Marie Gaille-Nikodimov
Liberté et conflit civil - une interprétation de la politique machiavélienne
Thèse soutenue le 10 décembre 2001
Émile Benvéniste rappelle que, tout comme les termes sanskrits -[eva- et -[iva-, le latin civis est un terme de compagnonnage impliquant communauté dhabitat et des droits politiques et que le sens authentique de civis nest pas citoyen, mais concitoyen. Compte tenu de la valeur de réciprocité inhérente à civis, il faut donc entendre civitas comme une notion collective (Le vocabulaire des institutions indo-européennes, 1, p. 337). Lobjet de ma thèse peut se définir comme une tentative pour comprendre la nature de ce compagnonnage des citoyens en quel sens faut-il analyser cette dimension collective de la citoyenneté ? -.
A cette fin, nombreuses sont les uvres dont jaurais pu engager la lecture en vue de rédiger cette thèse. Le choix de Machiavel sest néanmoins imposé en raison de la manière dont je concevais ce travail en relation avec ma perception de la conjoncture présente. Jai en effet demblée envisagé celui-ci comme un exercice de pensée politique, à la manière dont un auteur sans doute trop à la mode pour être lu sans préjugés définit cet exercice. Hannah Arendt, dans sa préface à Between past and future, traduit en français sous le titre de La Crise de la culture, présente ses textes comme [je cite] des "exercices de pensée politique telle quelle naît de la réalité dévénements politiques (quoique ces événements ne soient quoccasionnellement mentionnés), et ma conviction est que la pensée elle-même naît dévénements de lexpérience vécue et doit leur demeurer liée comme aux seuls guides propres à lorienter" (p. 26).
Cette conjoncture était, et se trouve encore à mes yeux, en grande partie dominée dune part par laffirmation du triomphe théorique sans partage de la pensée politique libérale, notamment, mais pas seulement, dans le monde anglo-saxon, et dautre part, dans le cadre de mes études de philosophie, par la prégnance des pensées contractualistes, que lon renvoie à la tradition qui commence avec Hobbes ou au renouveau de cette même tradition, en particulier dans la philosophie politique anglo-saxonne, avec la publication par J. Rawls en 1971 de sa Théorie de la justice. Il me paraissait impossible, afin de penser cette con-citoyenneté, de men tenir à la vision dun corps politique de citoyens libres et égaux, dont les droits et les devoirs sont définis réciproquement, vision dont le seul souci ou du moins le souci majeur a pour objet les abus potentiels des gouvernants dans des institutions principiellement destinées à maintenir et à promouvoir la liberté et légalité des citoyens. Même sil va de soi que des distinctions doivent être faites dans la pensée libérale comme dans la tradition contractualiste, cest une telle vision quelles me semblent dans lensemble nourrir, chacune à leur manière. Les suivre signifiait pour moi, à tort,
La facette de luvre machiavélienne qui ma intéressée dans cette perspective nest pas celle que Montesquieu désigne comme le "délire de Machiavel" - délire qui consiste selon lui à [je le cite] "avoir donné aux Princes pour le maintien de leur grandeur des principes qui ne sont nécessaires que dans le gouvernement despotique, et qui sont inutiles, dangereux et même impraticables dans le monarchique" (Dossier de LEsprit des lois, OC II, La Pléiade, p. 996). Cest plutôt la combinaison de trois dimensions de sa pensée qui a attiré mon attention. (1) Lune des raisons principales qui empêchent de concevoir aujourdhui la citoyenneté à partir de la réflexion machiavélienne tient à ce que nous ne pouvons trouver dans celle-ci, sinon à létat embryonnaire, lidée de lindividu ; cest lune des raisons majeures qui mont conduite à privilégier son uvre puisquon y trouve une description de la cité qui donne toute sa place dune part aux agrégations de citoyens, à une conception du corps politique non en termes dindividus, mais densembles et dautre part à lidée que ces ensembles, de même que la cité, ont, du point de vue de leur composition, des frontières mouvantes, instables, évolutives. Les descriptions de la cité que lon découvre dans Le Prince, les Discours sur la première décade de Tite-Live et LHistoire de Florence rompent avec les représentations antique et médiévale de la cité, non en rejetant la métaphore du corps politique, mais en proposant une nouvelle version de celle-ci à laquelle les conceptions médicales antiques, dAlcméon de Crotone au corpus hippocratique, permettent en partie de donner une représentation : il ne sagit plus du tout et de ses parties, hiérarchisées selon un principe ordonnateur, mais un "corps mixte" composés déléments définis dans la relation dynamique quils entretiennent les uns avec les autres, les "humeurs". Jai voulu montrer quà travers cette description de la cité, Machiavel cherche avant tout à forger des catégories susceptibles de permettre la conceptualisation de la dynamique politique des cités, depuis la réforme de la distribution des magistratures jusquau changement de régime. De ce point de vue, les notions de "peuple" et de "grands" renvoient moins à des catégories sociales aisément repérables à travers des indicateurs économiques et sociaux quau couple dont la relation joue le rôle moteur dans cette dynamique politique. Ce couple, par conséquent, nest pas nécessairement composé des mêmes groupes sociaux dune cité à lautre ou dune époque à lautre de lhistoire dune même cité.
(2) En liant cette description de la cité à son questionnement sur les conditions de la liberté politique, jénoncerai la seconde dimension de sa pensée qui ma conduite à privilégier son uvre dans ma réflexion sur le compagnonnage des citoyens. Lanalyse de cette relation entre le "peuple" et les "grands" place en effet au centre de ce questionnement lexamen des multiples luttes de pouvoir repérables dans la cité. Deux aspects de cet examen mont paru particulièrement précieux : Machiavel propose tout dabord une véritable phénoménologie des formes civiles de conflit. En dépassant dentrée de jeu le jugement négatif à légard du conflit civil fondé sur leffroi que causent ses manifestations le bruit et la fureur -, il parvient à répondre à deux exigences :
Cette contrariété réside dans limpossibilité à satisfaire ensemble lhumeur des grands et celle du peuple. Ceux-là veulent commander, celui-ci ne veut pas être commandé. Comme je lai dit précédemment, ces entités doivent être pensées de manière relationnelle : leur identité respective et commune réside dans leur exclusion mutuelle ; elle nest rien dautre que leur différence. La diversité des formes de conflit civil et leur intensité variable tiennent, de leur côté, à la manière dont se modulent ces désirs, en fonction des rapports de pouvoir sédimentés parce quétablis sur le temps longs et dune tendance propre à la nature du désir, quel quil soit, à se dépasser sans cesse, à croître, à se déplacer vers de nouveaux objets.
Dautre part, on pourrait de prime abord juger simpliste cette opposition entre un désir de dominer et un désir de ne pas être dominé. Noublions pas cependant quà travers elle, Machiavel entend identifier le moteur dune dynamique, et non décrire, à la manière dun sociologue, les attributs de telle ou telle classe sociale. Or, tel est le second aspect que jai voulu mettre en avant, dans cette identification, la caractérisation en termes de désirs (ou dappétit) me semble particulièrement féconde car elle empêche de sen tenir à une explication des formes civiles de conflit fondée sur des paramètres strictement socio-économiques et conduit à analyser le rôle social et la signification au sein de lhistoire collective de certaines passions, notamment la haine, la peur, lambition, lenvie et la colère, ou sentiments, en particulier celui du mécontentement.
La place centrale accordée à lexamen des multiples luttes dans le questionnement sur les conditions de la liberté conduit Machiavel à se faire lauteur dune histoire que lon pourrait définir en rupture avec celle que M. Foucault baptise "histoire jupitérienne", cest-à-dire dune histoire qui [je cite] "telle quelle fonctionne encore au Moyen Âge, avec ses recherches dantiquité, ses chroniques au jour le jour, ses recueils dexemples mis en circulation, [c] est encore et toujours cette représentation du pouvoir, qui nen est pas simplement limage, mais aussi la procédure de revigoration. Lhistoire, cest le discours du pouvoir, le discours des obligations par lesquels le pouvoir soumet ; cest aussi le discours de léclat par lequel le pouvoir fascine, terrorise, immobilise. Bref, liant et immobilisant, le pouvoir est fondateur et garant de lordre ; et lhistoire est précisément le discours par lequel ces deux fonctions qui assurent lordre vont être intensifiées et rendues plus efficaces." (Il faut défendre la société, p. 59). Selon moi, lhistoire machiavélienne de la dynamique politique des cités nest en rien fondatrice et garante dun ordre politique. Elle a un effet incontestable de dessillement, quel que soit le destinataire de son uvre. Elle met en évidence le fait quà tout ordre politique donné, à toute répartition des magistratures, correspond un état du rapport de puissance entre le désir des grands et celui du peuple.
(3) Enfin, comme je lai dit plus haut, lexamen des multiples formes de lutte repérables dans la cité est au centre dun questionnement sur les conditions de la liberté. Si donc la concitoyenneté se vit essentiellement, pour Machiavel, comme une relation conflictuelle, cette relation ninscrit pas et nenferme pas chaque membre de la cité dans une guerre civile perpétuelle ; tout dabord parce que le conflit des humeurs ne correspond pas systématiquement à une forme généralisée de lutte armée, mais se manifeste parfois simplement en "dispute" et surtout parce que dans cette relation se joue le sort de la liberté politique son avènement, son maintien, son déclin et sa disparition. Machiavel me semble vouloir mettre en évidence cet enjeu de la liberté niché au cur du conflit civil et inviter ses acteurs à élaborer les modalités dune "politique de linimitié", pour inverser le titre que J. Derrida a donné à lune de ses uvres (Politique de lamitié, 1994). Cest à ce propos que la reprise de la terminologie des humeurs héritée de la pensée médicale antique et la création, à partir delle, dune métaphore originale des institutions de la république libre, me semblent jouer leur rôle clé : elles permettent dimaginer ce que pourraient être les institutions dune telle politique. Leur analyse ma permis, je lespère, de donner sens à lidée de penser ensemble la différence et le partage, le conflit et lintérêt général, idée directrice de mon travail de thèse.
Loriginalité et la radicalité de ce questionnement sur les conditions de la liberté tient aussi à la manière dont il est mis en uvre par Machiavel : il est mené dans un commentaire libre sur lhistoire de certaines cités, conçue sur un mode non téléologique et non systématique. Sur ce dernier point, je ne maccorde pas avec la vision dun Machiavel peu attentif aux "distinctions", à linverse de ce que serait son contemporain, correspondant et ami Francesco Guicciardini. Cest pourquoi je me suis attachée à montrer, dans ma troisième partie, son traitement des conjonctures, des époques et des cas Machiavel nécrit pas, selon lexpression de Nietzsche, une histoire "monumentale" et ninvite pas à reproduire les faits et gestes des hommes dantan dans ses appels à limitation.
Voici donc à quel titre luvre de Machiavel ma semblé initialement être un lieu où je pourrais apprendre à penser autrement et à partir duquel je parviendrais peut-être à forger des catégories plus satisfaisantes à mes yeux pour penser la citoyenneté que celles mises à disposition par la théorie libérale et la tradition contractualiste. Mais il y a le point de départ dun travail et son point darrivée. Puis-je affirmer quà travers létude de ces trois éléments combinés dans luvre de Machiavel, je suis parvenue à forger des catégories plus satisfaisantes à mes yeux pour penser la con-citoyenneté ? Le fruit de ce travail, sil en est un, me semble être dun ordre différent et de ce point de vue, jai fait lexpérience de la philosophie comme "épreuve modificatrice de soi-même", selon les termes de M. Foucault (Introduction à LUsage des plaisirs, p. 16) : ma compréhension des choses sest en effet transformée, mais selon une direction initialement insoupçonnée.
Je garde incontestablement à lesprit, pour le futur, le souci machiavélien de forger des catégories permettant de penser et de conceptualiser la dynamique politico-institutionnelle et de replacer au centre de lanalyse les entités collectives, sans faire delles les parties dun tout, ni fixer leur nombre ni leur frontières ; mon viatique contient aussi sa riche phénoménologie du conflit civil ; enfin, je demeure convaincue de la pertinence de son jugement à propos du rôle essentiel quil accorde au désir de ne pas être dominé dans lavènement et le maintien de la liberté politique, au sens dindépendance, pour autant que ce désir demeure désir de ne pas être dominé et soppose de manière dynamique au désir de dominer. Il sagit moins ici dune positivité du négatif puisque justement le négatif ne peut avoir cet effet seul, mais seulement dans lopposition à son contraire ; lidée ici présente est plutôt celle que lon ne rompt avec la logique de domination quà partir de et dans la position de dominé.
Toutefois, dune certaine manière, tout reste à faire avec cet héritage. En effet, en concevant demblée ce travail comme un exercice de pensée au sens arendtien du terme, jai constamment côtoyé lécueil qui consiste à établir des ponts conceptuels illusoires entre le passé et le présent. Aussi suis-je passée de lidée initiale et naïve de faire intervenir, à loccasion de cette thèse, Machiavel dans le débat contemporain sur la démocratie à une perspective toute différente. Il mest finalement apparu nécessaire de dédoubler le point de vue sur Rome, cité à partir de laquelle sélabore principalement le questionnement sur la liberté. Dune part, existe le point de vue machiavélien : Rome est le paradigme de la liberté au double sens de modèle en raison de la qualité particulière de sa liberté et de cas exemplaire pour la réflexion sur le devenir de tout régime libre et elle constitue paradoxalement pour lui un paradigme inimitable. Dautre part, coexistent aujourdhui de multiples usages de sa pensée - multiplicité qui sexplique par les diverses problématiques à partir desquelles il est lu.
Par rapport à ces usages, jai voulu mettre en évidence ce que jai appelé la face cachée du paradigme machiavélien de la liberté, cest-à-dire ce qui demeure non explicité dans sa pensée, mais doit être mis en évidence pour déterminer les conditions dune reprise contemporaine de Machiavel. A partir de là, sa contribution spécifique au débat contemporain sur la démocratie me semble pouvoir être dégagée non sous la forme dune thèse, mais plutôt de deux interrogations :
Cette interrogation me paraît ouvrir la voie dun nouveau travail centré sur lidée de constitution, qui délaisserait son sens prégnant aujourdhui, celui dexpression écrite et codifiée de la norme juridique fondamentale dun État, pour lenvisager [je cite Aristote] comme l"organisation des diverses magistratures" (Aristote, Politiques, III, 6, 1278 b) en relation avec la manière dont se composent les forces sociales présentes dans la cité. Le complément nécessaire dune telle interrogation est lanalyse des modalités institutionnelles ou extra-institutionnelles de la participation de ces forces sociales.
Tels sont les objets sur lesquels je souhaite à lavenir poursuivre ma réflexion. Je vous remercie de mavoir écoutée.