Discours de soutenance de thèse

La force qu'a l'âme de mouvoir le corps :

Descartes, Malebranche

Delphine Kolesnik-Antoine

thèse soutenue le vendredi 28 novembre 2003 à l'Université de Rennes-I

Jury : Jacqueline Lagrée (Directrice), Pierre-François Moreau, Denis Kambouchner, Frédéric de Buzon


Présentation de soutenance

I.

Peu de thèmes ont fait l'objet d'études aussi variées que la question de l'union de l'âme et du corps en milieu cartésien. Chez les lecteurs et successeurs directs de Descartes, comme chez les commentateurs contemporains, se dessine ainsi une ligne de partage entre :

- ceux privilégient la thèse de la distinction des substances pensante et corporelle, au point parfois de suggérer qu'elle rendrait inconcevable l'union du corps et de l'âme au sein du « vrai homme » ;

- et ceux qui valorisent au contraire leur union, fût-ce en soulignant, à rebours de la première thèse, la nécessité de revenir sur la persuasion, gagnée par les Méditations Métaphysiques, de l'inextension de l'âme.

La tradition française, initiée par G. Rodis-Lewis, a cependant montré la nécessité, toute cartésienne de tenir ensemble cette double thèse : « la principale difficulté, pour les cartésiens, ne consiste pas à juxtaposer en l'homme l'ange et la bête, mais à justifier le caractère exceptionnel de cet être qui n'est ni l'un ni l'autre »(1).

 Les commentateurs français récents ont apporté un éclairage définitif à tout un pan de l'anthropologie cartésienne relatif à la capacité du « corps à agir sur l'âme, en causant ses sentiments et ses passions » (A Elisabeth, 21 mai 1643, AT III, 665). Ils ont montré en quoi la claire compréhension de la distinction constituait le prérequis pour concevoir adéquatement l'union. Ils ont établi que toute analyse du composé était indissociable d'une réflexion approfondie sur les caractéristiques et les enjeux du mécanisme et, plus largement, sur la métaphysique, ici comprise au sens d'étude de deux « objets » privilégiés : l'âme et Dieu.

     Comment en ce cas trouver son propre chemin dans la forêt des études cartésiennes ?

Ce travail est parti d'un constat étonnant : alors que les textes de Descartes mentionnent et utilisent à maintes reprises un certain pouvoir de la volonté humaine sur le corps auquel elle est jointe et que les cartésiens, ici compris comme les lecteurs directs de Descartes, en font l'un des motifs majeurs de l'acceptation ou du rejet de cette filiation, aucune étude systématique ne lui a encore été consacrée. Les rares commentaires de cette force la critiquent, le plus souvent au nom de la cohérence du système cartésien lui-même, ou la réduisent au rang de simple métaphore. Quand ils en acceptent la possibilité, ils sursoient à tout approfondissement au nom de son opacité intrinsèque dans le cadre d'une philosophie communément présentée comme « dualiste » ou, au contraire, au nom de son évidence, qui vouerait par avance à l'échec toute tentative d'en dire quoi que ce soit de plus clair que son expérience même.

     Un chemin nous restait donc ouvert pour avancer dans le corpus cartésien : ce serait celui de la « force qu'a l'âme de mouvoir le corps ».

 Mais il restait à préciser le dit corpus. Le travail s'avérait conséquent dans la seule œuvre de Descartes, d'un point de vue systématique de repérage et d'analyse interne, mais aussi d'un point de vue historique puisque la question choisie s'avérait empiéter sur les domaines physiologique, théologique et psychologique.

Or la philosophie ne vit que de réfléchir sur les matériaux que lui fournit son extérieur, au point parfois de forger des intruments intellectuels inédits pour penser ce rapport. Cette réflexion peut en outre s'avérer éclairante pour comprendre le système lui-même.

Il nous a donc semblé fructueux d'étendre nos analyses à la confrontation philosophique et historique entre Malebranche et Descartes, sur la question de l'effort. D'une part en effet, on a souvent été tenté de projeter la « solution » occasionaliste dans le système de Descartes. Corrélativement et plus que tout autre « cartésien », Malebranche est présenté comme le successeur direct de Descartes sur la question de l'union de l'âme et du corps, au point que Leibniz n'hésite pas à lui octroyer la place spécifique du « disciple ».

Mettre en regard les analyses de ces deux auteurs, c'était donc donner à la « force qu'a l'âme de mouvoir le corps » l'ampleur d'un problème cartésien, au triple sens :

1/ où il s'agissait de savoir ce que Descartes en a réellement écrit, en examinant pour elles-mêmes les thèses de son « interactionnisme » ou de son éventuel « occasionalisme » ;

    2/ de savoir si Malebranche est bien a priori opposé à la thèse d'une efficacité réelle de la volonté sur le corps et le cas échéant, si c'est au même titre que lorsqu'il dénie au corps toute efficace sur l'âme ;

     3/ de savoir, enfin, comment s'opère la réception et la transformation d'un matériau d'origine cartésienne dans l'œuvre d'un « grand cartésien » : que reste-t-il de Descartes chez Malebranche et si d'aventure il n'en reste rien, en quel sens peut-on encore parler de « cartésianisme » de Malebranche ?

Cette dernière interrogation induisait un autre type d'obligation : celle d'aller rechercher, chez ceux que l'on appelle les « petits » cartésiens, des analyses permettant de repérer les points de fracture par où un système ouvre la voie à un autre et spécifie, par contrecoup, l'originalité de chacune des deux voies dessinées.

     II.

 Nous n'avons cependant pas tardé à rencontrer un certain nombre de difficultés, internes aux doctrines considérées mais aussi relatives à la méthode à adopter pour les confronter, entre elles et avec les matériaux qu'elles réfléchissent et qu'elles intègrent.

-Les difficultés internes d'une part.

1/ Le lent repérage des occurrences, explicites ou implicites, de la « force qu'a l'âme de mouvoir le corps » chez Descartes, a rapidement jeté le doute sur la pertinence proprement cartésienne de leur emploi, en particulier lorsque nous nous trouvions devant des métaphores parfois véhiculées par toute une tradition philosophique antérieure. On pense notamment au pilote en son navire. En quel sens étions-nous légitimés à parler d'une spécificité cartésienne du recours à l'effort ?

Cette difficulté était solidaire d'une autre, plus générale : en quel sens le problème de l'effort peut-il être qualifié de « métaphysique » , si cette dernière n'intéresse véritablement que l'âme distincte du corps ?

2/ Chez Malebranche, la question s'est presque immédiatement présentée de façon inverse. Car chacun admet que l'occasionalisme nie a priori toute efficacité des causes secondes. A priori, c'est-à-dire sans autre justification que le dogme théocentrique, et sans vraiment tenir compte de ses modalités, de toutes façons secondaires au regard du dit théocentrisme.

Or si les différentes critiques de l'effort présentent chez Malebranche une unité, leurs modalités, incluant notamment toute une réflexion de nature physiologique, restaient problématiques. Quels étaient les intruments et la finalité réelle de tous ces développements ? Qu'induisait la prise en considération, pour elle-même, de la causalité occasionnelle de l'âme sur le corps, du point de vue de l'occasionalisme et de son rapport au théocentrisme, du point de vue, enfin, de la définition malebranchiste de la métaphysique ?

     Ces difficultés internes aux deux systèmes considérés se sont rapidement avérées solidaires de difficultés plus directement méthodologiques.

     Les difficultés méthodologiques.

     1/ Concernant la méthode de confrontation des deux systèmes tout d'abord. Fallait-il procéder auteur par auteur, en privilégiant la systématicité interne au détriment, sans doute, de l'historicité du problème ? Ou bien procéder à l'inverse par confrontations systématiques, quitte à perdre la spécificité de chacune des deux approches considérées ?

     2 / Concernant la méthode de confrontation de chacun des deux systèmes aux matériaux extérieurs, notamment à la physiologie, ensuite.

Des études cartésiennes récentes ont à juste titre montré la nécessité de penser la physique dans son fondement voire dans son « horizon » métaphysique.

Mais la métaphysique était-elle un contenu suffisamment stable et déterminé par avance pour nous permettre, sur la question de l'effort, d'envisager une surdétermination métaphysique des principes physiologiques retenus par Descartes ? Comment penser, sur la question précise que nous avions choisie, le lien unissant la philosophie première à une pratique scientifique donnée : la médecine ?

     La question rejaillissait du même coup sur le corpus malebranchiste, avec une difficulté supplémentaire. Car la physiologie malebranchiste est souvent présentée comme une simple reprise de celle de Descartes.

Quel rôle et surtout quel sens lui conférer alors, par rapport aux développements cartésiens d'une part, et dans le système occasionaliste lui-même d'autre part ?

                        III.

                Nous ne prétendons évidemment pas avoir aporté une solution à tous ces problèmes.

L'étude de la « force qu'a l'âme de mouvoir le corps » nous a cependant permis d'aboutir à un certain nombre de résultats, que nous présentons aujourd'hui à titre d'hypothèses interprétatives.

-Concernant les difficultés internes d'une part.

1/ Chez Descartes, nous avons dégagé une primitivité anthropologique, ontologique et métaphysique de l'expérience de l'effort, qui définit une relation absolument singulière entre l'homme et Dieu. Entre l'effort compris comme « modèle », comme « patron » ou comme « original » de la causalité pour l'homme, et le Dieu « archetypus » de cette même causalité, se tisse une relation dans laquelle chacun des deux termes occupe une place à part entière. L'effort a ainsi pu être compris comme l'un de ces attributs divins : la puissance, dont nous trouvons en nous des vestiges.

2/  La prise en considération, pour elle-même, de la causalité occasionnelle, a également permis de dessiner une voie autre que celle de l'idée pour éclairer les grands thèmes du malebranchisme.

Concernant l'occasionalisme tout d'abord.

 En focalisant l'attention sur la capacité du corps à affecter l'âme, Malebranche durcit les acquis du mécanisme cartésien, au point d'étendre ce dernier à l'action entre deux corps géographiquement et temporellement distants. L'occasionalisme malebranchiste n'écrase pas la question de la causalité mais en distingue différents régimes, selon qu'il s'agit du corps ou bien de l'âme. Cela justifie à la fois l'étude systématique de la physiologie malebranchiste et l'intérêt de toute une postérité à sensibilité matérialiste pour cet aspect de l'œuvre de Malebranche. Coupées de leur enracinement théocentrique, les causes occasionnelles pouvaient conquérir leur autonomie et se retourner contre les intentions conscientes de leur auteur.

Concernant le rapport entre occasionalisme et théocentrisme ensuite.

 S'il nous semble légitime d'insister, à la suite de F. Alquié, sur l'enracinement théocentrique de la théorie malebranchiste des causes occasionnelles et sur le rattachement « après coup » de la réflexion sur l'union à l'occasionalisme, il nous a paru tout aussi nécessaire de souligner que c'est au sein de cet occasionalisme, dans son aspect anthropologique, que se trouve l'argumentation la plus fouillée et la plus efficace (surtout pour un lecteur cartésien « commun ») de l'impuissance de l'âme. Il ne suffit donc pas d'affirmer que l'occasionalisme, en tant qu'il postule l'inefficacité des créatures, sert le théocentrisme. Encore convient-il de montrer in concreto comment cet occasionalisme se déploie, en l'occurrence, comment une certaine « principialité » somatique est solidaire de l'édification progressive de la psychologie malebranchiste.

Celle-ci fait ainsi toute sa part à la véracité du sentiment intérieur. Si Malebranche met tant de soin voire de rage à combattre le préjugé psycho-morphique, c'est en effet parce que la conscience claire de l'absence de toute efficace de l'âme nécessite un détour par le sentiment confus et composé donnant à l'homme déchu  l'illusion de cette efficace.

 Nous y avons décelé une façon originale de sensibiliser l'homme à l'unicausalité divine, puisqu'en rigueur de doctrine celle-ci n'est ni pensable rationnellement, ni connaissable empiriquement.

Résultats concernant les difficultés d'ordre méthodologique.

1/ Nous avons rapidement distingué deux points de vue possibles sur l'effort : celui du corps et celui de l'âme, plus spécifiquement du corps animé et de l'âme incarnée. Ces deux points de vue ont donné lieu aux deux moments de cette thèse, au sein desquels nous confrontons systématiquement Malebranche à Descartes.

Cette structure en miroir ne présentait pas seulement un intérêt didactique. Elle nous a surtout semblé être la plus pertinente pour montrer en quoi les choix physiologiques de Malebranche s'avéraient point par point répondre à ceux de Descartes, et en quoi la conception malebranchiste de la passivité de l'âme s'enracinait au plus profond des principes cartésiens.

2/ Concernant le rapport de la métaphysique à la médecine.

 Chez Descartes, les descriptions anatomiques des conditions de l'action de l'âme sur le corps portent sur des données invisibles ou presque, et sont fournies pour répondre aux expériences de l'âme.

Cela nous permettait-il pour autant de conférer à la glande pinéale, au petit nerf et aux valvules le statut de simples hypothèses ad hoc, forgées pour satisfaire une décision métaphysique préalable justifiant qu'on puisse éventuellement remettre en question les données de l'expérience ?

Nous espérons avoir montré que non. Car le cadre de l'union a été mis en place pour justifier que l'on déchiffre en ce sens la cause invisible des phénomènes. Un continuum déductif s'établit ainsi entre l'expérimentation animale, la « raison » ou la théorie unitaire, et la déduction des caractéristiques anatomiques de certaines parties du corps humain. Alors que les médecins opèrent cette déduction sans cadre métaphysique correspondant et certains philosophes, sans les expérimentations animales et humaines requises pour les légitimer, Decartes évite ce double écueil. Il n'y a pas de décision métaphysique préalable ou d'horizon stable et défini une fois pour toutes, mais une édification progressive de la métaphysique prenant en compte certaines découvertes physiologiques et rejaillissant sur elles.

 L'accent mis sur l'union à partir des années 40 entraĶne ainsi Descartes à insister sur des champs d'application de l'union qu'il n'avait pas aussi clairement spécifiés auparavant. La médecine cartésienne doit elle-aussi être interprétée à l'aulne des déclarations de l'article 47 des Ppes III : « encore que je parle de suppositions, je n'en fais néanmoins aucune dont la fausseté, quoi que connue, puisse donner occasion de douter de la vérité des conclusions qui en seront tirées ».

-       L'intérêt de Malebranche pour la médecine ne fait aucun doute.

Sa connaissance des médecins s'appuie sur une solide culture, dont sa bibliothèque témoigne. Mais il n'y a pas chez lui, comme chez Descartes, de trace d'une pratique personnelle de la médecine.

     La surdétermination métaphysique des choix physiologiques s'avère ainsi plus nette chez lui que chez Descartes. Parmi les hypothèses qu'il retient, les théories les plus éculées se mêlent en effet aux découvertes les plus récentes, dans le but, souvent avoué, d'insister sur la capacité du corps à affecter l'âme et, corrélativement, sur la passivité de cette dernière.

La « déduction » malebranchiste des « suppositions » physiologiques est comparable à celle de Descartes. Mais elle repose sur des « principes » différents. Si les « suppositions » physiologiques acquièrent chez Malebranche le statut de « principes prouvés », c'est en effet parce qu'elles servent la connaissance de la « première cause », en l'occurrence, le report de toute forme d'efficience sur Dieu seul.

     Cependant, la théorie occasionaliste s'est constituée au fur et à mesure, en particulier dans le livre VI de la Recherche et dans le XVe Eclt. Tout se passe donc, d'un point de vue à la fois historique et systématique, comme si l'édification progressive de l'occasionalisme devait en  passer par l'examen du fonctionnement autonome du corps humain. La physiologie s'avère ainsi être à la fois l'indice de l'élaboration progressive de la métaphysique, et le reflet d'une impossible symétrie dans l'occasionalisme : il importe plus de destituer l'âme que le corps. La physiologie sert aussi bien à justifier le théocentrisme qu'à le fonder.

     Cette étude de l'effort chez Descartes et Malebranche nous a permis de comprendre

     -pourquoi Descartes n'est pas occasionaliste, bien que les fondements de cette doctrine puissent en effet être dégagés de son œuvre ;

     -et en quoi l'occasionalisme de Malebranche n'est pas un système monolithique, destituant les données de l'expérience au nom d'un théocentrisme reconnaissant pour seul mode de connaissance valide la vision des idées en Dieu.

     Nous en avons conçu un certain nombre de projets, destinés à approfondir ces questions. Ils concernent les mal nommés « petits » cartésiens et la diversité des occasionalismes à l'âge classique, tant il est vrai, comme le fait malicieusement remarquer Malebranche dans le chapitre du deuxième livre de la Recherche consacré aux commentateurs, que :

     « la lecture indiscrète des auteurs préoccupe souvent l'esprit. Or aussitôt qu'un esprit est préoccupé, il n'a plus tout à fait le sens commun. Il ne peut plus juger sainement de tout ce qui a quelque rapport au sujet de sa préoccupation ; il en infecte tout ce qu'il pense » (RV II, II, VI, OC I, 301).


(1) L'anthropologie cartésienne, Paris, PUF « Epiméthée », 1990, chap. III : « Le paradoxe cartésien », p.97.