Stéphanie BUCHENAU
Art d’Invention et Invention
de l’Art.
Logique, rhétorique et esthétique à la Frühaufklärung
« The Art of Invention and
the Invention of Art. Logic,
Rhetoric and Aesthetics in the Early German Enlightenment »
Thèse de doctorat en études germaniques et en littérature
comparée, soutenue le 9 décembre 2004, sous la direction de
MM. Gérard Raulet et Allen Wood
(Ph.D. et thèse de doctorat nouveau régime : diplôme binational franco-américain, co-tutelle réalisée entre l’université de Yale, Etats-Unis, et l’Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences humaines de Lyon).
Jury : MM. Gérard Raulet (Directeur de thèse, Ecole Normale Supérieure LSH/Université Paris IV), Allen Wood (Directeur de thèse, Yale/Stanford University), Michel Espagne (CNRS), Pierre-François Moreau (Ecole Normale Supérieure LSH) ( in absentia : Cyrus Hamlin, Yale University, Karsten Harries, Yale University, Haun Saussy, Yale University).
Les auteurs auxquels je me suis intéressée dans ma thèse
tels Bacon, Descartes, Wolff et les wolffiens avaient tous un même
objectif : construire une méthode d’invention pour diriger
les élans créatifs en réduisant les tâtonnements
et le facteur du hasard dans les inventions.
En même temps, aucun de ces auteurs n’ignorait que les inventions ne sont que très rarement méthodiques, ordonnées et que, par définition, inventer, c’est inventer du nouveau. Tous avaient donc présent à l’esprit que notre savoir à la fois nous dit et ne nous dit pas où aller, dans quel sens chercher. C’est là le paradoxe de toute invention et de toute recherche : si nous savions déjà où chercher, nous n’aurions pas à chercher du tout. Autrement dit, qu’il s’agisse d’un travail artistique ou scientifique, celui-ci commence le plus souvent par un moment où nous sommes peut-être poussés par des questions, des convictions, des intuitions, mais ne savons pas très bien ou nous allons ; puis, le travail suit un ordre de maturation qui nous échappe un peu lui aussi.
Bien sûr, c’est exactement ce qui s’est passé pour ma thèse. En un sens, sa genèse fut longue, compliquée, sinueuse. A l’origine, je savais que je voulais travailler sur des questions de théorie littéraire au carrefour de la littérature et de la philosophie, et que je voulais réfléchir aux liens entre ces deux disciplines ; la question n’était pas seulement de savoir en quel sens la philosophie peut imprégner les textes littéraires, mais aussi et surtout en quel sens la poésie constitue un type de pensée, de sagesse et d’instruction autre que celui propre à la philosophie, un type de pensée qui implique des règles et un style particulier.
De ce point de vue, la poétique et l’esthétique de la Frühaufklärung m’intriguaient particulièrement, et elles me semblaient philosophiquement riches, inexplorées et même incomprises. Mes lectures de Martha Nussbaum et d’autres auteurs qui réfléchissent aujourd’hui sur le rapport entre esthétique et morale et sur la fonction morale de la littérature m’ont fait penser que les poétiques de l’Aufklärung, qui offrent toutes des variations autour de la sentence horatienne selon laquelle la poésie doit plaire et instruire, méritaient un examen plus détaillé; et que le mépris général dans lequel on tenait leur moralisme et leur didacticisme était peut-être injustifié. A mesure que j’approfondissais mes lectures des sources primaires, je commençais à comprendre aussi à quel point ces textes étaient tous nourris par les projets pratiques et pédagogiques des Lumières ; Allen Wood et Gérard Raulet se souviendront que j’avais commencé par décrire mon sujet de recherche comme portant sur le rapport entre esthétique et morale dans la pensée de la Frühaufklärung, et pendant un temps, je me suis plongée assez intensément dans la lecture de la philosophie pratique de l’Aufklärung, dans Wolff mais aussi dans Christian Thomasius et d’autres (ce sont par ailleurs des lectures et des thèmes que je trouve toujours fascinants). Au fil de mes lectures, j’ai aussi commencé à développer un intérêt plus spécifique pour Wolff, car il m’est apparu que les auteurs comme Bodmer, Breitinger et Gottsched mais aussi Baumgarten réclamaient d’être lus comme des membres d’une école – celle de Wolff –, et qu’il convenait de mieux restituer le cadre de la pensée de Wolff pour bien les comprendre.
Quant à Baumgarten, je fus d’abord frappée par le manque d’étude philologique sérieuse et par le fait que les éditions existantes, en allemand et en français, ne proposaient toutes – et sans que cela ne soit explicitement indiqué par les éditeurs – que des traductions extrêmement partielles de l’Aesthetica ; dans les éditions allemandes et françaises, on ne trouve ni justification de la pratique éditoriale, ni table des matières complète de l’Aesthetica. Plus généralement, il m’a semblé que les commentateurs de Baumgarten adoptent des attitudes et pratiques interprétatives ambiguës. D’une part, ils manifestent un désir de voir en Baumgarten le fondateur d’une discipline et donc de le réhabiliter comme philosophe. Les études classiques sur la naissance de l’esthétique en Allemagne (celles d’Ernst Cassirer, d’Alfred Baeumler, de Heinz Paetzold, Ursula Franke) – études dont j’ai découvert plus tard qu’elles s’appuyaient elles-mêmes sur des études plus anciennes, datant de la première moitié du XIXème siècle et revendiquant toutes une tradition esthétique philosophique spécifiquement allemande –, accordent généralement un rôle crucial à Baumgarten, qu’elles célèbrent comme l’inventeur d’une discipline nouvelle, l’esthétique philosophique, qu’il aurait construite sur des bases leibniziennes et wolffiennes.
D’autre part, ces études adoptent toutes une perspective assez grossière.en restant à distance des sources. Cela relève apparemment d’un choix délibéré : les auteurs en question revendiquent souvent explicitement la nécessité d’une vue lointaine sur la Frühaufklärung qui consiste selon Robert Sommer à ne pas suivre les wolffiens dans tous leurs égarements philosophiques. En effet c’est précisément cette prise de vue globale d’histoire des idées sur la genèse de l’objet art et de l’esthétique moderne qui justifie l’intérêt qu’ils portent aux petits auteurs de la Frühaufklärung. Or, à mesure que j’approfondissais mes lectures cette perspective commençait à me paraître problématique. Je trouvais qu’elle donnait généralement lieu à des descriptions vagues, incomplètes et stéréotypées : je retrouvais sans cesse le même type d’explication et d’argument (inspiré sans doute de la présentation kantienne de la philosophie et de l’esthétique wolffienne): Baumgarten poursuivrait aux dires des commentateurs la réhabilitation de la perception sensible amorcée par Leibniz dans son esquisse d’une échelle continue de perceptions allant des perceptions obscures aux perceptions distinctes, contre Descartes qui, lui, défendrait une position essentiellement an-esthétique. Cette réhabilitation de la perception sensible résulterait chez Baumgarten de sa reprise d’un projet en germe chez Wolff et les Wolffiens, : celui d’une logique comme art de la connaissance sensible. Baumgarten soutiendrait donc que la perception sensible est elle-même une forme de connaissance susceptible d’être méthodiquement cultivée dans une logique inférieure, ou esthétique.
Cette explication me semblait partiellement juste, mais incomplète dans la mesure où elle ne rendait compte ni de l’argument philosophique qui motive précisément la réhabilitation de la perception sensible, ni de la nature du lien entre la question de l’art et cette volonté de réhabilitation du sensible. Elle me semblait suspecte aussi parce que je la retrouvais partout sous la même forme stéréotypée comme si l’on ne pouvait aborder Baumgarten que sous un seul angle, comme s’il était condamné à rester un interlocuteur mort et muet dont nous ne pouvions plus entendre le propos sans interprètes.
Je n’avais pas, à l’origine, de meilleures perspectives et explications à offrir, et ce en particulier pour Baumgarten que je trouvais hermétique et très difficile. Mais il me semblait qu’il fallait mettre provisoirement entre parenthèses les discours classiques sur l’invention de l’esthétique que je trouvais dans la littérature secondaire, qu’il fallait prendre les textes de Wolff et les textes sur la poétique et l’esthétique de la Frühaufklärung comme guide dans ma recherche, qu’il me fallait me plonger dans les sources et dans le contexte historique de l’Aufklärung et du wolffianisme. La rencontre avec M. Raulet et mon insertion dans le groupe de recherche du C.E.R.P.H.I. sur la philosophie allemande ont constitué des aides considérables pour cette tâche dans la mesure où elles ont contribué à forger la conviction que la philosophie de Wolff possède une valeur propre et qu’elle offre le cadre scolaire et le « sous-texte » à tout un demi-siècle de philosophie allemande, mais aussi celui de la genèse de la poétique et de l’esthétique de la Frühaufklärung.
Mon ambition fut alors de chercher à mieux identifier le problème qui avait mobilisé les Frühaufklärer et qui les avait amenés à formuler de nouveaux projets esthétiques. Cela m’a conduit, après réflexion, à redéfinir mon sujet de thèse. Je pris conscience qu’il me fallait mettre en suspens non seulement les notions et les questions d’esthétique classique dont je n’étais plus sûre qu’elles étaient celles de mes auteurs, mais aussi, pour un temps, mes préoccupations morales et pratiques, dont je comprenais qu’il fallait mieux en analyser les prémisses. Je compris qu’il fallait me tourner vers l’épistémologie et la logique pour mieux comprendre les débats dans ce domaine – débats qui pouvaient avoir motivé les wolffiens à tenter de remanier la logique et de la compléter par une esthétique.
C’est ce recentrement thématique qui m’a amenée à déplacer mon attention vers une nouvelle notion qui commençait à me paraître centrale pour les auteurs dont je voulais parler: celle de l’invention. Autour d’elle et de ses multiples applications, il m’a semblé voir les pièces d’un puzzle, longuement manipulées, subitement prendre figure - ce fut un véritable déclic. Il fallait, certes, en un sens redéfinir le corpus, remonter plus loin, explorer d’autres directions, inclure de nouvelles lectures, mais je trouvais que cette recontextualisation donnait une nouvelle unité à la pensée sur l’art de Wolff et de ses disciples. Dans la mesure où elle m’amenait à étudier l’invention dans la tradition rhétorique ancienne et cicéronienne, elle m’a en outre permis de mieux cerner le projet philosophique de Baumgarten.
II. En un sens, la nouvelle histoire que j’ai voulu construire n’est plus centrée sur la fondation de l’esthétique mais plutôt sur les idées d’invention et de créativité. Un recadrement et un nouveau point de départ se sont ainsi imposés. Il a fallu considérer dans un double mouvement deux traditions : d’une part celle de l’héritage aristotélicien et cicéronien pour lequel l’invention constitue la première étape de l’argumentation (« inventer », signifiant alors « trouver un sujet »), et d’autre part celle de la tradition moderne et baconienne pour laquelle la notion d’invention possède un sens plus restreint, exclusivement logique et non plus rhétorique. Pour l’architecture de ma thèse, j’ai décidé de faire remonter l’histoire à son commencement moderne chez Bacon qui partage avec ses contemporains l’idée qu’il faut entendre la notion « invention » au sens restreint et logique et comprend en premier l’invention au sens de découverte d’une nature nouvelle, inconnue. J’ai ainsi choisi de consacrer le premier chapitre à une analyse du débat classique sur l’invention avant de me tourner vers Wolff et ses disciples : il était, me semble-t-il, nécessaire de bien marquer les différentes étapes du débat et aussi de montrer qu’il existe plusieurs protagonistes dans mon histoire qui certes engageait Baumgarten et sa fondation de l’esthétique, mais aussi d’autres auteurs et d’autres arguments ; il me semblait en effet important de ne pas focaliser toute mon attention sur Baumgarten, mais de mesurer les apports respectifs des différents protagonistes au débat qui fut le leur.
Ce n’est en particulier pas Baumgarten mais bien Bacon et ses successeurs de l’Age classique qui commencent à réfléchir à la nature de l’invention et à la manière de concevoir une méthode d’invention au sens moderne; ce sont eux aussi qui commencent à démolir et reconstruire l’organon de la philosophie, ainsi qu’à regrouper et redéfinir les arts libéraux. On observe de fait à l’Age classique – chez Bacon mais aussi dans la tradition cartésienne et leibnizienne -, comment se fait jour, dans le cadre d’une réflexion sur la logique et ses arts auxiliaires un nouveau débat sur le statut des différents arts libéraux impliquant non seulement la logique et les mathématiques mais aussi (puisque toute pensée dépend de signes et requiert le langage) la rhétorique, la grammaire et enfin la poétique et l’esthétique. Cette réflexion sur le trivium et ses possibles restructurations qui engage le lien entre pensée et langage me paraît primordiale pour comprendre la réforme de la logique et l’esthétique de Baumgarten, et elle a semble-t-il été complètement ignorée par tous les commentateurs qui, je l’ai dit, se contentent généralement de renvoyer le lecteur à la classification des connaissances chez Leibniz pour expliquer la fondation de la première esthétique.
Par ailleurs, ce n’est pas chez Baumgarten mais chez Wolff que se manifeste d’abord une nouvelle attitude du philosophe vis-à-vis des arts ; Wolff qui tôt dans sa carrière fut amené à donner des cours sur l’architecture (considérée alors comme l’une des branches des mathématiques appliquées) fut en effet le premier à réhabiliter les connaissances et les aptitudes de l’artisan comme prémisses d’une méthode d’invention philosophique. Contre Descartes et Leibniz qui soutiennent que l’artisan n’a nulle instruction méthodique à offrir au philosophie, Wolff affirme qu’il peut au contraire y avoir un apprentissage mutuel, et que le philosophe désireux d’établir une philosophie des arts doit s’intéresser à ce qui se passe dans les ateliers de l’artisan et acquérir ses techniques.
Et ce n’est pas Baumgarten mais ses contemporains Bodmer, Breitinger et Gottsched qui à partir d’une réflexion sur des exemples littéraires concrets commencent à développer un nouveau paradigme de l’art que j’ai qualifié de « paradigme heuristique »; en outre, ils adoptent déjà une perspective comparatiste et élargissent leur réflexion de la poésie aux autres arts représentatifs (en particulier à la peinture), comme le fera aussi Baumgarten. C’est pourquoi j’ai décidé de leur consacrer aussi un certain espace dans ma thèse avant de me tourner vers Baumgarten.
Le mérite de Baumgarten consiste finalement à utiliser les acquis de la tradition wolffienne antérieure pour réagencer le système et ménager un espace pour la philosophie des arts. Cette philosophie des arts, ou esthétique, est un second art d’invention qui complète la logique comme premier art d’invention. Elle est fondée sur une certaine extension et une nouvelle division de la notion moderne d’invention. Après avoir subi une restriction sémantique radicale au XVIe et XVIIe siècle (chez des auteurs comme Bacon, Pierre de la Ramée et Descartes, je viens de l’indiquer), la notion se trouve réinvestie à nouveau d’un sens large chez Baumgarten : comme chez Cicéron et comme dans la tradition rhétorique ancienne, elle s’applique à toutes sortes d’arguments, aux démonstrations philosophiques mais aussi aux arguments du poète et de l’orateur. En même temps, Baumgarten n’en revient pas simplement à une conception cicéronienne de l’invention, car il introduit le partage ancien entre invention philosophique et rhétorique à l’intérieur de la logique, en distinguant entre un art d’invention logico-philosophique visant à établir la cohérence d’un discours et à augmenter la profondeur de nos connaissances, et un art d’invention esthétique visant (comme la rhétorique ancienne) à produire un argument intuitivement clair, beau, plaisant, convaincant. L’esthétique de Baumgarten est une méthode d’invention qui concerne ce dernier type d’argument ; en même temps, elle partage non seulement un certain nombre de caractéristiques structurelles avec la logique mais s’applique à cultiver la créativité artistique entendue, dans un sens moderne, comme originalité.
III. Recentrer le débat de la Frühaufklärung autour de la notion d’invention permet de voir que la tradition esthétique du XVIIIe siècle est une tradition hétérogène et plurielle proposant plusieurs options pour penser l’art et la philosophie de l’art qu’il convient de bien démarquer : la pensée de l’art et de la philosophie de l’art de l’Aufklärung se distingue par des traits importants de celles qui suivent, telles l’esthétique de Kant et celles de l’idéalisme allemand.
Dans la conclusion de ma thèse, je me suis concentrée sur la rupture introduite par Kant. J’ai soutenu que Kant rompt avec l’esthétique de la Frühaufklärung en un sens radical dans la mesure où il change d’option méthodologique : il abandonne le projet antérieur d’un art d’inventer et le remplace par la méthode critique qui ne vise plus désormais à augmenter nos connaissances, mais seulement à circonscrire ce que nous pouvons savoir.
Mais si la rupture introduite par Kant fut sans doute cruciale (et mériterait sans doute que l’on s’y intéresse de plus près encore), Kant ne fut pas le seul à récuser le projet esthétique de ces prédécesseurs de la Frühaufklärung. Pour mieux comprendre et décrire à la fois l’histoire des idées de cette période et la spécificité de l’esthétique des wolffiens, il faudrait examiner plus en détail les raisons et les modalités des ruptures ultérieures. Autrement dit, après avoir pris une perspective volontairement locale et contextuelle en nous focalisant sur un moment précis d’une histoire, il serait éclairant de revenir à une perspective plus globale et d’examiner les résistances et objections que les philosophes de la fin du XVIIIe siècle ont opposées à la première esthétique.
Car il suffit d’y regarder de plus près pour comprendre que l’hypothèse selon laquelle Baumgarten lui-même n’aurait pas connu de réception en Allemagne en raison de son obstination à écrire en latin est peu plausible. A la différence du public d’aujourd’hui, les lecteurs du XVIIIe siècle étaient encore familiers du wolffianisme et du débat sur l’art d’inventer - on trouve des ébauches d’autres projets d’art d’inventer jusqu’à la fin du XVIII siècle. Par ailleurs, l’obstacle linguistique semble en fait moins rédhibitoire que ce que certains critiques ont suggéré ; d’ailleurs il y avait aussi les écrits de Meier (des milliers de pages, certes peu digestes, mais toutes en allemand) dont l’objectif principal fut de diffuser et populariser la pensée de Baumgarten. Baumgarten a donc eu des lecteurs, et même de grands lecteurs. Les écrits de Lessing, de Kant, Herder, Hegel et d’autres montrent qu’ils ont tous attentivement lu Baumgarten.
Cependant, il est vrai qu’il ne reprennent pas son esthétique à leur compte. Il est certain que l’esthétique de Baumgarten a donné lieu à des résistances, et à des résistances extrêmement productives dans la mesure où elles ont conduit ses successeurs à proposer un grand nombre de projets esthétiques alternatifs. Pour mieux comprendre et justifier l’intérêt de l’esthétique de Baumgarten, il faudra mieux encore examiner ces résistances et alternatives. Une hypothèse que j’ai avancé dans ma conclusion pour expliquer l’abandon du projet de Baumgarten consiste à interpréter celui-ci comme l’une des conséquences de l’abandon plus général d’une conception de la philosophie comme art d’inventer dont le succès ou la productivité commencent à paraître douteux aux yeux des philosophes postwolffiens comme Kant et d’autres. Il semble s’agir d’un changement de paradigme très global, mais qui affecte aussi le domaine esthétique ; les philosophes commencent à abandonner l’idée de l’esthétique comme méthode de production et de jugement, à revenir vers une perspective qui envisage l’art comme manifestation d’un don divin ou naturel, et à concevoir la philosophie de l’art ou l’esthétique selon de nouveaux modèles (comme critique ou comme science doctrinale). Plus loin, il semble que les successeurs de Baumgarten changent non seulement de conception disciplinaire de l’esthétique (ou philosophie de l’art) mais aussi de conception de l’art, et que ce que j’ai appelé le « paradigme heuristique de l’art » selon lequel l’art nous offre des lunettes pour mieux voir la réalité commence progressivement à perdre du terrain à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Même si les philosophes maintiennent d’abord une conception représentative de l’art, ils semblent de plus en plus vouloir définir le plaisir proprement esthétique non plus comme le plaisir de création/recréation d’une image possédant une valeur de réalité (comme cela était le cas dans la tradition wolffienne), mais au contraire comme un plaisir résultant de la conscience du spectateur que l’art qu’il contemple n’est pas la réalité – un plaisir qui n’est par conséquent que subjectif. Mais ces changements sont fort complexes. Leur étude permettrait de dessiner une « histoire » de l’argument esthétique sans doute bien différente de celle qu’on a l’habitude de lire. C’est de cette histoire peut-être qu’il faudrait partir pour mieux comprendre ce que pourrait signifier aujourd’hui une éventuelle réactivation de l’argument « oublié » des Frühaufklärer – j’ai signalé dans la dernière partie de ma conclusion quelques pistes dans cette direction ; j’ai brièvement indiqué ce que pourrait être ses apports dans les débats actuels sur l’art – tels que ceux dans l’esthétique analytique sur l’art comme une forme de langage ou comme raisonnement contrefactuel sur un monde possible, ou celui portant actuellement sur la créativité dans les sciences et dans les arts, ou encore le débat logique sur une logique abductive d’invention. L’approfondissement de ces pistes pourrait constituer l’un des prolongements possibles de ce travail.