Bruno Bernardi
La fabrique des concepts :
recherches sur l’invention conceptuelle chez Rousseau
Thèse préparée sous la direction
de Pierre-François Moreau et soutenue le 18 décembre 2004.
Jury : Vincent Carraud, Robert Damien, Catherine Larrère, Michel Sénellart
(président).
1. Madame, Messieurs, je tiens d’abord à vous remercier d’avoir
accepté, malgré mon retard, de discuter et de juger la thèse
que je viens soutenir aujourd’hui devant vous. Il faut le reconnaître,
le chemin fut long de Lyon… à Lyon. Le jeune étudiant
– l’un d’entre vous en fut témoin – qui lisait
dans un drôle de cahier vert, mal massicoté, qu’il y avait
un Impensé de Jean-Jacques Rousseau a pris son temps pour
devenir ce moins jeune étudiant qui tente aujourd’hui de comprendre
comment Rousseau a constitué sa pensée. J’aurais pu vous
demander, pour ce retard, l’indulgence que la parabole évangélique
accorde à l’ouvrier de la onzième heure, me placer
sous l’autorité tutélaire de Platon qui nous prévenait
que la philosophie est un long détour, ou celle de Hegel qui
observait que l’oiseau de Minerve prend son envol quand vient la
nuit. J’aurais pu encore, de façon tout aussi immodeste
mais plus topique, me réclamer de Rousseau lui-même : n’expliquait-il
pas à Christophe de Beaumont comment il était devenu auteur
à l’âge où on cesse de l’être ?
Renonçant d’emblée à de si hautes cautions et aux
prétentions qu’elles impliqueraient, je voudrais plus modestement
et simplement interroger à haute voix devant vous la cohérence
du parcours qui m’a conduit, au travers de tant de contingences, à
ces recherches sur l’invention conceptuelle chez Rousseau.
2. Aux sources de ce que je persiste à désigner d’un mot
devenu suspect comme un engagement philosophique – voulant signifier
par là qu’avant d’être un métier et même
une discipline, la philosophie est un rapport à l’existence –
il y eut un intérêt primordial pour la philosophie politique,
entendue en son sens le plus large comme retour réflexif sur la façon
dont les hommes instituent leur vie commune. L’œuvre de Rousseau,
toute son œuvre, a été tout aussi précocement une
de celles qui me parlait le plus, surtout parce qu’elle démontrait
que la profondeur de la pensée pouvait aller de pair avec une sorte
de véhémence qui semblait pathétique à certains
et me paraissait, au contraire, témoigner de ce qu’il n’y
a de véritable pensée sans le sentiment d’une certaine
urgence. Paradoxalement, ces deux inclinations précoces sont restées
durablement dissociées : ce n’est qu’après bien
des détours que je me suis décidé à faire de la
pensée de Rousseau l’objet de mes recherches et comme à
reculons que je me suis résigné à reconnaître dans
celles-ci la matière d’une thèse. Je tenterai de rendre
compte de ce qui doit vous paraître une grande perte de temps et une
étrange inconséquence.
3. Incontestablement, on observe aujourd’hui, en France, un regain d’intérêt
pour Rousseau. En témoignent, ce qui a son importance dans le microcosme
philosophique hexagonal, l’inscription pour l’année 2004-2005
de l’Émile au programme de l’agrégation,
du second Discours à celui de l’ENS de la rue d’Ulm
et du Contrat social à l’ENS-LSH. Une telle conjonction
est assez rare pour être signalée. Sans doute doit-on la mettre
en rapport avec la parution dans les toutes dernières années
de publications rousseauistes assez nombreuses. Les colloques de Montréal
(1998), Nancy (1999) et Paris (2001), de Nanterre (2001 également)
ont reflété cet intérêt. Plusieurs thèses
ont été récemment soutenues sur Rousseau : je pense à
celles de Blaise Bachofen, Florent Guénard, Gabrielle Radica, Géraldine
Lepan, ou encore Martin Rueff et Luc Vincenti. Plusieurs autres sont en cours.
Une nouvelle génération de rousseauistes se forme ainsi, parmi
lesquels il faut aussi compter André Charrak, Gabriella Silvestrini
et Ghislain Waterlot. Également, Céline Spector. Le Groupe
Jean-Jacques Rousseau, à la formation et aux travaux desquels
je me suis beaucoup donné, est pour nombre d’entre eux un lieu
de recherche commune. Cette reviviscence des études rousseauistes est
d’autant plus notable qu’elle intervient après une période
d’assoupissement au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt
dix : indépendamment des circonstances qui l’expliquent, la léthargie,
durant cette période, des Annales J-J Rousseau est à
cet égard emblématique.
4. Ce temps de latence relatif (nous verrons qu’il faut nuancer cette
appréciation) peut assez aisément s’expliquer : il a été
la conséquence inévitable de ce que l’on pourrait considérer
comme un âge d’or du Rousseauisme. Après la seconde guerre
mondiale, en à peine trois décennies, toute une série
d’œuvres majeures ont été consacrées à
Rousseau, qui portent les noms, pour se limiter aux plus marquants, de Robert
Derathé, Victor Goldschmidt, Robert Masters, Judith Shklar, Jean Starobinski.
Jacques Derrida aussi. Dans le même temps, faisant la somme de décennies
d’érudition, étaient mises en chantier les entreprises
des Œuvres complètes, sous la direction de Bernard Gagnebin
et Marcel Raymond, et de la Correspondance complète, établie
par Ralph Alexander Leigh (entreprises respectivement achevées en 1995
et 1998). Au delà de ces monuments, il faut compter encore avec une
richesse remarquable de publications : incursions majeures de « non
rousseauistes » comme Louis Althusser ou Henri Gouhier, travaux d’historiens
de la pensée comme Michel Launay ou Raymond Trousson. À la fin
des années 70, le sentiment pouvait prévaloir que, concernant
Rousseau, le terrain était déjà à ce point labouré
que l’on serait condamné au détail, à la redite,
ou au dérapage. La masse impressionnante du grand ouvrage de Victor
Goldschmidt, en particulier, dominait le paysage et pour ainsi dire fermait
l’horizon. Sans doute fallait-il le saut d’une génération
pour que soit allégé le poids du respect, relativisée
l’évidence de la chose acquise, et que l’on puisse rouvrir
le dossier Rousseau à nouveaux frais. C’est sans doute une des
raisons qui ont fait de moi, à certains égards, un transfuge
générationnel. Le fait, en tout cas, est patent : pour une génération
de chercheurs, Rousseau, était devenu un violon d’Ingres ou un
jardin secret, objet à ce titre de contributions précieuses
et parfois novatrices ; mais aucun n’en a fait son objet premier. L’époque
en est manifestement revenue.
5. Il convenait de faire ces remarques, aussi prosaïques soient-elles,
parce que la recherche est aussi une pratique sociale et que de tels facteurs
y entrent en jeu. On ne saurait pour autant s’en contenter. Ce que j’ai
qualifié d’âge d’or du Rousseauisme a dû pour
une part essentielle son lustre à ce que les thématiques de
Rousseau y paraissaient directement en prise sur les questions du moment.
Il n’était pas seulement objet d’étude mais tout
autant de débat. Je me bornerai à quelques exemples pour le
montrer. Si l’ouvrage de Jacob Talmon, paru en 1952, a eu le retentissement
que l’on sait, malgré sa faiblesse scientifique, c’est
parce que la thèse qu’il soutenait, dans son outrance même,
soulevait un vrai problème, que les fascismes et le stalinisme posaient
avec acuité à la démocratie et à la pensée
de Rousseau en particulier : celui du rapport entre la souveraineté
du peuple et la liberté des individus. De même, le débat
qui court dans les années soixante sur l’éducation contribua
a faire de nouveau de l’Émile un livre d’actualité,
mais pour peu de temps et au prix d’un grave malentendu sur un prétendu
spontanéisme de Rousseau. Plus fondamental certainement : on doit à
Claude Lévi-Strauss d’avoir inscrit dans la modernité
l’anthropologie de Rousseau. Même le rôle de faire-valoir
que trop souvent lui fit jouer la tradition marxiste – dans laquelle
je me suis formé – maintenait la présence de Rousseau
dans les débats vivants de la pensée politique.
6. Il se pourrait que le reflux des études rousseauistes dans les années
quatre vingt et quatre vingt dix soit dû, inversement, à ce qu’il
ne parlait plus aux questions que l’on s’y posait. Les limites
de mon propos excluant la prise en charge de cette question, je me bornerai
à suggérer que ce furent des années où l’on
crut que la philosophie morale pouvait tenir lieu de philosophie politique,
et où l’on proclama une communion universelle sous les espèces
des droits de l’homme et de l’état de droit.
Mais ces années de fin de siècle virent aussi – ces deux
dimensions sont évidemment corollaires – la dislocation d’un
univers intellectuel structuré depuis longtemps, sous des modalités
multiples, par la référence au marxisme. Celui-ci s’était
si fortement lié avec la conception du politique caractérisée
par Cornélius Castoriadis comme pouvoir d’auto-institution
de la société que ce socle même des conceptions modernes
s’en trouvait radicalement mis en question. Comme beaucoup, j’ai
reconnu l’impérieuse nécessité de régler
mes comptes avec ma conscience philosophique d’autrefois ;
comme quelques uns, j’ai voulu suivre la voie de la réflexion
et de l’étude plutôt que de la conversion et du repentir.
Il me parut très vite que, dans la double tâche de compréhension
et d’héritage sous bénéfice d’inventaire
de la modernité à laquelle est convoqué quiconque, aujourd’hui,
veut faire de la philosophie, et singulièrement de la philosophie politique,
la relecture du XVIIIe siècle tiendrait lieu de pierre d’achoppement.
Au regard du passé proche de notre pensée, le siècle
des Lumières apparaît comme le lieu où une série
de carrefours se sont présentés, une série de décisions
ont été prises, qui nous ont « embarqués »
dans la voie où nous nous sommes trouvés engagés, peut-être
aussi dans les impasses où nous trouvons bloqués. Considéré
dans la plus longue durée, le XVIIIe relie ces deux grandes phases
de la modernité que le Prince de Machiavel et le Manifeste
du parti communiste peuvent symboliser. Aux regard des Lumières,
les deux figures de la révision, comme s’il était possible
à la pensée de revenir sur ses pas, et de la maintenance, autrement
dit de la philosophie de l’autruche, m’apparurent comme les écueils
qu’il était nécessaire d’éviter. De ce point
de vue Rousseau me semblait pouvoir être d’une aide inestimable.
N’occupe-t-il pas une place essentielle si l’on veut revenir de
façon problématique sur ce qu’avec Castoriadis j’ai
appelé auto-institution de la société ? La position
de dedans / dehors qui est la sienne à l’égard de son
siècle, et plus spécifiquement à l’égard
des Lumières, n’est-elle pas celle dont nous avons besoin
pour réexaminer ces carrefours et ces décisions
que j’évoquais, et pour éclairer le cours d’une
modernité qui, contrairement à une image répandue, s’est
faite plus contre Rousseau qu’avec lui ?
7. L’exploration de la voie ainsi esquissée supposait, pour commencer,
de m’en donner les moyens : une véritable lecture des textes
mêmes de Rousseau et une prise en compte plus systématique des
travaux qui lui avaient été consacrés, notamment dans
la période la plus récente. C’est à quoi je me
suis employé durant plus d’une dizaine d’années.
Des publications marquent les jalons de cette appropriation. Ce sont pour
une part, œuvres personnelles ou collectives, une série d’éditions
annotées et de commentaires des textes de Rousseau : la Profession
de foi du Vicaire savoyard, les Institutions chymiques, le Contrat
social, le Discours sur l’économie politique, dernièrement
les Lettres écrites de la Montagne et les Principes du
droit de la guerre. Un ensemble d’articles et d’interventions
dans des séminaires et colloques ont porté sur tel ou tel point
que je pensais pouvoir éclairer d’un jour nouveau. Parallèlement,
ne perdant pas de vue l’horizon de mes recherches, je me suis attaché
à des problématiques plus générales de philosophie
politique : on en trouve la trace publiée dans un livre de vulgarisation
sur La démocratie et une étude centrée sur la
notion de Décision politique. Celle-ci m’a permis de
me confronter avec la pensée de Carl Schmitt et de me confirmer dans
l’idée que l’on pouvait à partir de Rousseau en
produire une lecture critique.
8. En m’engageant dans une telle voie je n’avais cependant pas
mesuré le double système de contraintes qu’elle impliquait
: contrainte de l’œuvre d’abord, au service de laquelle je
devais me mettre à raison même de ceux que j’entendais
lui demander, contraintes de la recherche universitaire ensuite, desquelles
je pensais naïvement m’être une bonne fois dispensé
le jour où j’avais abandonné à la critique
rongeuse des souris une thèse d’état, imprudemment
commencée, sur le concept d’idéologie chez Marx. Pourtant,
lorsque l’on découvre une porte, comment éviter d’entrer
? Les Institutions chymiques allaient m’entraîner dans
une série de travaux apparemment bien éloignés de mon
propos initial : en est notamment découlé le premier volume
jamais consacré à une étude des rapports entre Rousseau
et les sciences. La confrontation avec le brouillon de l’article
« Économie », allait me montrer le manque de véritables
travaux génétiques sur les textes philosophiques de Rousseau.
La considération désormais systématique de cette question
vient de me conduire, avec Gabriella Silvestrini, à l’invention
d’une œuvre perdue : la première section des Principes
du droit de la guerre.
9. La prise en compte des travaux plus récents concernant Rousseau
a tout aussi fortement conduit à infléchir ma démarche.
Il convient d’abord de souligner que la période de latence dont
j’ai parlé plus haut concerne la philosophie française,
ou plus généralement francophone, mais doit être fortement
relativisée dans la sphère anglo-saxonne. C’est particulièrement
des Etats-Unis que, durant cette période, les contributions majeures
sont venues. Les travaux de Judith Shklar déjà évoqués
(et encore inédits en français) ont contribué à
forger une interprétation de la pensée politique de Rousseau
qui la soustrait au prisme révolutionnaire sous lequel, en France surtout,
il avait depuis si longtemps été lu. Valorisant la thématique
de la loi plutôt que celle de la souveraineté, cette lecture
réintégrait Rousseau dans la continuité d’un contractualisme
qui, né avec le jus naturalisme, aurait trouvé son aboutissement
chez Kant. C’est ce Rousseau proto-kantien que John Rawls fait sien
sous la conduite de Judith Shklar et qu’il invoque, avec Kant, comme
un des prodromes de sa propre théorie de la justice. L’emprise
que la pensée de Rawls a exercé sur les dernières décennies
a – en retour – contribué à renforcer, souvent de
façon tacite, cette lecture de Rousseau. À bien des égards,
me semble-t-il, le succès rencontré par l’ouvrage de Maurizio
Viroli tient à ce qu’il s’inscrit dans un horizon de pensée
fort voisin. C’est encore des Etats-Unis, et toujours dans la filiation
de Judith Shklar, que viennent les travaux de Patrick Riley : quelques contestables
que puissent être certaines de ses conclusions (je ne reviendrais pas
ici sur cet aspect), son immense mérite est d’avoir rouvert dans
toute son étendue la question de l’inscription de Rousseau dans
les débats philosophiques de son temps et de l’avoir ainsi arraché
à l’image du penseur autodidacte, génie spontané
sans véritable antécédent, qui a trop longtemps prévalu.
Un bénéfice comparable, même si ses objets et son orientation
sont bien différents, peut être tiré de l’ouvrage
encore trop peu connu de Mark Hulliung. De façon plus générale,
les immenses progrès que l’histoire de la philosophie politique
pré-moderne et moderne a fait dans les dernières décennies
constituent les bases d’un renouvellement indispensable de notre lecture
de Rousseau : que l’on songe seulement aux travaux concernant la problématique
théologico-politique, à l’humanisme civique, à
Machiavel et au moment Machiavélien, à Hobbes, à la philosophie
politique de Spinoza, aux jus naturalismes et aux monarchomaques. Certes encore
bien utile, l’ouvrage fondateur de Derathé ne peut plus désormais
constituer l’état de la question qu’on pouvait encore naguère
y voir. De même le renouvellement des études sur les débats
politiques genevois (je pense notamment aux travaux d’Alfred Dufour
et Gabriella Silvestrini) modifie notre compréhension des racines de
la pensée de Rousseau. Conscient de l’apport constitué
par l’ensemble de ces travaux (qui inspirent souvent les artisans du
renouveau rousseauiste), je m’avisais aussi qu’à trop vouloir
penser Rousseau dans des continuités diverses – celle des jusnaturalistes,
de Malebranche ou de Kant – on risquait de manquer l’effort constant
qui est le sien de constituer sa pensée sur le mode de l’écart.
10. La thèse que je soutiens aujourd’hui est en quelque sorte
le tribut que je rends à cette double contrainte : elle est aussi le
fruit, riche ou maigre ce n’est pas à moi d’en juger, que
j’ai pu en tirer, pour ainsi dire par surcroît. Si la signification,
la valeur des thèses de Rousseau et leur originalité ont été
longuement interrogées, si leur cohérence – depuis les
textes fondateurs d’Ernst Cassirer – a été âprement
discutée, si leur évolution même a donné lieu à
des études (au demeurant contradictoires), le mode de pensée
de Rousseau, la façon de former ses propres thèses, d’élaborer
les concepts qu’elles requièrent ou qui en découlent,
n’avaient pas fait l’objet d’une étude systématique.
Or c’est dans cette direction que convergeaient, me semblait-il, toute
une série d’observations que j’avais été
conduit à faire au fil des mes lectures. Plus je cherchais à
comprendre les idées de Rousseau, plus m’apparaissait que cette
compréhension était profondément modifiée si l’on
examinait de près la façon dont il y était parvenu ou,
pour le dire plus exactement, dont il les avaient produites. Un va et vient
entre les objets que je me donnais, la méthode que je mettais au point
pour les aborder et la redéfinition de l’objet qui découlait
de mes résultats, a gouverné de façon progressivement
plus consciente mon travail de recherche. J’en évoquerai succinctement
trois exemples.
11 Mon insatisfaction devant les commentaires habituels de la notion d’agrégation,
dans le chapitre 5 du premier livre du Contrat social, me conduisit
d’abord, au travers de son rapprochement avec un passage du Ms de
Genève, à y discerner un arrière plan chimique que
les Institutions chimiques permettaient d’éclairer.
Une enquête dès lors systématique me permit de reconnaître
de multiples rémanences de schèmes chimiques dans l’œuvre
de Rousseau. Mais le plus important fut de prendre conscience de ce que ces
références chimiques (au demeurant le plus souvent effacées
par les dernières rédactions) ne relevaient ni du simple emprunt
de vocabulaire, ni de la métaphore, mais étaient employées
comme des outils grâce auxquels Rousseau formait les nouveaux concepts
ou les concepts remaniés dont il avait besoin. La première partie
de ma thèse relève certains résultats de cette enquête.
12. De même, l’examen du brouillon de l’article «
Économie » me conduisit d’abord à confirmer que
c’était bien en référence à Diderot que
Rousseau avait pour la première fois employé le concept de volonté
générale. Mais une étude approfondie de ce manuscrit,
en reconstituant grâce au travail d’écriture les étapes
de la pensée, me permit surtout de mettre en lumière dans quel
horizon problématique cet emprunt était devenu possible et,
surtout, que sa modalité était d’emblée celle d’une
prise d’écart. Désormais, j’allais prendre au sérieux
cette affirmation des Confessions : Mes manuscrits, raturés, barbouillés,
mêlés, indéchiffrables, attestent la peine qu’ils
m’ont coûtée. Il n’y en a pas un qu’il ne m’ait
fallu transcrire quatre ou cinq fois avant de le donner à la presse.
Cette peine que s’était donnée Rousseau valait la peine
qu’on s’en donne soi-même. La relecture du concept de volonté
générale proposée dans mes troisième et quatrième
parties en découle en large part.
13. Une tentative pour reprendre à nouveaux frais la problématique
rousseauiste de la souveraineté me conduisit à observer le singulier
rapport que Rousseau y entretenait avec Bodin : on ne pouvait en rendre compte
en listant des accords et des différents, Rousseau traitant la théorie
bodinienne et son dispositif conceptuel comme un matériau dont il se
saisit, à la fois de l’intérieur et de l’extérieur,
pour le transformer dans un mouvement méthodique de prise d’écart.
Cette fois encore, je fus conduit à constater que cette posture singulière
qui de bien des points de vue pourrait se dire comme technique du coucou,
gouvernait le rapport de Rousseau à la plupart des pensées auxquelles
je le voyais se confronter : ainsi Condillac dans le second Discours
ou Hobbes dans les Principes du droit de la guerre. C’est ce
que j’ai tenté de décrire comme une technique de l’héritage
paradoxal.
14. Le travail de thèse proprement dit, si lourd et si éprouvant
comme sait quiconque s’y est livré, en me contraignant à
unifier, lier, étendre les résultats partiels que j’avais
acquis, m’a permis de les approfondir et de les recouper, donc - je
l’espère – de constituer un apport nouveau à notre
compréhension de la pensée de Rousseau. Leur cohérence
m’a porté à décrire ce que j’ai cru pouvoir
appeler la méthode d’invention conceptuelle de Rousseau,
méthode relevant d’une posture intellectuelle que j’ai
décrite comme prise d’écart. Une prise d’écart
qui ne s’éloigne pas tant de ce dont elle part qu’elle
ne revient en son centre dans un geste – je pèse ce qu’implique
ce terme – de réformation. Une posture de l’écart
central. J’ai donc aussi été conduit, grâce
à cet effort de synthèse, à mieux comprendre la profonde
cohérence entre le mode de pensée de Rousseau, sa façon
propre de raisonner en philosophe et, d’autre part, ce que
j’avais initialement voulu y chercher : une position à la fois
centrale et décalée à partir de laquelle interroger les
fondements et le cours de la modernité politique. Me voici donc reconduit,
dans des conditions profondément renouvelées, à ma problématique
initiale.
15. Autant le dire, au risque de vous faire sourire, j’ai donc le sentiment
que c’est aujourd’hui que les choses commencent vraiment et que
je me suis seulement mis en état de me mettre à l’œuvre.
Pour ce faire, en cours de route et dans le prolongement de mon ébauche
de réflexion sur le statut spécifique des concepts de la pensée
politique (ce que j’ai pu dire du corps politique comme concept champ
ou de la souveraineté comme concept problème), deux directions
de travail se sont imposées à moi. La première, dans
laquelle je me suis déjà bien engagée, consistera en
une tentative pour montrer, de Grotius à Tocqueville et en prenant
Rousseau comme croisée des chemins, comment la question de l’obligation
pourrait bien être le cœur problématique de la modernité
politique. La seconde, de plus longue haleine et ne pouvant relever que d’une
entreprise collective, serait de tenter sur la longue durée une histoire
du concept de société civile, depuis sa formation au
XIVe siècle, dans les traductions de la Politique d’Aristote,
à sa soudaine éclipse – en plein ciel – dans la
Critique de la philosophie de l’État de Hegel par Marx,
jusqu’à sa fulgurante et paradoxale réapparition, à
la fin du XXe siècle. En aurai-je le temps, la force, les moyens ?
16. On verra.