Discours de soutenance de thèse

Elsa DORLIN

Au Chevet de la Nation : Sexe, race et médecine
(XVIIe-XVIIIe siècle)

Thèse de doctorat de philosophie, Université Paris IV Sorbonne, 2004.
Sous la direction de Monsieur le Professeur Pierre-François Moreau (Université Paris IV Sorbonne, ENS-LSH).
Soutenue le 2 décembre 2004, devant un jury composé de Mesdames les Professeures Sandra Laugier (Université Jules Verne), Frédérique Matonti (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonn) et Eleni Varikas (Université Paris 8 Saint Denis), et de Monsieur le Professeur Bertrand Guillarme (Université Paris 8 Saint Denis).

Madame la présidente, mesdames, messieurs les membres du jury ;
Lorsque j’ai entamé cette recherche, j’avais l’ambition d’écrire un nouveau chapitre de l’histoire du sexe. Je voulais montrer à quelles conditions, à l’Âge classique, le concept médical de tempérament avait permis de définir la différence sexuelle des corps. Au XVIIe siècle, ce ne sont pas les anatomistes, mais bien les médecins qui ont fourni la définition du sexe.
Le corps est composé d’humeurs auxquelles on prête différentes qualités et dont le déséquilibre détermine des types physiopathologiques. Depuis l’Antiquité, le corps féminin est ainsi caractérisé par son tempérament flegmatique, c’est-à-dire par son naturel froid et humide, par ses humeurs croupissantes ; il est considéré par la pensée médicale comme un corps par nature pathogène, un corps constamment malade et donc inférieur aux hommes, dont le corps est naturellement plus chaud, plus sec, plus sain.
Cette conception du tempérament féminin permet d’affirmer que les femmes sont dans l’incapacité de se maîtriser, incapable de maîtriser leur corps, un corps lâche qui coule, s’engorge, agonise. La conceptualisation de la différence sexuelle à l’Âge classique passe donc par les catégories du sain et du malsain, qui s’avèrent des plus efficaces pour justifier l’inégalité des sexes et soutenir la domination de genre. Le corps féminin est un corps malade et tout corps malade est par définition un corps efféminé, car infériorisé.

Les philosophes de l’égalité des sexes au XVIIe siècle, sur lesquels j’ai antérieurement travaillé , comme François Poullain de la Barre ou Gabrielle Suchon, par exemple, ne s’y sont pas trompés : leurs véritables adversaires ne sont pas ces petits galants rhéteurs et imbus d’eux-mêmes, mais bien les médecins. C’est face et contre eux, que Poullain ou Suchon ont démontré qu’aucune différence naturelle entre les hommes et les femmes ne justifiait que l’on tienne les femmes dans l’hétéronomie et l’ignorance.
Ma recherche commence au cœur de ces philosophies qui ont défendu l’égalité des hommes et des femmes : au cœur d’une philosophie ensevelie, au sens où il s’agit d’une philosophie oubliée, mais aussi, et surtout, au sens où il s’agit d’un savoir historique en lutte, d’une philosophie de combat, un combat qu’elle a perdu. Je me situe du côté des vaincus et j’appréhende l’histoire des corps sexués, l’histoire tumultueuse du sexe biologique depuis cet espace polarisé et polémique.
L’historicité du sexe s’est avérée une position méthodologique de départ pour mon travail de thèse.
La médecine étant la véritable fabrique du sexe aux XVIIe et XVIIIe siècle, j’ai commencé par établir mon corpus : ou, plus exactement, à reconstituer le genre des « maladies des femmes », genre médical important depuis Hippocrate, qui connaît un développement et une diversification considérables à l’Âge classique ; car c’est dans les traités des maladies des femmes que se met en place une pensée de la différenciation sexuelle des corps à partir des catégories du sain et du malsain. Sur plusieurs points, ce corpus des maladies des femmes m’est apparu soumis à un régime d’exception dans l’histoire de la pensée médicale. Peu d’outils classiques de l’histoire et de la philosophie des sciences m’ont été réellement utiles pour travailler ce corpus. J’ai donc adopté une approche plus opératoire, héritière des travaux d’histoire de la médecine et des recherches anglo-saxonnes sur « science et genre ». Je me situe ainsi, à la fois dans la continuité et dans le renouvellement de l’épistémologie historique « à la française ».
Toutefois, cette démarche, pour être fructueuse, a nécessité que je réélabore le concept de genre que j’allais manier.

L’étude que j’ai faite sur l’histoire de l’hystérie et sur celle de la nymphomanie en témoigne : en montrant, par exemple, comment la nymphomanie consistait purement et simplement en une mutation de genre – les femmes atteintes sont cliniquement décrites comme ayant un témpérament chaud et sec typiquement masculin, un corps « mâle », aux muscles saillants, aux poils abondants et noirs … , j’ai pris acte d’un fonctionnement du rapport de genre qui ne passait pas nécessairement par des oppositions dichotomiques de type masculin/féminin, mâle/femelle, force/faiblesse, mais qui usait de bien d’autres modalités pour assurer sa perpétuation, quitte à produire des « mutantes ». La conclusion est que le rapport de genre fonctionne à plein aussi bien dans le processus de normalisation des rôles et des corps sexuelles entre hommes et femmes donc, que pour différencier les femmes entre elles.
Conformément à cette approche critique, j’ai pu replacer mon corpus des « maladies des femmes » dans le paysage de la pathologie et j’ai constaté que les maladies des femmes constituaient un modèle de hiérarchisation politique et sociale : ainsi, j’ai étudié le corpus des traités et mémoires sur les maladies des esclaves, dites « maladies des noirs » ou « maladies des nègres », au XVIIIe siècle et j’ai montré que le corps des esclaves était défini par la majorité des médecins comme un corps au tempérament flegmatique c’est-à-dire typiquement féminin, un corps malade, pathogène que seul le régime esclavagiste pouvait guérir ou purger. C’est ce processus complexe que j’ai qualifié d’hystéricisation du corps esclave.
Ainsi, par le moyen d’une redéfinition précise du concept de genre avec lequel je voulais travailler, je suis donc passée d’une histoire et d’une philosophie de la maladie féminine à une anthropologie politique de la Nation, axée sur une généalogie sexuelle et coloniale de cette dernière.

Deuxième point, j’ai mené une véritable enquête philosophique sur un matériau non philosophique : au sens où j’ai travaillé sur la médecine mais aussi au sens où le texte de mes traités me ramenait constamment à la matérialité de la chair, du sang, des corps, des vies subalternes et donc à la réalité sociale. De ce fait, il m’a paru important de considérer le texte médical ou le texte politique au même titre que toute matière historique socialement polarisée. Par exemple, j’ai littéralement « traqué » le concept de tempérament, j’ai suivi de nombreuses pistes, mais je n’ai porté de l’intérêt aux diverses occurrences du terme « tempérament » que dans la mesure où elles me signalaient des usages sociaux et politiques de ce terme, à commencer par la conceptualisation d’un ordre sexuel ou d’un ordre racial.
Il m’a donc semblé nécessaire de donner aux textes médicaux leur contexte social et politique, principalement en ce qui concerne la gestion sociale de la reproduction. En m’appuyant à la fois sur les études consacrées à la chasse aux sorcières et sur les travaux de démographie, j’ai voulu prendre la mesure des pratiques anti-conceptionnelles ou des infanticides et expliciter comment la professionnalisation et l’institutionnalisation d’un corps médical avait en partie pour fonction de contrôler le corps des femmes mais aussi la transmission d’un savoir sur ces pratiques.

Enfin, du point de vue de la méthode qui a présidé à cette recherche, elle est redevable à la pensée de Foucault, principalement du Foucault de la Naissance de la clinique et de l’Histoire de la Folie. Cependant, je dois dire que j’entretiens une relation assez particulière avec la pensée de Foucault : je la malmène, je la trahis, je la bouscule – ce qui ne lui aurait certainement pas déplu d’ailleurs –, mais je la prends aussi au mot. J’ai pris au mot la définition de la généalogie, telle qu’il l’énonce dans le cours de 1976 « Il faut défendre la société », c’est-à-dire que je suis partie des savoirs ensevelis, et, par conséquent, j’ai réalisé une généalogie de la modernité non seulement centrée sur la domination de genre, mais également tournée vers la société coloniale qui s’est petit à petit imposée comme incontournable pour comprendre mon objet. Mon étude porte donc sur les ombres des Lumières : les corps sexués, les corps racisés et l’espace politique et historique que constitue la France et ses possessions d’outre mer à la veille de la Révolution Française.

Ce dernier point me permet d’introduire les résultats de ma recherche.

1) J’ai emprunté à la pensée de Foucault le terme de « noso-politique ». Foucault l’emploie pour montrer comment la santé de chacun a été collectivement prise en charge et est devenue l’objet d’un véritable souci politique. Je l’emploie pour ma part pour montrer comment le couple santé/maladie devient un problème social et politique ; mais, surtout, comment ce couple, santé/maladie, devient une façon de penser le politique. Les femmes malades, c’est la Nation qui est malade, menacée, vulnérable. Les médecins, protagonistes de la politique nataliste initiée par le pouvoir royal, se tiennent donc au chevet des femmes parce que la régénérescence de la Nation en dépend.
Alors qu’auparavant la maternité était assurée par au moins deux femmes, la génitrice et la nourrice, désormais une seule et même femme, saine et affectueuse doit se charger des enfants de la Nation. La régénérescence de la population dépend de l’élaboration et de l’émergence d’une notion de santé féminine inédite, dont j’ai étudié la genèse conceptuelle, qui donne à la « mère » un profil physiologique distinct des autres femmes. La « mère », personnage physiologique, anthropologique et politique incarne désormais la santé féminine, en passe d’être considérée comme l’étalon physique et moral à l’aune duquel les médecins jugeront le corps des femmes pour les deux siècles à venir.

2) Le chapitre sur les nourrices mercenaires, qui se trouve au centre de ma thèse, est un chapitre crucial du point de vue de ma problématique car c’est à ce point de ma recherche que j’ai compris que le concept de tempérament jouait un rôle déterminant dans la genèse du racisme. Les nourrices permettent de mettre au jour deux éléments essentiels : d’une part, la définition du tempérament qui s’affine progressivement, et devient un principe de détermination endogène des corps ; d’autre part, les nourrices soulèvent la question de la transmission des caractères héréditaires, du mélange des tempéraments non pas via le sang mais via le lait. Jusqu’ici, la plupart des études sur le racisme avait surtout travaillé sur la question du sang et de la race. Ce que je montre c’est que le tempérament fait la jonction entre une acception généalogique de la race, essentiellement nobiliaire qui a trait au sang des familles, et les théories des climats et de l’autochtonie. Les critiques virulentes des médecins et des philosophes à l’encontre des nourrices mercenaires doivent être entendues comme le creuset d’un discours nationaliste : les nourrices figurent un sol étranger qui vient corrompre et modifier le tempérament de l’enfant. Promouvoir l’allaitement maternel, c’est faire de la mère la garante de l’autochtonie et, partant du caractère national : elle devient un sol natal « portatif », si je peux dire. Cette conception est déterminante au XVIIIe siècle au regard du contexte colonial : quelles que soient les lattitudes, les enfants de colons restent par le lait de leur mère de vrais français et non des créoles. Le tempérament s’avére donc un instrument conceptuel et politique qui fabrique de l’unité national et même un peuple, dans un contexte d’empire.

3) Deux raisons majeures à cela : la première, tient au fait que le tempérament comme concept de la médecine permet, comme je l’ai dit tout à l’heure rapidement, de penser un déterminisme endogène (je suis par nature flegmatique, sanguin, mélancolique ou colérique, goutteux ou migraineux, pourquoi ne serais-je pas par nature français, anglais ou espagnol, voir même pourquoi n’est-ce pas le tempérament de mon corps qui détermine la couleur de ma peau ?). La deuxième raison renvoie au fait que le tempérament a d’abord fait ses preuves pour conceptualiser et maintenir la différence sexuelle. C’est le tempérament qui permet de justifier une prétendue différence naturelle entre les sexes. Ainsi c’est sur le modèle des tempéraments de sexes que l’on produit des tempéraments de race, principe de classification qui n’a pas été aperçu par les commentateurs, alors qu’il est loin d’être mineur - il est employé par Linné dans son Système de la Nature pour penser la diversité humaine. Ma thèse est donc que le sexisme, tel qu’il est conceptualisé par la notion de tempérament de sexe a été un préalable théorique au racisme moderne. En ce sens, j’ai eu l’ambition de faire une épistémologie de la domination, sur le modèle des travaux majeurs de Colette Guillaumin.

4) Dernier résultat que je voudrais mettre en avant : la question des techniques politiques. Le lien entre la domination de genre et le racisme n’est pas seulement théorique. En entamant des recherches sur le tempérament de race, j’ai retrouvé des récits, des textes, faisant mention de pratiques anciennes de mélanges des peuples dans le but d’améliorer les qualités physiques et esthétiques de telle ou telle nation – pratiques qui consistaient, par exemple, dans l’achat de femmes sur les marchés d’esclaves réputés spécialisés dans ce type d’esclavage. Or, au moment où la plupart des philosophes, des médecins, des politiques ou des administrateurs au XVIIIe siècle sont convaincus que la nation française dégénère, au moment où on assiste à la systématisation des premières théories racistes, le thème des techniques eugéniques est omniprésent : tout se passe comme si la racialisation des esclaves, comme justification des sociétés plantocratiques et instrument de maintien de l’ordre, avait eu pour effet de racialiser les catégories du politique et les techniques de gouvernement (à tel point qu’on revisite l’histoire à l’aune de cette nouvelle vision du politique – cf. historiographie médicale du politique, ou même la lecture de la guerre des deux races). On comprend dès lors à quel point la naissance d’un type féminin de la santé est cruciale : les femmes réputées saines, les bonnes mères, possèdent un tempérament défini par les médecins comme le tempérament idéal, ce sont les femmes blanches issues de la bourgeoisie. Dans l’idéologie nationale, la figure de la mère est donc ce qui vient donner à proprement parler corps à la nation revigorée. Les contours de cette nouvelle maternité sont essentiellement nosologiques et racistes, ils ont été définis à partir des expériences croisées de la société coloniale et de la nosopolitique du royaume, dont le point commun est la norme du sain comme figure du pouvoir. La « mère » devient donc l’instrument majeur de ce que j’ai appelé une génotechnie, c’est-à-dire des techiques les plus efficaces pour constituer, fabriquer un peuple français.

Cette conclusion me permet de poser ce qui me semble devoir être approfondi et poursuivi dans un travail futur : par exemple, ce concept de génotechnie que je dois affiner mais qui me semble être très utile dans la perspective d’une recherche croisant « Genre et Nation ». Pour cela, je pense que les archives coloniales me seront nécessaires.
Je voudrais aussi éprouver mon analyse des maladies des femmes sur une période plus récente : principalement la période coloniale de la fin du XIXe s. et sur le contemporain, en perpétuant cette approche problématique qui n’isole pas le rapport de genre mais part des dominations croisées, comme des pratiques de résistance.
Justement, partant d’un savoir enseveli – les philosophies de l’égalité, je m’aperçois aujourd’hui en portant un regard retrospectif sur mon travail, que mon cheminement m’a amené à la mémoire enfouie, éparse, disséminée des pratiques de luttes et de résistances, principalement celles des esclaves. Je veux en savoir plus. Aussi, mes recherches futures porteront sur une épistémologie de la résistance.
Ce travail de thèse s’achève donc sur une invitation, ou plutôt sur la nécessité de repartir et de poursuivre ce chemin. Je vous remercie de votre attention.