Discours de soutenance de thèse

Isabelle BOUVIGNIES

Éléments pour la reconstruction de la genèse de l’État de droit constitutionnel démocratique des Guerres d’Italie (1494-1559) aux guerres de Religion (1559-1589) :

Machiavel, Bodin et la Réforme française.


Thèse de doctorat de philosophie, soutenue le 8 décembre2006, devant un Jury composé de Messieurs les Professeurs
François Dermange (Université de Genève), Frank Lestringant (Université de Paris IV – Sorbonne), Jean-Claude Zancarini (ENS LSH – Lyon), Pierre-François Moreau (ENS LSH – Lyon)

Il m’a semblé important de rappeler au moins en partie les circonstances dans lesquelles j’ai élaboré ce travail. Sa rédaction définitive a peut-être été à la fois tardive et précipitée, mais je peux dire que le temps que j’ai passé à le rédiger a été inversement proportionnel au temps qu’il m’a fallu pour en forger les hypothèses. Ce que je présente ici, ce sont donc en quelque sorte les premiers résultats sans doute encore partiels, étant entendu que l’essentiel de mon travail a consisté au cours de toutes ces années à rechercher un point d’Archimède, ce qui a parfois tenu de l’errance. Qu’on en juge : j’avais donc commencé une thèse et, dans le cadre du DEA, ma première intention avait été de construire une critique des hypothèses de Michel Foucault sur la psychiatrie afin de montrer l’effort qui avait été accompli au XIXe siècle pour penser, sous l’impulsion des Lumières, un sujet de droit chez le fou lui-même. Il m’a bien fallu quelques années de séminaire sur le XVIIe siècle français et sa supposée « révolution politique », quelques âpres discussions dans et hors séminaires, pour comprendre que c’était la Réforme qui pour moi était porteuse de l’émergence d’une raison pratique et donc de ce sujet de droit naissant. Je me transportai donc du XIXe siècle au XVIe siècle et me retrouvai face à la question monarchomaque, devant étayer mon hypothèse selon laquelle le mouvement de Réforme impulsé par Luther et poursuivi par Calvin n’avait pas été qu’un épiphénomène, mais, au contraire, un facteur décisif pour penser un droit de résistance qui attesterait la naissance de ce sujet de droit. C’est à l’occasion d’un colloque qui portait sur « le droit de résistance du XIIe au XXe » que j’ai rédigé mon premier article, et je dois à Jean-Claude Zancarini sa publication dans les actes de son colloque. C’est à cette époque également que Pierre-François Moreau a bien voulu reprendre ma thèse, et c’est grâce au groupe de travail qui œuvrait alors sous sa responsabilité, grâce également au séminaire de Bernard Roussel, que ce travail a pu aboutir sous la forme qui est la sienne aujourd’hui.

Cette genèse difficile expliquera sans doute que cette thèse ne se présente pas comme un travail classique d’histoire de la philosophie qui aurait consisté à embrasser l’œuvre des auteurs sur lesquels je me suis appuyée. Ce n’est, par exemple, certainement pas en spécialiste de Machiavel qu’il m’a paru essentiel d’aborder les quelques chapitres du Prince sur lesquels j’ai jugé bon de m’appuyer pour restituer, par la reconstruction proposée de la genèse de nos États modernes, une partie de leur intelligibilité. Ce n’est pas non plus en spécialiste de l’œuvre de Jean Bodin que j’ai abordé les Six Livres de la République ou commenté une partie du Colloque entre sept scavans ou Heptaplomeres. Et, enfin, je n’ai pas non plus une connaissance suffisante de l’ensemble des productions de François Hotman, Théodore de Bèze ou Philippe Duplessis Mornay, pour prétendre rendre compte de leur œuvre respective.

L’objet principal de ma réflexion a donc été une historiographie française centrée sur le phénomène absolutiste, celle contre laquelle je me heurtais presque systématiquement, et qui ne permet sans doute pas une approche satisfaisante du problème religieux dans un cadre démocratique, une interprétation convaincante du principe de laïcité et d’autres questions sensibles qui tournent autour des questions de la foi et du savoir.

Cette historiographie centrée sur le phénomène absolutiste n’est pas nouvelle. Elle s’est manifestée à l’issue des guerres de Religion, et comme un épilogue de celles-ci, par l’accusation portée en 1600 par William Barclay au sujet de ceux qu’il baptisait du nom de « monarchomaques » pour avoir cherché à détruire les rois. Ce vocable, qu’il inventait, avait eu prétention à désigner, à l’époque, des auteurs qui n’avaient rien en commun, puisque les uns étaient protestants, les autres catholiques, si ce n’est de s’en être pris à leur roi, c’est-à-dire, pour les auteurs protestants, à Charles IX, du fait des massacres qu’il avait lui-même déclenchés la nuit du 24 août 1572, et pour les ligueurs, à Henri III, pour sa politique de conciliation, puis à Henri IV, pour ses origines hérétiques.

Selon William Barclay, les protestants — et pas seulement français, puisqu’il plaçait George Buchanan aux côtés d’Étienne Junius Brutus et de François Hotman — tout comme le catholique extrémiste Jean Boucher avaient développé des thèses tyrannicides : c’était par conséquent à la vie même des rois à laquelle ils s’en étaient pris alors qu’il n’existait pas d’autorité plus élevée que celle du roi qui reçoit son pouvoir de Dieu même, et n’a donc de compte à rendre à personne. Barclay met donc en garde contre toutes les prétentions religieuses à régler les questions proprement temporelles. Nous ne pouvons donc que savoir gré à ce dernier de ce réflexe préventif à l’égard de la religion, ainsi que de l’idée qu’on n’avait pu sortir des guerres de Religion qu’en faisant taire les protagonistes du conflit religieux, et nous avons tendance à épouser spontanément l’idée que les prétentions religieuses, quelles qu’elles aient été, s’étaient avérées la principale menace pour la cohésion sociale sans laquelle il n’y a pas de corps politique qui puisse se maintenir. Et, pense-t-on encore, derrière le droit divin des rois que défendait William Barclay, il y avait l’idée à laquelle nous tenons tous que l’État a ses propres impératifs qui ne doivent plus lui être dictés par une quelconque église. Aussi est-ce le gallicanisme qui suscite actuellement de nombreux travaux et réflexions.

Or la réalité est bien différente si nous la regardons à travers un autre prisme que celui d’un principe de droit divin s’érigeant au-dessus des prétentions religieuses.
William Barclay, tout d’abord, fut un catholique militant et profondément anti-calviniste : c’est Pierre Bayle qui le note dans son Dictionnaire. On peut me faire ici l’objection que cela ne diminue en rien le mérite qu’a eu Barclay de condamner les menaces tyrannicides qui pesaient effectivement sur les rois. Certes. Mais encore aurait-il fallu que les écrits des protestants et des catholiques aient été de la même teneur, c’est-à-dire tyrannicides, thèse contestable, concernant les huguenots j’entends, pourtant soutenue par Roland Mousnier dans son célèbre ouvrage L’Assassinat d’Henri IV, et que l’on trouve encore aujourd’hui, pour ne prendre que cet exemple, dans l’ouvrage de Nicolas Le Roux : Un régicide au nom de Dieu. L’assassinat d’Henri III. Outre cela, le loyalisme des huguenots de l’époque est une réalité qui n’est pas douteuse, vérifiable par les textes qu’ils écrivirent et par les actions qu’ils menèrent.

Mais loin de renoncer à cette position historiographique de Barclay, les travaux de ces dernières décennies se sont plutôt mis au service de cette idée que l’absolutisme était une image historiographique qu’il était urgent de corriger, afin qu’on ne qualifie plus le pouvoir absolu de pouvoir « absolutiste ». Cette image historiographique, pense-t-on, véhicule avec elle l’idée empruntée à l’imaginaire révolutionnaire pour lequel l’« absolutisme » est une forme arbitraire de pouvoir. Comme tous les « ismes », cette image négative masquerait l’apport indéniable du concept de souveraineté absolue dans la construction de nos États démocratiques. Aussi « absolu » n’est plus synonyme d’« arbitraire », mais signifie qu’une instance est parvenue à s’ériger au-dessus des conflits religieux pour les régler, les arbitrer. Ainsi Barclay, mais avant lui Jean Bodin, s’étaient-ils efforcés, toujours selon cette historiographie, de dégager cette position en inaugurant ainsi une situation pleinement moderne où la religion pouvait enfin passer au second plan en ce qu’elle renonçait à subordonner le politique et à prétendre régler les questions temporelles. Dès lors, quoi de plus légitime que le droit divin des rois pour affirmer ce rôle d’arbitre que pouvait désormais prétendre exercer le monarque, et trouver ainsi une solution à la division religieuse qui avait, durant trois décennies, déchiré le royaume de France.

J’ai donc cherché à vérifier qu’il y avait bien parallèlement au concept de souveraineté absolue dans les Six Livres de la République cette idée d’une neutralité de la part du souverain. Or, si l’idée est bien présente d’un souverain qui ne doit pas prendre parti et doit demeurer au-dessus des factions, la solution viendra, selon ce qu’écrit Bodin, de ce que le souverain saura par son exemple et par son exemplarité religieuse inspirer à ses sujets la vraie religion. Voilà un résultat inattendu pour ceux qui ont tendance à voir chez Bodin le penseur qui met en place le futur principe de notre laïcité.

Ce qui apparaît surtout, c’est donc la projection que nous opérons volontiers sur l’idée de souveraineté absolue, celle d’une neutralité de l’État de droit ou celle d’un arbitrage assuré par l’État qui fait appliquer sa loi. La vision de Bodin, loin d’être une version sécularisée, repose en réalité sur une conception théologico-politique qui met la religion au fondement de l’État selon un ordre recomposé.

En revanche, c’est en cherchant à comprendre les propos très elliptiques du chapitre des Six Livres de la République où Bodin parle de la division religieuse, que je suis tombée sur le chapitre de l’Heptaplomeres, ouvrage postérieur attribué à Bodin, où se trouve mis en scène un dialogue entre sept savants représentant chacun une religion. L’une des questions débattues, et qui est remarquable, est en effet celle de savoir si l’on peut « disputer de la religion », c’est-à-dire, dans l’esprit de ceux qui colloquent, de la vérité. Or, à l’exception des représentants de Luther et de Calvin, tous répondent, même quand ils ne sont pas hostiles à l’idée de discussion portant sur la religion, qu’il serait dangereux de compromettre l’obéissance des sujets en permettant que le doute s’insinue dans les esprits. La religion joue donc un rôle politique qui paraît essentiel pour les tenants des différentes religions, à l’exception de Frédéric et de Curce qui sont les représentants de la religion réformée.

Il n’y a rien qui entérine mieux l’idée d’une figure théologico-politique de l’État, une fois que le cadre institutionnel de l’Église a été relégué au second plan, qu’un fondement religieux de l’État visant à garantir la cohésion du corps politique et l’obéissance des sujets. En revanche, il n’en va pas de même dans le cadre de la distinction des sphères temporelle et spirituelle dans la théologie de Luther et de Calvin où une éthique fonde d’emblée la sphère des questions temporelles sans qu’il soit besoin de compenser la perte de l’ordre institutionnel par l’approche métaphysique d’une hiérarchie naturelle existant entre les hommes et leur souverain, entre ce dernier et Dieu : ce que l’on observe chez Bodin.

Je ne suis pas certaine d’être parvenue à bien rendre compte du changement de statut de la religion au tournant des XVe-XVIe siècles — ce que j’ai décrit comme l’effacement d’un ordre religieux au profit de « la religion » au sens où on l’entend aujourd’hui, soit un domaine placé parmi d’autres —, mais j’ai cru apercevoir dans le Prince de Machiavel des indices de ce changement que je ne suis d’ailleurs pas la seule à avoir relevés.

J’ai tout d’abord pensé me représenter ce qu’avait pu être la réception de Machiavel dans le royaume de France en pleine mutation, mutation religieuse et politique. J’ai tenu ensuite à défendre l’idée que Machiavel était avant tout un chrétien, mais étant donné la transformation des récents souverains spirituels, c’est-à-dire les papes, en véritables souverains temporels, un chrétien en un sens nouveau, c’est-à-dire plus proche au plan spirituel d’un Savonarole que d’un pape, mais, en revanche, comme conseiller du prince, plus admiratif de l’habileté politique d’un Alexandre VI que de la rhétorique d’un Savonarole. Pour aller dans ce sens, ce qui m’a paru le plus frappant, c’est l’opposition très saillante dans les premiers chapitres du Prince entre la nouveauté (l’idée d’un principat nouveau, d’un prince nouveau) et ce qui est présenté comme le plus ancien : les « ordres invétérés de la religion » selon l’expression de Machiavel, ce qui venait pour moi conforter l’analyse de Hannah Arendt lorsque celle-ci dans son célèbre article « Qu’est-ce que l’autorité ? » fait état de la disparition de la religion, de l’autorité et de la tradition, et avec elles trois, de la peur de l’enfer qu’avait su maintenir la « politique chrétienne », c’est-à-dire l’institution ecclésiastique romaine, à destination de tous les sujets. Il me semblait donc bien que Machiavel, sans cesser d’être chrétien, avait fait fi de cette « politique chrétienne », c’est-à-dire à l’instar d’un Luther à la même époque, n’avait pas hésité à s’émanciper de l’ordre institutionnel existant.

Il m’est en outre apparu que, dans les premiers chapitres du Prince, il était fait état d’une confrontation de deux espèces de monarchie existant à l’époque, la monarchie du Turc et celle du roi de France. Aussi, il semblait que le modèle juridique byzantin jouait chez Machiavel le même rôle qu’il joue chez Bodin et d’autres auteurs du XVIe siècle. D’où cette antinomie curieuse présente dans le Prince entre une liberté inexpugnable de la part de ceux qui en ont fait l’expérience, et, d’autre part, la remarquable stabilité de la monarchie absolue du Turc qui ne laissait en revanche aucune initiative aux sujets.

Cette fascination n’était en soi pas différente de celle que je lisais chez Jean Bodin à propos de Soliman, à propos des cruautés d’un prince qui, nonobstant ces dernières, n’en faisait pas moins l’admiration de l’Occident chrétien. C’est à nouveau le modèle monarchique et juridique byzantin qui paraissait jouer un rôle déterminant dans l’idée de monarchie absolue telle que nous l’avait représentée Bodin, et telle qu’elle paraissait l’inspirer et le séduire. Ici aussi, et quelle que fût cette monarchie, c’était la position absolue du souverain qui paraissait être la solution de la division religieuse. Les questions que je voulais dès lors poser étaient : « Que représentait donc la Saint-Barthélemy aux yeux de Bodin lui-même ? ». Charles IX avait-il obéi à la raison d’État, comme l’expliquait la version officielle que Guy du Faur de Pibrac avait fourni au roi pour sa justification, ou Jean Bodin cherchait-il à suggérer plus subtilement qu’on n’empiète pas impunément sur le pouvoir du souverain, sur le pouvoir de l’Un, et que, comme pour la cruauté de Soliman, il fallait alors craindre le pire, et justement du souverain lui-même.

J’espère donc avoir montré dans quelle mesure mon travail n’a pas consisté en une étude systématique des auteurs, mais plutôt en un questionnement portant sur le lien qui pouvait être fait à l’intérieur de certains de leurs textes sur ce que devenait, dans un moment de crise pour les cités italiennes et pour le royaume de France, la question de la cohésion, celle de la liberté, et enfin celle de la religion. Voilà pourquoi dès lors j’avais jugé indispensable de m’immerger dans les premières traductions françaises du Prince (1553) afin de réfléchir sur ce qu’avait pu représenter le propos de Machiavel pour un lecteur français de l’époque, et j’y insiste, non pour m’ériger, ce que je ne pouvais espérer, en spécialiste de cet auteur ou de la Florence de l’époque, ni même, comme l’a magistralement fait John Pocock concernant la Grande Bretagne, pour circonscrire un « moment machiavélien » français.
Ce que je retenais donc pour ma problématique, c’était la situation temporelle de Machiavel, le rapport au passé, l’insistance sur le nouveau et sur la situation bouleversée de l’époque.

Pour revenir à la question de l’historiographie française centrée sur l’absolutisme, face au concept de souveraineté absolue, la théorie de la souveraineté des réformés fait pâle figure. Leur constitutionnalisme est médiéval, a-t-on dit, leur contrat, féodal.

J’ai donc fait retour sur le préjugé central qui interdit de voir l’originalité de la politique réformée, en détournant de la lecture de la Francogallia, par exemple, qui est pourtant un texte d’une richesse extraordinaire, mais qui, en France, n’a toujours pas fait l’objet d’une édition critique dans l’ensemble de ses versions — ce qui l’augmente notablement. Ce sont des universitaires américains qui s’en sont chargé : Ralph Giesey et John Salmon.

Ce préjugé présent chez Hannah Arendt consiste à voir dans la Réforme un apolitisme. Pour Arendt, en quittant l’institution ecclésiastique romaine, les réformateurs ont pris ce risque, jugé après coup désastreux, de mettre fin à la politique chrétienne qui avait jusque là garanti une véritable obéissance, c’est-à-dire « consentie », à l’autorité de l’Église — idée que l’on retrouve sous de multiples versions chez des auteurs qui voient dans l’autorité de l’État la solution républicaine aux dissensions qui traversent la société civile.
Cependant, et c’est ce que je me suis attachée à montrer, l’État moderne, sous les auspices d’une volonté générale absolument souveraine, n’a que sa force, si l’on peut dire, à opposer à ceux qu’on désigne alors comme responsables d’un conflit né dans la société civile, c’est-à-dire à l’époque dont je parle, ceux auxquels on pouvait faire le reproche d’avoir changé de religion. Et s’il est bien un enseignement que nous devons tirer de la Saint-Barthélemy, c’est l’échec du souverain absolu à résoudre un conflit autrement qu’en éradiquant, à la Machiavel, ceux qui font obstacle.
Ce que j’ai cherché à montrer, c’est que l’État de droit à lui seul, c’est-à-dire l’État qui fait appliquer la loi, échoue nécessairement à résoudre une situation de conflit entre des valeurs incompatibles entre elles. D’où cette même idée que les principes sur lesquels reposent les États de droit constitutionnels démocratiques sont nés, en revanche, de la nécessité de s’accorder sur une justice qui soit commune à des individus ne partageant plus les mêmes convictions, notamment religieuses.

En considérant les choses ainsi, il est peut-être envisageable de dépasser cette fascination qu’exerce la raison d’État ou l’État républicain unitaire.

De même, le principe d’une religion réformée est demeuré jusqu’ici insuffisamment réfléchi. Il se peut que la Réforme représente le principe d’une religion modernisée, un changement quoi qu’il en soit dans la manière de considérer la religion. Quand cette dernière cesse d’être un ordre donné pour relever d’un engagement propre, elle détermine nécessairement les individus en question à une structuration par le bas de leur organisation. C’est la tension qui semblait présente au sein des assemblées politiques des réformés lorsqu’il s’agissait pour la majorité d’entre eux de faire valoir l’intérêt de tous plutôt que la promotion de ceux de la classe nobiliaire.

Aussi je me suis attachée à montrer que la souveraineté générale gagnerait à ne plus être pensée comme logiquement unitaire à partir du moment où c’est le consentement de ceux qui forment un corps politique qui doit prévaloir. Ainsi, et bien que l’historiographie récente se soit attachée à interdire cette interprétation, il y a bien un lien entre le contrat des textes réformés et le contrat social tel que Rousseau en formulera la définition.

Au XVIe siècle, la clef des deux républicanismes que j’ai opposés — celui de Bodin et celui des auteurs réformés (Hotman, Bèze et Duplessis Mornay) —, résiderait selon moi dans l’existence de deux paradigmes sous lesquels les auteurs paraissent pouvoir être rangés.

Le premier veut qu’on s’inspire du modèle byzantin qui porte en lui l’idée de monarchie, le principe d’une souveraineté absolue : ce qui explique la fascination pour Soliman le Magnifique, pour le modèle vénitien de République marqué sans doute par l’ancienne appartenance de Venise à l’Empire byzantin — mais c’est aussi la source grecque si chère à Hannah Arendt.

Le second, qui inspire davantage les réformés, se référerait davantage à Rome, la Rome républicaine plutôt qu’impériale, c’est-à-dire la figure d’un Brutus assassinant César parce qu’en voulant se faire roi, il transgressait le tabou romain de la royauté (rappelons Étienne Junius Brutus). C’est aussi la référence à Polybe et à l’idée de constitution mixte. Pour les réformés, il est nécessaire que le pouvoir qui s’exerce sur tous soit consenti. Cette réponse implique l’idée d’un pouvoir non plus seulement légal, mais procédant d’une forme de légitimité fondée sur une auctoritas nouvelle qui n’est désormais rien moins qu’un fondement moral ou universel de la politique. Il faut donc des raisons pour fonder cette légitimité, qui dépasse la légitimité par le sang ou par l’ancienneté des sénateurs, et nul mieux qu’un droit non pas naturel, mais rationnel, pour satisfaire les attentes de ceux qui consentent à une autorité qui n’est autre qu’eux-mêmes en un corps politique.