Eléonore Le Jallé
Lautorégulation chez Hume
Thèse soutenue le 17 décembre 2001 à l'Université de Nanterre
Jury : Messieurs Étienne Balibar, Didier Deleule, Michel Malherbe, Pierre-Francois Moreau, Jean-Fabien Spitz.
"Lautorégulation chez Hume", cest le titre de ma thèse. Je veux préciser demblée que la thèse de ma thèse, cest ce même titre. Car la notion dautorégulation nest évidemment pas une notion de lauteur, je limporte de la cybernétique et de la biologie revisitée par la théorie des systèmes, en sorte que je nai pas eu à montrer comme cela aurait été le cas si javais fait une thèse sur "la fiction chez Hume" ou sur "la comparaison chez Hume" en quoi et pourquoi une notion apparemment périphérique de lauteur devrait être placée, quoiquil en ait, au centre de son système. La notion dautorégulation nest pas un concept humien, cest moi qui lintroduis dans luvre de Hume, et la thèse consiste à montrer, pour le dire rapidement et un peu naïvement, que chez Hume une telle notion fonctionne, quelle "marche". Mais à vrai dire mon ambition nétait pas seulement de montrer quon peut introduire la notion dautorégulation dans luvre de Hume et quon a quelque chose à y gagner. Mon ambition était de montrer, encore et surtout, que lautorégulation en un sens doit y être introduite, puisquà mes yeux et cest ce dont je voulais convaincre elle y sourd et elle y travaille.
Cest le repérage dune structure qui fait retour dans le Traité celle du changement de direction spontané de certains principes de la nature humaine qui ma sinon convaincue demblée, du moins donné lintuition de ce caractère à la fois souterrain et structurel de lautorégulation chez Hume. Pour le coup, la notion de "changement de direction" ou de "réorientation" dun seul et même principe est bien un vocable humien. Hume lutilise une première fois à propos dun puissant principe de la nature humaine, celui par lequel lesprit tend à se conformer à certaines règles générales, tantôt pour tomber sous lemprise de préjugés assimilateurs qui emportent son jugement, tantôt pour adhérer à des règles de logique discriminantes qui corrigent ses premiers emportements. Par un geste pour le moins anti-cartésien, Hume, dabord, fait dépendre le "préjugé" et le "bien juger" dun seul et même principe ladhésion de lesprit à des règles générales ensuite, montre que, à la direction près, cet unique principe menace la raison en laliénant au préjugé, et la préserve de cette menace. Jajoute avec Hume que le changement de direction se produit in extremis. Or je retrouvai cette même structure, et ce même vocabulaire du "changement de direction", du côté de lenquête humienne sur lorigine de la justice et de la société. Un seul et même principe de la nature humaine, passionnel cette fois "lamour du gain" ou "avidité dacquérir des biens pour nous-mêmes et pour nos proches" est dabord décrit par Hume comme une passion "directement destructrice de la société" et apparaît ensuite comme une passion suffisamment inventive pour "changer de direction", réguler sa propre avidité, préférer la contrainte dans des règles de justice à une liberté de mouvement qui noffre, à la réflexion, quune éphémère satisfaction. Ici encore, le changement de direction spontané du principe, son autorégulation, sauve, et sauve in extremis.
En plus du repérage de cette structure, qui navait valeur que dindice, je pouvais mappuyer sur ma recherche de DEA consacrée au "travail moral chez Hume", où le lien entre régulation et autocorrection sétait avéré déterminant. Les règles du savoir-vivre, le point de vue général sur les caractères, les règles de justice my étaient apparues en effet comme les différents produits dune correction spontanée des passions. Car dans les trois cas, civilité, éthique, justice, non seulement la compatibilité des passions ou des partialités exigeait leur contrainte dans des règles, ce qui rendait nécessaire une régulation, mais encore la satisfaction même des passions exigeait cette même régulation, ce qui faisait de la règle le moyen de la passion, et non pas son contraire, et enfin, les sources hétéronomes de régulation (raison ou contrat) se trouvaient exclues par Hume, laissant à la passion la charge de sa propre régulation. Bref, dans les trois cas, la régulation était, et ne pouvait quêtre, spontanée et autonome. De la régulation autocorrective à lautorégulation il ny avait évidemment quun pas. Mais tout cela ne valait encore quen morale. Doù limportance de lindice que jai évoqué il y a un instant, le retour du motif du "changement de direction", du livre I du Traité sur "Lentendement" au livre III sur "La morale". De plus, lomniprésence du thème de la régulation et de la notion de "règle générale" dans le Traité me permettaient despérer que lautorégulation elle aussi trouverait à sappliquer non seulement dans le champ moral et social mais encore dans le domaine de lentendement, et aussi dans un champ passionnel dont la structuration nest pas toujours dordre artificiel.
Je viens de retracer rapidement la genèse de mon projet. Mais à dire vrai je nen ai toujours pas fini avec son ambition. Pour linstant, jai dit que lautorégulation était sous-jacente dans luvre de Hume, quelle y travaillait souterrainement, et je lui ai trouvé pour apaiser les consciences délicates un équivalent non anachronique : ce fameux changement de direction spontané des principes de la nature humaine sous leffet dune menace interne ou externe. Cette présentation est encore bien trop timorée et je dois repartir dune précédente affirmation : jai dit aussi que lautorégulation était une notion importée. Et de fait, cest bien la notion moderne qui apparaît en cybernétique dans les années 1940, qui a cours en biologie mais aussi dans certaines théories de lorganisation sociale entendue comme une auto-institution, cest cette notion moderne, donc, que jintroduis dans luvre de Hume. Cest dire que je ne conçois pas lautorégulation comme un paradigme et que jen fais encore moins un "comme si". Jai bien cherché à montrer que lautorégulation était chez Hume un véritable fait systémique, ce qui veut dire que la nature humaine ou encore lesprit humain est un système et quelle ou il présente les caractéristiques des systèmes dits "auto-organisés". On entend par système "autorégulé" ou "auto-organisé" un système possédant les trois caractéristiques suivantes : 1. le système est homéostatique, cest-à-dire que son invariant fondamental est sa propre organisation ; 2. lautonomie est la loi du système qui règle lui-même son fonctionnement daprès un équilibre préalablement fixé ; 3. le système est "ouvert" en ce sens quil est dans un couplage structurel avec son environnement, les événements extérieurs nagissant cependant pas sur lui au titre de commandes, mais comme des perturbations provoquant autant de transformations internes. La nature humaine chez Hume présente me semble-t-il ces trois caractéristiques. Dune part, le changement de direction de ses principes est spontané et il advient à chaque fois que lordre du système est suffisamment perturbé pour que son organisation ou, pire, sa survie soit menacée : voilà pour lhoméostasie et lautonomie. Dautre part, la nature humaine est un système ouvert sur son milieu. On peut dire en effet que même si Hume ne se prononce pas sur lorigine des impressions de sensation, il reste que lesprit humain système dimpressions et didées reliées se trouve placé, comme dit Hume, dans une sorte d "harmonie préétablie" avec le cours des événements extérieurs, ce qui renvoie en réalité à une forme dadaptation au milieu. Dire comme le fait Hume que les trois fameux principes de lassociation des idées, "sont réellement pour nous le ciment de lunivers", cest dire à la fois, en sceptique, quon na jamais accès aux connexions réelles entre les objets ni à une véritable extériorité, mais cest insinuer aussi, en penseur de lautorégulation, quun certain couplage des croyances et des anticipations avec le cours des événements évite que, de fait, nimporte quoi se trouve associé à nimporte quoi, et permet au contraire que la prévision ait valeur dadaptation. De plus, Hume montre très explicitement comment lincommodité affective de lhomme se trouve en quelque sorte couplée avec lincommodité extérieure, couplage qui engendre la réorientation des passions et linvention des règles de justice.
Jen viens maintenant à préciser quelles sont les propositions essentielles de ma thèse. Je répartis ces propositions en deux groupes, touchant lautorégulation dans lentendement, touchant lautorégulation artificielle des passions.
Lenquête sur lautorégulation dans lentendement ma permis davancer trois propositions.
Jai repéré une première fois lemballement outré de lautocorrection du côté de lanalyse humienne des fictions de la géométrie : fiction dune parfaite égalité des figures, fiction dune ligne parfaitement droite, dune surface parfaitement plane. Hume montre que les mathématiciens ne se contentent pas des critères sensibles dont ils disposent en pratique pour comparer les figures géométriques, à savoir, leur apparence générale, corrigée par un second examen ou par divers instruments admettant eux-mêmes divers degrés de précision. Limagination des géométriciens semballe, prolonge le mouvement de correction plus que de raison, et finit par supposer que certains critères idéaux pourraient corriger "parfaitement" leurs mesures. Pour Hume, un tel emballement, aussi naturel soit-il et cest aussi cette naturalité qui intéresse le philosophe est indu : la géométrie nest quun art ; ses corrections ne peuvent semboîter que dune manière finie, le reste est fiction. Hume met en scène une seconde fois ce processus demballement de lautocorrection : à travers la fameuse analyse sceptique de la dégénérescence de la connaissance en probabilité et de la réduction de la probabilité à rien. Le point est dautant plus intéressant que lemballement ici renvoie non pas à un emportement indu de limagination mais à une stricte logique autocorrective et probabiliste de révision du jugement. Sous le masque du sceptique, cest le système humien lui-même qui permet de faire dégénérer la connaissance en probabilité, réduisant la démonstration mathématique à une probable émission de vérité, envisageant le résultat mathématique comme un effet inscrit dans une histoire contrariée de succès et derreurs, renvoyant lassurance du mathématicien en ses preuves à une pure croyance susceptible de degrés. Une fois la connaissance réduite à la probabilité, cest encore une pure logique probabiliste qui fait dégénérer la probabilité elle-même dans un procès autocorrectif de relativisation infinie des estimations, et des estimations destimations, jusquà lanéantissement complet du jugement de probabilité initial. Cest alors que Hume montre comment une certaine autorégulation qui est le fait de limagination et de ses propriétés apparemment triviales vient empêcher les effets suspensifs dune logique stricte dautocorrection. Lautorégulation imaginative vient ici sauver lentendement des excès de la logique autocorrective. Jai donc appelé la première "logique vitale".
Ainsi, la fiction de lexistence continue et indépendante des corps peut être appréhendée comme le produit dune certaine autorégulation de limagination. Certes linvention de cette fiction renvoie à un genre très irrégulier dinférence causale, à une uniformisation qui outrepasse la régularité exactement expérimentée, qui comble les lacunes perceptives et qui pose comme identique le discontinu. Il nen reste pas moins que la fiction ici permet dextraire lesprit de la contradiction et quelle a le mérite non négligeable de sauver les apparences. La tendance à laisance apparaît ce faisant comme le véritable moteur de lautorégulation par laquelle limagination donne dans la fiction, et enchaîne les fictions.
Les mêmes propriétés vitales de limagination propriétés qui lui font répugner à leffort et tendre à laisance dun côté préservent le jugement, de lautre, font forger à lesprit des fictions qui, aussi naturelles soient-elles, nen sont pas moins fausses et qui sont même pour certaines (les fictions de la philosophie ancienne) parfaitement capricieuses. Face au dilemme de labsence de raison et de la fausse raison, lultime solution régulatrice ne saurait consister à adhérer au seul entendement, cest-à-dire, aux seules propriétés régulières de limagination. Je viens de dire en effet que la logique stricte réduisait à rien le jugement et que seule la logique vitale de limagination empêchait que la première ne sinstalle. La seule solution régulatrice nest pas celle du choix ou de la préférence entre propriétés régulières de limagination et propriétés plus triviales de cette même imagination, elle est celle de leur alternance. La crise qui clôt le livre I du Traité vient le confirmer, qui se résout par lalternance entre lexercice rigoureux dune réflexion philosophique appuyée sur une stricte logique causale, et labandon à certaines croyances courantes et vitales, quoique injustifiées. Ici encore, la recherche de la satisfaction est le moteur de lautorégulation : lorsque la raison est vive et attrayante, elle peut être embrassée, lorsque les scrupules sceptiques savèrent trop pénibles, cest le courant de lindolence qui doit être rejoint. Or le savoir de la nécessité dune telle alternance ne laisse pas le vrai philosophe ou "sceptique modéré" pareil à lhomme de la vie courante ni surtout au faux philosophe. Le sceptique modéré préserve son scepticisme dans les événements de la vie, cest-à-dire, connaît le caractère injustifiable ou fictif de certaines de ses croyances. Si donc la déconstruction des fictions ne lempêche pas dy adhérer, elle lui permet néanmoins dy adhérer en connaissance de cause, ce qui change tout. Réciproquement, le sceptique modéré se détache résolument de la présomption des "purs raisonneurs humains", eux qui nont pas saisi le caractère vital des propriétés triviales mais en un sens salvatrices de limagination.
Lenquête sur lautorégulation artificielle des passions ma permis détablir dautres propositions, que je présenterai en fonction des trois sens que lon peut accorder à lautorégulation en ce domaine. Lautorégulation peut désigner dabord le changement de direction spontané des passions. Elle peut désigner ensuite le mode progressif dajustement des actions à une règle en voie dinstallation. Elle peut désigner enfin le mode dengendrement spontané des règles de justice elles-mêmes.
Il y a un dernier élément auquel je tiens tout autant et que je voudrais évoquer pour terminer cette présentation. Il renvoie à un point important de ma thèse, dont je nai pas encore parlé : lautorégulation de la science de la nature humaine, son auto-constitution. A mes yeux, lidentité de la Nature humaine et de la science de lhomme, lidentité entre les règles logiques de la science et les règles qui, dune manière plus générale, doivent diriger les inférences courantes, lidentification de lacte de philosopher et de lécriture philosophique à une tendance susceptible, comme tout principe, de changer de direction, tous ces points, ne constituent pas une vicieuse circularité et ne signent pas "la fin de la philosophie", pour reprendre le titre de louvrage dYves Michaud, cest-à-dire, la fin de la vérité du discours philosophique. Tous ces éléments constituent bien au contraire la garantie de sa scientificité. Avec Hume cependant, je tire deux conséquences du recouvrement entre la science de lhomme et son objet, conséquences qui montrent à quel point cette scientificité na rien de dogmatique. Premièrement, le "vrai système" philosophique est aussi ouvert quest inventive la nature humaine : la nature humaine est susceptible datteindre dans ses principes certaines extrémités encore inconnues, des révolutions sont possibles dans le jeu de ces mêmes principes, corrélativement, et Hume y insiste, les maximes supposées générales dune science de la nature humaine pourront être déjouées. Deuxièmement, et là encore Hume en a pris la mesure, la généralité du discours de philosophie sarrête là où, corrélativement, le comportement des hommes échappe à la régulation : avec lévénementiel, linsolite ou encore linnovant, bref avec lHistoire. Il me semble que ces deux aspects constituent moins ce sur quoi lautorégulation butterait ou achopperait que la condition même de sa relance. Car linédit, cest peut-être ce qui vient perturber au bon sens du terme le discours général.