pratiques naissantes des caisses de subsistance pour les veuves, en passant par une estimation de plus en plus fine du taux des "rentes à vie" et donc des emprunts d’Etat.
Le risque de décéder, c’est aussi la maladie, et l’on assiste — à partir de la liste fondatrice établie par Graunt — à une recherche d’ordre linguistique et nosologique sur les noms des maladies, leur classification et surtout une mesure possible de leur nuisance. De véritables politiques de santé sont alors envisagées, et la statistique commence à y jouer son rôle fondateur et éclairant, rôle qu’elle joue aussi lorsqu’il est question d’estimer le risque couru dans des cas où il vaut sans doute mieux prévenir que guérir : une des grandes applications d’alors du calcul probabiliste se retrouve dans le débat autour de l’inoculation de la petite vérole ou variole. J’ai tenté de présenter les lignes de force théoriques qui sous-tendent les positions opposées, pro-inoculation et anti-inoculation : elles touchent à la fois au calcul des probabilités, à l’éthique et aux politiques de santé, elles posent exemplairement la question de la responsabilité de chacun devant la maladie et celle des autres, celle de la prise de risque en situation d’incertitude, elles s’interrogent, une fois de plus, sur l’insoluble problème qu’est l’estimation de la valeur d’une vie. Ainsi, dans l’ensemble de ce deuxième volume, je ne fais rien d’autre — et rien de moins — que l’ébauche d’une histoire des faits et des méthodes.
Mais l’histoire des sciences — du moins celle que m’ont apprise, par leurs ouvrages, Hélène Metzger, Alexandre Koyré et Jacques Roger, et, de vive voix, Ernest Coumet — ne peut s’en contenter. Si elle veut, comme il se devrait, tenir compte à la fois des développements internes à la discipline et du monde dans lequel ce développement s’effectue, elle échappe à la prise d’une seule personne dont la durée de vie — c’est le cas de le rappeler — est par définition finie et limitée. Une histoire des sciences – du moins cet Idealtype que j’ai appris à respecter – doit donc affronter les idées et les concepts qui sous-tendent faits et méthodes, à savoir les philosophies qui explicitent ces fondements et régissent ces arrière-plans. Ainsi, quoique parfois bien éloigné de préoccupations plus classiques en histoire de la philosophie, je ne me suis jamais écarté très loin d’un style de pensée philosophique, c’est-à-dire d’un mode d’investigation et d’enquête dirigé vers les racines et les enjeux théoriques des démarches plus spécifiquement scientifiques et techniques que j’étudiais chez les premiers pionniers de la science de la population. De ne m’être jamais écarté de l’investigation philosophique, j’en veux pour témoins mes collègues et amis ici présents du Groupe de travail sur la philosophie allemande au XVIIIe siècle, groupe appartenant au CERPHI, que je dois à Pierre-François Moreau d’avoir eu la chance de fréquenter. Dans ces réunions de haute volée, j’ai beaucoup écouté et beaucoup appris. Une bonne part du présent travail n’aurait pu exister sans ces présences bienveillantes que je me plais à saluer et à remercier ici publiquement.
Dans cette optique, il m’a paru nécessaire de proposer — comme une sorte d’introduction générale au propos sur la quantification de la mortalité —, une esquisse des origines philosophiques de la pensée démographique. Tenter de cerner la durée — effective, moyenne, probable, maximale — de la vie, c’est tenter de cerner le plus exhaustivement et au plus près possible le processus de mortalité. Or, la fondation de la science des populations se trouve, je l’ai dit, dans l’ouvrage de John Graunt, et ces pages se réclament expressément d’une philosophie, celle du Chancelier Francis Bacon. En ouvrant le premier volume sur cette proposition, j’ai voulu caractériser ce qui constitue à mon sens l’ossature de l’axe des recherches que je poursuis encore aujourd’hui. En effet, que l’on se place dans l’optique, baconienne, de l’arithmétique politique ou dans celle, physico-théologique, d’un Derham ou d’un Süssmilch, la science des populations ne peut se développer à l’âge classique que parce que l’on y constate l’existence de rapports statistiques portant sur les phénomènes humains, et surtout parce que l’accent y est placé sur la stabilité de ces proportions, de ces rapports, stabilité qui, seule, permet un règlement de ce qui advient. Qu’ils soient inférés de l’observation, de l’expérience ou de la confiance en la sagesse et en la providence de Dieu, ces rapports fonctionnent dans l’ordre. Dès lors, l’existence d’une statistique présuppose ce raisonnement inductif qui permet de regrouper les phénomènes et de les subsumer sous une loi instruisant à la connaissance du particulier par celle du général ; quant aux débuts d’une statistique inférentielle, fruit de la contemporanéité de la réflexion sur les probabilités et sur les décisions qu’il convient de prendre en situation d’incertitude, c’est l’autre face du raisonnement inductif qui les sous-tend : on y suppose que, dans le domaine des rapports et des lois, demain sera comme aujourd’hui, que cette constance soit œuvre naturelle ou providentielle ou qu’elle résulte d’un "heureux hasard".
Ainsi, la perspective "théologique" rejoint celle d’une "philosophie de la statistique probabiliste" dans l’affirmation qu’il existe, non seulement une science, mais encore une science du contingent, et qu’une partie de l’avenir, adossée au passé, est accessible à l’entendement humain. Autrement dit, de Pascal à Laplace disons, l’histoire de la science des populations, entre autres, pourrait être vue de deux manières. D’une part, comme un commentaire du développement de la philosophie classique allemande à partir de la réforme luthérienne, elle même issue des débats médiévaux, eux-mêmes commentant la tentative platonicienne et aristotélicienne de fonder cette science du contingent, tentative qui régit encore les débats sur le déterminisme ; mais aussi, d’autre part, comme une glose en acte de la philosophie empirico-pragmatique anglo-saxonne, elle-même issue de Bacon, lui-même, et à son corps défendant, si dépendant de l’aristotélisme, philosophie qui régit encore la difficile domestication du contingent au moyen des "probabilités subjectives".
Il est alors patent que, à l’âge classique, les sciences sociales en voie de constitution, en se fondant sur la statistique et les inférences qu’elle présuppose, constituent un solide objet : la comptabilité des régularités qui régissent les groupes humains, fondée sur le postulat d'un ordre nécessaire, divin ou humain, passé ou avenir. Sur ce postulat, ces sciences assoient la pertinence de leur savoir et de leur savoir-faire. Une apologétique de la contingence — Dieu aurait pu agir autrement qu’il ne l’a fait, il aurait pu créer un autre monde, mais il a choisi le meilleur quelque contingent qu’il paraisse à nos yeux — se mue en science du contingent — l’application de l’inférence probabiliste à la régularité postulée de phénomènes — qui, dès lors, pourra se passer de Dieu mais peut-être pas encore d’une forme de finalisme et de l’irrésistible impulsion à tenter de prévoir l’avenir et d’en mesurer les risques.
Alors, lorsqu’un phénomène aussi contingemment certain que la mort devient, au moins collectivement, prévisible, c‘est à une avancée dans le domaine de la connaissance du réel que l’on assiste. Pour les savants de l’âge classique, la marche ordonnée de la mortalité, l’"ordre de la mortalité", relève de toute évidence de la nature des choses, et non d’une construction de notre esprit. C’est moyennant cette conviction que l’évaluation scientifique du risque devient possible. Il m’a semblé que l’histoire des origines de cette évaluation constituait un axe fondamental des travaux savants sur la mortalité dans tous les domaines ici abordés, loi de mortalité, longévité, détermination des périodes de la vie, causes de décès, espérance de vie. Quoique je n’ai élaboré que les linéaments de cette histoire, il est vraisemblable que, ne disposant que d’eux, l’on soit fondé à avancer l’hypothèse que cette étude de la mortalité donne l’exemple d’une conception philosophique du monde qu’une approche par les sciences sociales ne peut que contribuer à expliciter, voire à enrichir.
Cette étude est toutefois loin d’être achevée dans tous ses aspects. En premier lieu, une histoire de la pensée physico-théologique comme origine du développement de la statistique mathématique en Europe est loin d’être encore faite. Elle doit être articulée avec celle, non seulement du calcul des probabilités, mais encore des philosophies de la probabilité. Certains, dans différentes disciplines, s’y emploient et s’y emploieront.
M’étant longtemps concentré sur la perspective physico-théologique — ma "familiarité" progressive avec le pasteur Süssmilch m’y invitait —, j’aimerais à l’avenir m’ouvrir à la tout aussi significative articulation de cette perspective avec une philosophie de la statistique et de la probabilité dans laquelle est prise en compte la discussion du problème de l’induction. La question de l’inoculation de la variole, que je n’ai fait qu’effleurer, me paraît en l’occurrence canonique. Dans cette perspective, mon étude de la philosophie anglo-saxonne demeure encore bien sommaire et doit être poursuivie et approfondie. Les savants de l’âge classique savent ce qu’ils font, demeurent constamment attentifs à ce qu’ils comptent, calculent ou dénombrent, savent l’importance et l’enjeu de ce qu’ils comptent, calculent ou dénombrent, et ont pleine conscience de ce qu’ils pèsent sur la destinée des peuples. Dès l’origine, chez Graunt et Petty, l’arithmétique est _politique_. Et pas seulement dans une optique collective : chaque individu, fût-il considéré comme une unité statistique, n’en est pas moins au premier chef concerné par la durée probable de sa vie, de celle de ses proches, et ce parce que, outre la préoccupation affective, il y a des risques à courir, des décisions à prendre, des contrats à forger et à honorer, il y a la pratique sociale avec ses droits et ses devoirs. Le pragmatisme n’est pas l’inconscience ou l’ignorance volontaire et satisfaite d’elle-même : il me semble que l’examen de cette philosophie et des prodromes que l’on en trouve chez les penseurs du XVIIIe siècle pourrait apporter beaucoup aux travaux sur l’induction et l’inférence probabiliste, et pourrait alimenter l’histoire de la statistique à l’œuvre dans la science des populations.
Il faudrait également aller plus loin dans l’examen des causes de décès, non seulement des listes, nomenclatures et premières nosologies existant à l’âge classique, mais encore du point de vue de la statistique de ces causes de décès et de ce qu’elles ont apporté à la médecine. J’aimerais développer, avec France Meslé et Jacques Vallin qui travaillent depuis longtemps sur ces questions telles qu’elles se posent au XIXe et au XXe siècle, conduire une recherche synthétique y adjoignant la période antérieure.
J’aimerais enfin travailler à préciser et à enrichir une interrogation de méthode, implicitement présente dans tout ce travail : en évitant, je l’ai dit, toute analyse de type rétrospectif qui appliquerait aux textes anciens des concepts qui n’étaient ni élaborés ni, lorsqu’ils existaient, les mêmes qu’aujourd’hui, en évitant cette erreur classique en histoire des sciences, dis-je, il ne me paraît toutefois pas interdit de s’efforcer de mieux comprendre les pratiques et les notions anciennes en convoquant, en tant que « modèles », des considérations plus proches des nôtres et qui, convenablement appliquées à la science de jadis, peuvent se révéler éclairantes. J’ai tenté de pratiquer cette méthode dans le présent travail en utilisant l’analyse statistique des séries temporelles pour débroussailler la question des années climatériques, aussi en convoquant des réflexions de Charles Sanders Peirce, un exemple dû à Emile Borel, ou une expérience de David Ellsberg afin d’éclairer les approches anciennes de la probabilité, et notamment celle de la probabilité dite psychologique, à savoir les conditions subjectives de la prise de risque. Il faut prendre ces essais comme des expériences, des tests dont la valeur heuristique n’est jamais évidente, mais probable. Il conviendrait alors de mettre en discussion le concept même de modèle dans cette méthode, ainsi que la pertinence de la pratique qui en découle.
Voilà les quelques bribes que je me suis efforcé de présenter ici comme travail de huit années et demi de recherche, au cours desquelles — toujours, aurait dit Ernest Coumet, guidé par la main de la providence — j’ai eu l’honneur de recevoir l’assistance de quelques unes et quelques-uns qui ont eu le courage ou la folie de s’intéresser aux travaux du philosophe "dévoyé" dans la statistique que je pouvais sembler être. Je remercie ici particulièrement Pierre-François Moreau d’avoir suscité, il y a quatre ans, la rédaction d’un ouvrage qui a représenté une étape importante de ma compréhension de ces questions, sans oublier le fait qu’il a accompagné le présent travail de son soutien et de ses conseils.
Avant même mon entrée « officielle » à l’Ined, j’avais commencé à travailler avec Jacques Véron. Ce travail commun — à la fois pour la conception et pour l’écriture — irrigue chaque partie de celui que je présente aujourd’hui et qui ne serait pas ce qu’il est sans une telle complicité intellectuelle. Puisque, dans la recherche, même si chacun est individu à part entière, il n’en est pas moins redevable des travaux et du soutien de ses pairs, j’ajouterai que ces volumes sont alimentés par les recherches des membres du jury ici présent, chacun dans leur domaine propre. Je veux également saluer particulièrement Christine Théré, ma collègue historienne qui, à la précision de l’érudition, joint la rigueur de la démarche ; entre autres travaux que je mène avec elle — mieux, sous sa houlette —, Christine Théré a relu les présents volumes et m’a aidé à en améliorer les trop nombreuses imperfections.
Enfin, ce travail est une architecture de langage. Or, les mots ne sont pas seulement signes mais nœuds de signification, carrefours de sens : la langue offre la possibilité de combinaisons en nombre incalculable. Il en va du langage comme des formules mathématiques : elles constituent un monde en soi, pour elles seules ; elles jouent entre elles exclusivement, n’expriment rien sinon leur propre nature, ce qui justement fait qu’elles sont tellement expressives que justement en elles se reflète le jeu des rapports entre les choses. Le chemin suivi par le philosophe historien des sciences ne peut dès lors pas être linéaire ; l’explorateur s’égare, revient sur ses pas, trace des pistes déjà recoupées, repasse par des carrefours déjà traversés ; il peut même arriver que, lors de l’une des pauses de cette investigation, il se retrouve au point de départ, mais considérablement plus riche d’usage et de raison, ayant jeté quelques passerelles, étant peut-être parvenu, par l’approfondissement acharné du particulier et, à coup sûr, sans prétendre avoir tout dit, à ce fonds commun où chaque explorateur pourra reconnaître un peu de lui-même. Le chercheur progresse laborieusement, tâtonne en aveugle, s’engage dans des impasses, repart : toujours, il avance sur des sables mouvants.
J’ai donc tenté de montrer certaines orientations de pensée et de recherche, j’ai tenté non seulement d’exprimer, mais encore, et en toute humilité, de découvrir ce que la pensée des savants qui nous ont précédés pouvait encore receler de richesses utiles à notre propre pratique. J’aimerais mériter, à un degré beaucoup moindre, l’épithète dont aurait pu se réclamer mon cher Süssmilch, à savoir celle de « compilateur attentif », de « guette-chemin » des stratégies employées par les pionniers — ceux qui ont tout découvert — de la science des populations. J’ai tenté de faire qu’une petite partie de l’histoire des sciences ne résonne plus sur « l’unique cordeau de la trompe marine » qu’entendait Apollinaire, mais s’efforce de refléter une certaine harmonie du monde, du moins de celui qui se laisse modéliser.
Merci de votre attention.