Discours de soutenance de thèse

Sophie Audidière

Intérêt, Passions, Utilité.
L’anthropologie d’Helvétius et la philosophie française des Lumières


Sous la direction de Mme C. Kintzler (Université Lille-III)
Présentée le 10 décembre 2004

devant un jury constitué de Mmes C. Kintzler, F. Markovits, MM. J.-C. Bourdin, P.-F. Moreau, J. Quillien

 

À l’issue d’un mémoire de DEA consacré à la pensée éducative de Diderot, j’ai formé un premier projet de recherche, qui a subi un certain nombre de métamorphoses avant de prendre la forme du travail doctoral présenté aujourd’hui. À partir d’une question d’histoire comparée de la philosophie portant sur les traditions politiques éducatives française et britannique, j’ai finalement tenté une interprétation de la philosophie des Lumières qui fasse apparaître les caractéristiques de la version française du radicalisme éclairé.

J’ai dans ce DEA étudié le projet d’établissement scolaire public établi par Diderot à l’intention de Catherine II, et tenté de comprendre le sens du principe qui l’ordonne : le principe de « l’utilité générale des connaissances ». Le philosophe, architecte du projet, s’y présente comme possesseur d’un savoir concernant l’intérêt réel des élèves et futurs citoyens, pour leur bonheur, et règle son institution sur ce savoir surplombant. L’institution éducative imaginée s’inscrit dans un projet politique général d’institution de la république, les deux éléments se conditionnant mutuellement. Ce projet de 1775 présente, à première vue, plus d’un point de ressemblance avec certaine conception de l’éducation actuelle, mais il est formulé dans un langage, celui de l’utilité, que récusent les partisans contemporains d’une école publique pensée exclusivement dans sa dimension républicaine ou citoyenne.

Par ailleurs, le projet de Diderot m’a semblé à cette époque combler le manque d’un projet éducatif concret chez un autre philosophe qu’on présente pourtant unanimement comme le penseur par excellence de l’importance de l’éducation, et comme une source revendiquée par l’utilitarisme justement : Helvétius. On ne trouve pas en effet chez ce dernier de considérations précises sur les institutions éducatives au sens strict, mais une pensée de l’éducation au sens large, comme influence déterminante des circonstances extérieures, au premier rang desquelles le gouvernement, sur la formation des esprits et des passions. En dépit du lieu commun de l’histoire de la philosophie qui fait d’eux des ennemis irréductibles, j’ai été tentée de rapprocher les deux auteurs et de compléter leurs projets l’un par l’autre, pour observer si apparaissait une pensée républicaine de l’éducation, formulée dans le langage de l’utilité, sur le fondement d’une philosophie morale qui pose la vertu comme la congruence artificiellement instituée de l’intérêt personnel et de l’intérêt public. Existait-il une version française de la philosophie de l’intérêt, ayant intégré plus largement que sa contemporaine britannique les thèmes de la pensée républicaine néo-classique ? L’éducation était-elle le cœur de cette pensée ?

Ce rapprochement suggérait un sujet de recherche : la généalogie des oppositions éducatives contemporaines, dans leur rapport à l’histoire de l’utilitarisme. La présence outre-Manche d’Helvétius pouvait servir de point de départ pour la comparaison des utilitarismes français et britannique, sous la forme de l’histoire de la circulation des concepts d’intérêt et d’utilité d’un côté et de l’autre de la Manche, au XVIIIe siècle.

En fait, la grande hétérogénéité des histoires française et britannique du débat éducatif interdit de faire des questions éducatives un principe d’investigation dans une histoire comparée des concepts. Restait à faire directement la comparaison de l’utilitarisme britannique et de son éventuel analogue et contemporain français. Mais pouvait-on seulement parler d’utilitarisme français ? Avant même d’envisager toute comparaison, il fallait mettre à l’épreuve la réalité de l’objet « utilitarisme français », tantôt dénié, tantôt revendiqué par l’historiographie, le plus souvent dans des polémiques virulentes. C. Welch nous avait précédée, et dans un livre consacré aux Idéologues, elle a tenté un parallèle entre les points les plus significatifs de la doctrine radicale de Bentham et celle de Destutt de Tracy, pour montrer leur proximité. Or au sein du groupe des Idéologues, l’association intellectuelle du philosophe Destutt de Tracy et du médecin Cabanis répète celle dont nous essayions de comprendre la possibilité 50 ans auparavant, l’alliance d’Helvétius et de Diderot, dont on connaît l’intérêt crucial pour la médecine. L’héritage helvétien, chez Tracy, est en effet immense et structurel : la science politique et l’importance de l’éducation sont appuyées sur une analyse du fonctionnement de l’esprit humain pour trouver les moyens de le diriger, une analyse qui renonce à découvrir la nature du principe pensant pour préférer l’étude de l’esprit par ses effets, qui se manifestent dans des dispositifs toujours déjà socialisés. Par ailleurs, l’alliance de Tracy avec Cabanis manifeste leur conviction que l’Idéologie ainsi conçue est une partie de la zoologie, qu’il faut déléguer au médecin Cabanis ce que les sciences ont à dire des mécanismes physiologiques de la pensée, c’est-à-dire de la sensation dans sa dimension interne (1), dans un esprit comparable à celui de Diderot. Enfin le médecin Cabanis revendique lui-même explicitement une filiation helvétienne, dans les Rapports du physique et du moral de l’homme. D’une certaine façon, le couple Tracy/Cabanis indiquait a posteriori la possibilité du couple Helvétius/Diderot.

On peut donc se demander s’il y a là, des Lumières à l’Idéologie, une tradition philosophique française articulée autour des notions d’intérêt et d’utilité, que ses caractéristiques épistémologiques et politiques autorisent à qualifier de démocratique, ou populaires, ou encore radicale (2). Finalement, il fallait demander si tout ou partie du mouvement qu’on appelle les Lumières peut être décrit comme la saisie de ce couple philosophique (l’intérêt et l’utilité) déjà ancien, par des hommes qui chercheraient avant tout par là à créer et penser en commun leurs nouvelles formes d’organisation et d’action, comme les caractérise Franco Venturi. Faut-il suivre ce dernier dans l’exigence d’abandonner « l’étude de la logique apparente des formes intellectuelles » ? N’en déplaise à Cassirer, y a-t-il seulement une Philosophie des Lumières ?

L’objet de la recherche est devenu le suivant : qu’est-ce que la philosophie de l’intérêt par rapport aux Lumières ? Ma thèse est que les Lumières françaises (nous nous attachons plus particulièrement aux œuvres de Condillac, Diderot, et Helvétius) produisent les concepts opératoires pour une philosophie de l’intérêt complète, c’est-à-dire pour une théorie de la connaissance et une logique, une morale et une politique, ainsi qu’une esthétique, pensés sous les auspices de l’intérêt, et que certains philosophes ont formé l’ambition d’unifier toutes ces parties du discours, au sein d’un unique langage de type anthropologique. Il y a, au fondement de ces discours et à l’œuvre en eux, une anthropologie éclairée de l’intérêt, rendue nécessaire par le désir d’une certaine pratique de la philosophie : cette anthropologie doit faire la théorie des hommes comme ils sont, c’est-à-dire partie prenante du monde dans lequel ils vivent, intéressés à lui et par lui, et non spectateurs face à une nature, une science ou une politique créées sans eux pour la gloire d’un autre, un créateur. Le projet d’une science expérimentale de l’esprit humain à partir de ses manifestations empiriques consiste à décrire des pratiques, description qui se pose elle-même comme une pratique du monde. Essentiellement démocratique, cette anthropologie pratique défend l’égalité des intelligences, des évaluations morales et des voix politiques.

La principale difficulté que nous avons rencontrée a d’abord pris l’apparence d’un allié, Victor Cousin. En effet, Cousin avait déjà écrit l’histoire de la philosophie des Lumières en lui donnant « l’intérêt pour base ». Il réduit cette histoire à la séquence Locke / Condillac / Helvétius / Saint-Lambert. Pour Cousin, la philosophie de ce siècle est placée sous les auspices d’un empirisme d’inspiration lockienne qui s’accomplit chez Condillac, sous la forme d’une philosophie dont l’élément est la sensation transformée, à la fois matériau et opération du jugement. Condillac donnerait à la philosophie des sensations sa métaphysique, ou sa théorie de la connaissance, en traitant la dimension représentative de la sensation. Helvétius lui donnerait ensuite sa morale en traitant la dimension affective de la sensation : puisqu’elle est plaisante ou douloureuse, le principe de la morale est d’éviter les sensations pénibles et de rechercher les sensations plaisantes. Le déroulement logique de la pensée correspond chez Cousin au déroulement chronologique du siècle, qui produirait collectivement une philosophie complète, le « sensualisme ». Au détour d’une leçon, Destutt de Tracy est présenté comme le dernier héritier des Lumières, le représentant d’une politique républicaine et athée, ou laïque, à abattre. C’est ainsi l’opposition à la politique de Tracy qui est l’enjeu de l’histoire de la philosophie écrite par Cousin, laquelle constitue encore, dans une certaine mesure, la vulgate. Il fallait donc réécrire ce chapitre de l’histoire de la philosophie, examiner à nouveaux frais les rapports de Condillac et d’Helvétius, mais aussi de Locke à Helvétius, et défaire la chaîne déductive qui va de la théorie de la connaissance à la politique en passant par la morale, pour faire surgir des philosophies autonomes, même si elles sont élaborées à travers des querelles et par emprunts réciproques, dont l’ambition est indissociablement gnoséologique, morale et politique, et comprendre ce qui en fait la radicalité éclairée, démocratique et athée.

Condillac est bien le point de départ. Le problème légué par Condillac à l’empirisme des Lumières (qui n’est donc pas lockien) est le suivant : dès lors qu’on refuse la scission entre une sensibilité passive et des facultés actives, comment expliquer la dynamique intellectuelle, ou la transformation de la sensation en attention, mémoire, jugement, qui sont des sensations transformées ; c’est-à-dire, par quelle force et selon quel mouvement la sensation se transforme-t-elle ? Descartes s’en remettait à une force purement spirituelle. Condillac se contente d’indiquer qu’il y a en nous un mouvement et ajoute : « je ne puis comprendre par quelle force il est produit » (3). Il y a, écrit F. Azouvi, un mécanisme commencé en nous sans nous, ce que Biran appellera un « opérateur secret » (4) qui œuvre au cœur de la sensation et de sa transformation. Condillac refuse d’explorer plus avant la nature de cette force, car il craint de tomber dans un système hypothétique (5). Si on ne peut poser, en bonne logique condillacienne, qu’un fait : la sensibilité, comme principe pour construire un bon système anthropologique, ou une science de l’homme, cela signifie que cette seule force purement sensible doit prendre en charge la genèse du corps propre, la constitution du sujet moral, ainsi que celle du sujet du droit. Ce seul mouvement propre à l’homme doit suffire à structurer une théorie de la connaissance et une logique, une morale, une politique, ainsi qu’une esthétique. La compréhension d’un tel mouvement est l’ambition spécifique de l’anthropologie post-condillacienne.

On peut dire que c’est une ambition radicale, conformément à la caractérisation que fait J. Israel du radicalisme éclairé (6) : il s’agit d’être exclusivement philosophe - eux-mêmes diraient : expérimental – sans aucun recours à une surnature. C’est explicitement l’ambition d’Helvétius, qui nomme ce mouvement « intérêt ». En ce sens, nous avons fait fonctionner la philosophie d’Helvétius comme un révélateur des ambitions parfois implicites des philosophes des Lumières, et non comme une production marginale. Ainsi la philosophie de Diderot peut-elle être présentée comme un dialogue permanent avec cette proposition d’Helvétius. Le débat entre Helvétius et Diderot, comme celui avec Rousseau, illustre les différentes réponses à ce que M. Duchet appelait le « désir d’anthropologie », dont nous montrons qu’il est tout autant un désir politique, la science de l’homme étant science de sa nature et de ses lois, et servant de critère naturel non arbitraire pour la politique. Ainsi le concept d’intérêt nous permet-il de nouer philosophiquement l’empirisme et la pensée démocratique, les deux dimensions, épistémologique et politico-morale, des Lumières radicales (7).

 

Nous avons organisé notre parcours selon trois modalités d’efficacité de la notion d’intérêt :

(1) Dans la théorie de la connaissance, l’intérêt est la « base », selon le mot de Cousin, base qu’il faut poser avec Condillac pour expliquer le passage de l’être sentant à l’être pensant. Ce premier moment a pour nous surtout été l’occasion d’examiner à nouveaux frais les oppositions communément reçues dans l’histoire du matérialisme, plus particulièrement les rapports entretenus par Locke, Condillac, Helvétius et Diderot, et de faire apparaître des effets de lecture réciproques.

Notre première partie établit que le débat entre Helvétius et Diderot naît de l’impossibilité, admise par les deux auteurs, de décrire un mouvement propre à l’homme en termes mécaniques d’activité et de passivité. La force à l’œuvre n’est pas transmise d’un mouvement qui serait descriptible par les lois du choc, ni de l’extérieur vers l’intérieur, ni inversement à partir d’un mouvement librement causé par l’agent. Il faut ouvrir une nouvelle voie qui ne soit ni un matérialisme mécaniste dépouillant l’homme de son mouvement propre, ni un dualisme qui s’accompagne de l’incompréhensible interaction des deux substances dont l’une seule est active. La voie est déjà ouverte par Malebranche, et prolongée par Berkeley. Pour pallier l’insuffisance de la réponse de Condillac à l’immatérialisme berkeleyen, Diderot comme Helvétius tentent de mettre au principe de la transformation de la sensation une force qui soit sensible et se dirige selon un double mouvement de fuite de la douleur et de recherche du plaisir. Nous montrons que le développement de cette force est pensé sur le modèle de l’activité des monades leibniziennes.

Il n’est pas nécessaire de trancher la question de l’appartenance de cette force sensible à la matière ; posée dans ces termes en effet, la question est insoluble, car on ne connaît pas « la matière ». Diderot d’abord, à la lecture d’Helvétius, mais Helvétius également, un peu plus tard, dans De l’homme, examinent plutôt la possibilité de dire que la transformation de la sensation, ou la pensée, est le fait du composé matériel que nous sommes, ou de l’organisation. Ainsi, la mise en scène par Diderot d’un dialogue entre deux philosophes imaginaires, qu’il appelle « Diderot » et « Helvétius » mais dont nous avons démontré qu’ils ne correspondent pas à leurs homonymes, fait apparaître la nécessité de reformuler dans un langage scientifique nouveau la question de l’origine de la pensée. La Réfutation d’Helvétius ne trace pas de ligne de fracture infranchissable entre deux matérialismes, mais met au jour la nécessité de rendre compte du fait que la sensation est toujours distinctement un plaisir ou une peine. La question devient : que sont le plaisir et la douleur, considérés comme des mouvements distincts, et non des sensations aveugles ? L’exploration de la nature du plaisir et de la douleur devient l’objet propre de l’ambition anthropologique, qui doit être structurée selon le dynamisme de l’intérêt.

 

(2) Pour comprendre en quel sens l’intérêt est un « moteur », nous avons suivi dans une 2e partie chez Helvétius la façon dont la physique est sollicitée, puisqu’il faut comprendre de quel type de force il est question, et quel statut accorder à l’analogie du monde moral et du monde physique. D’abord « fait » ou « principe », au même titre par exemple que la gravitation, l’intérêt en tant que force est ce qui produit nécessairement du travail et inaugure la genèse du corps propre et du moi.

Helvétius assigne cette activité de type monadique à une molécule sensible qu’il emprunte à Hobbes. Nous avons été amené ici à réviser l’interprétation courante, héritée d’Y. Belaval, qui veut que l’héritage leibnizien soit insignifiant dans la philosophie des Lumières. Loin de contester cette lecture conjointe de Leibniz et de Hobbes par Helvétius, ou d’en faire, comme des commentateurs actuels, le signe de l’ineptie philosophique d’Helvétius, Diderot a pu y retrouver l’ambition de Maupertuis, qui suggère le recours à une physiologie humaine dont les éléments sont les molécules sensibles, animées d’une sourde activité.

Dès lors, les deux auteurs construisent, chacun à leur manière, une logique de la sensation humaine qui donne naissance à une histoire des plaisirs, ou histoire du moi. Chez Diderot, nous avons mis au jour l’expansion du corps propre au-delà du corps physiologique, ce qui permet d’affirmer l’existence de « plaisirs purs », physiques sans être physiologiques, pensés sur le modèle du jugement de goût du critique d’art. L’histoire de la constitution du moi, ou du corps propre, est donc la matière première de l’anthropologie, l’intérêt est ce que j’ai appelé sa cheville ouvrière. Elle implique de prendre en compte l’apprentissage et le travail qui fondent l’appropriation de soi par soi.

La réponse d’Helvétius est tout aussi complexe. L’intérêt y est le moteur d’une transformation des peines et des plaisirs physiques en peines et plaisirs appelés par Helvétius « factices », c’est-à-dire de peines et de plaisirs physiques pris à l’objet même qui devait seulement être le moyens de douleurs ou de satisfactions physiques ultérieures, et non à ces satisfactions ultérieures que l’individu recherchait d’abord. La « facticité » de nos jouissances et de nos douleurs est la caractéristique de leur humanité. Son explication est donc le domaine de l’anthropologie. Elle implique de comprendre les logiques sociales et politiques qui fixent la satisfaction de l’amour de soi sur tel ou tel objet qui ne serait pas immédiatement nécessaire aux besoins de l’être sensible s’il était pris du seul point de vue de l’histoire naturelle. Le moi cherche sa satisfaction dans des plaisirs socialement constitués comme tels, il n’est lui-même qu’un effet de ces constitutions sociales qu’Helvétius nomme des « positions » et qui conjuguent une époque, un lieu, une condition sociale et politique.

Dans les deux cas, le moi n’évalue pas les plaisirs qu’il recherche par un calcul. Ainsi constitué, le sujet de cette philosophie française de l’intérêt n’est pas le libre agent d’un calcul rationnel de ses avantages personnels, ses actions sont bien plutôt nécessairement réglées par une logique naturelle de l’intérêt personnel : il faut donc parler de lois de l’intérêt et non d’un calcul de l’intérêt : l’agent y obéit. Nous concluons donc que la philosophie de l’intérêt française du XVIIIe siècle ainsi présentée est une nouvelle pièce à porter à l’histoire de la constitution de ce qu’on a appelé l’homme économique, et surtout à l’histoire des résistances qu’elle a rencontrées.

 

(3) Enfin la nécessité des lois de l’intérêt personnel n’implique pas que les conflits interpersonnels qui en résultent interdisent toute pensée d’une harmonisation des intérêts. Notre 3e partie explore donc le sens du recours à l’intérêt comme une « règle » pour promouvoir l’utile propre à l’homme qu’est la société politique elle-même, et donc la conciliation de l’intérêt personnel avec un intérêt public. D’une part, on ne saurait exiger des hommes ainsi décrits d’être autres que ce qu’ils doivent être naturellement : intéressés à leur plaisir ; d’autre part, le malheur social de l’homme indique en réalité, non que cet intérêt personnel est anti-social, mais que cette nature est opprimée. Il faut actualiser la nature dans des institutions politiques, pour réaliser l’union de l’agréable, l’intérêt personnel, et de l’utile, ou intérêt public. Les voies explorées par Diderot et Helvétius consistent dans la promotion institutionnalisée de la recherche d’un utile propre à l’homme.

Diderot cherche dans l’intérêt de l’espèce la formulation d’un code naturel sur lequel tout code civil doit être calqué. L’intérêt de l’espèce, fondé sur la similitude d’organisation, est selon lui la source de toute société et la source de ses droits et de ses devoirs, sous la forme de l’utilité publique ; il est aussi la source des droits et des devoirs des particuliers, sous la forme de l’intérêt personnel. La société a pour tâche d’assurer la propriété de soi, c’est-à-dire des fruits de son travail, pour assurer la jouissance de soi, à travers diverses institutions économiques, politiques et éducatives. Une stricte répartition des domaines de la police et de l’administration régule les conflits de l’utilité et de la propriété, ou de l’intérêt collectif et de l’intérêt personnel.

Helvétius trouve l’ancrage non arbitraire de l’intérêt public non dans l’espèce mais dans la notion d’un « Public », instance discursive dont les jugements toujours droits disent ce qu’est la justice, cas par cas. Le Public fondateur de toute société exige toujours le respect de la propriété comme son intérêt propre. Puis les gouvernants formulent des lois de police qui doivent assurer, par le jeu des plaisirs et des peines, la liberté et la propriété. Gouvernants et gouvernés sont le Public dès lors qu’ils jugent droitement, et Helvétius prétend qu’un certain nombre de positions sociales permettent de juger comme le Public. Il élabore une topique politique des différentes positions depuis lesquelles des individus peuvent juger comme le Public : la jeunesse, l’étranger, la science, la postérité. Nous avons tenté de reconstituer cette réponse helvétienne, originale, qui se distingue tant de la réponse républicaine de Rousseau par la volonté générale, que de la somme maximisée des intérêts particuliers de l’utilitarisme britannique.

Philosophiquement, leur démarche montre qu’il n’y a pas lieu d’opposer la prise en compte de l’histoire et la formulation d’une norme de justice qui n’est pas elle-même historique ou empirique. L’autorité de la loi est la forme artificielle prise par les commandements moraux de la nature humaine elle-même. En ce sens, la loi est un artifice doublement naturel : parce que tout ce qui est, est naturel, au sens où il est produit par la nature humaine, qu’elle soit définie comme communauté d’organisation ou comme sensibilité physique ; parce que cet artifice réalise la nature humaine. Les « mille moyens » que les magistrats peuvent inventer chez Helvétius, la multiplicité des « essais » possibles chez Diderot, qui varient les uns et les autres avec les circonstances, laissent le champ libre aux progrès des sciences positives, comme l’économie politique, la science de l’éducation, mais aussi aux progrès des arts. Dans tous les cas, le corps politique doit assurer à chacun les moyens d’une libre recherche de ce qui lui est personnellement agréable, par une politique qui lui assure les cadres de la véritable utilité, fondée dans une anthropologie.

La science de l’homme comme un être intéressé, ou anthropologie de l’intérêt, se déploie ainsi en une théorie de la connaissance, une analyse des passions et une politique de l’utilité. Elle propose une nouvelle division entre le travail des savants et celui des citoyens. Le philosophe anthropologue énonce les principes généraux dont les citoyens, législateurs, devront tenir compte dans leurs réalisations politiques concrètes. Par ailleurs, pour une efficacité optimale des lois et des institutions, la connaissance des mécanismes spécifiquement sociaux est confiée à l’économie politique et à l’histoire, donc à d’autres savants que les anthropologues, mais qui n’ont pas non plus vocation à se substituer aux citoyens législateurs. En ce sens, ce courant des Lumières est démocratique, ou radical : puisque la réalisation d’une politique conforme aux prescriptions énoncées par la science de l’homme ne peut légitimement être le fait que d’une souveraineté populaire, l’alternative entre réforme et utopie doit être remplacée par la question de l’avènement de cette souveraineté puis, cette souveraineté advenue, (ou en même temps qu’elle advient), par celle du progrès populaire des acquis de la science de l’homme. Chez Helvétius comme chez Diderot, le thème de l’éducation n’est donc pas une troisième voie pour changer l’homme et sortir de l’opposition entre une liberté individuelle « libérale », qui exige la libre poursuite des intérêts personnels, et la nécessité d’une contrainte collective pour assurer politiquement le déploiement de cette même poursuite, mais il est dès l’abord pensé comme appartenant à la société démocratique. Les Lumières se réalisent dans une société démocratique, non quand les philosophes anthropologues sont au pouvoir, mais quand les citoyens au pouvoir sont philosophes, c’est-à-dire anthropologues, et font usage des sciences positives (la métaphysique, l’économie politique, la science de l’éducation) pour produire les lois.

 

Notre travail se poursuivrait en démontrant comment la philosophie de Destutt de Tracy et son engagement dans la politique institutionnelle du Directoire héritent directement de ce rapport très spécifique entre l’anthropologie philosophique et les sciences positives (zoologie, médecine, et psychologie pour l’étude physique de l’homme connaissant ; économie politique pour les lois concernant la propriété et la production de la richesse ; art de gouverner pour ce qui concerne la police), c’est-à-dire entre philosophie et pouvoir, entre vérité et utilité. L’articulation de la démocratie, conçue par Tracy comme défense de l’égalité, et de la philosophie idéologiste, semble passer par la fondation disciplinaire de l’anthropologie, dont il faut comprendre le lien avec la classe des sciences morales et politiques de l’Institut National, qu’ils fondent. Il faudrait enfin examiner si on peut appliquer à l’engagement politique des Idéologues l’expression de « libéralisme humaniste », que Bertrand Binoche emploie pour parler des penseur de la liberté qui précèdent Constant et sa redéfinition théorique de la liberté des Anciens et des Modernes, afin de les différencier des partisans du « libéralisme individualiste » moderne redéfini par Constant. Pocock les regroupe sous le nom « d’humanisme marchand », et tente de montrer que leur pensée n’a jamais pu se prévaloir d’une réussite théorique dans le monde atlantique. Peut-être la pensée politique des Idéologues et leur engagement politique illustrent-ils une tentative française de la réaliser, au terme d’une longue histoire.


NOTES

(1) Projets d’éléments d’idéologie à l’usage des écoles centrales, an IX.

(2) L’usage que nous faisons du terme « radical », s’il est pertinent à bien des égards, nécessite cependant des précisions par rapport aux usages désormais canoniques qu’en font, distinctement, M.C. Jacob et J. Israel.

(3) Logique, I, 9.

(4) F. Azouvi, « Genèse du corps propre chez Malebranche, Condillac, Lelarge de Lignac et Maine de Biran », Archives de philosophie, 1982, 45 ; et É. Schwartz, « Les transformations de la sensation condillacienne : un opérateur secret ? », Revue de Métaphysique et de Morale, 1999, 1.

(5) « je n’ai donc que l’avantage d’avoir dégagé de toute hypothèse arbitraire ce peu de connaissance que nous avons sur une des matières les plus obscures […] à quoi les physiciens doivent se borner toutes les fois qu’ils veulent faire des systèmes sur des choses dont il n’est pas possible d’observer les 1e causes ». Logique, I, 9.

(6) J. Israel, Radical Enlightenment. Philosophy and the Making of Modernity, 1650-1750, Oxford, Oxford University Press, 2001. Cependant la tradition française ne nous est pas apparue « spinoziste » avant tout mais aussi hobbesienne et condillacienne, contrairement à ce que soutient J. Israel.

(7) Cohérence que J. Israel n’explique qu’implicitement comme étant les deux faces d’un même naturalisme : le refus de toute autorité autre que la raison naturelle, dans la science comme dans la politique et la morale.