Discours de soutenance de thèse

Solange Gonzalez

LE LIEU CHEZ DESCARTES

Thèse soutenue à la Maison de la Recherche le lundi 13 décembre 2004

M. Moreau : Directeur de thèse

Jury : M. Fichant (Président), M. Blay, M. Jullien

Le point de départ de cette recherche est apparu, dans un premier temps, tout à fait modeste : il s’agissait d’analyser la notion de lieu dans la physique de Descartes et d’en constater l’ambiguïté et la difficulté. En effet, à la lecture des Principes II, la définition en termes de surface des corps environnants semble constituer un relais à la conception aristotélicienne. Or, Aristote attribue aux lieux une réalité physique et ontologique que l’assimilation cartésienne de la matière à l’étendue abroge de façon définitive. La difficulté se présentait donc de la manière suivante : comment Descartes parvient-il à édifier une philosophie naturelle qui produit, notamment, les lois du choc et celle de la chute des graves, dans un cadre conceptuel qui nie l’existence du vide ainsi que celle de lieux différents ? Comment penser, dans le cadre de la théorie relativiste de Descartes, le mouvement d’un corps selon une trajectoire définie par un point de départ et un point d’arrivée ?
Or ces questions nous ont conduit à nous interroger sur le statut singulier de la science physique de Descartes : jusqu’à quel point peut-on parler d’une mathématisation véritable du réel pour un corps de doctrine aussi peu algébrique que possible ? L’enjeu de notre recherche est donc devenu : qu’est-ce qui empêche Descartes d’élaborer une mathématisation du réel dont la Géométrie semble lui donner les moyens et les Regulae la méthode ? Du lieu physique nous étions conduit au problème du lieu en mathématiques dans une tentative pour saisir tous les tenants et aboutissants de cette notion.


Ceci imposait une méthode de travail articulée en trois moments :

1/ Choisir des textes cartésiens à visée scientifique, en un sens large, représentatifs des différents champs concernés, à savoir celui de la méthode, celui des mathématiques et celui de la physique. Nous avons choisis d’examiner les Regulae, la Géométrie et les Principes II.
2/ Maintenir une ligne d’interprétation historique qui souligne fortement l’évolution de la pensée cartésienne tout en identifiant des préoccupations constantes par lesquelles la philosophie cartésienne s’est distinguée. Je pense notamment à la primauté accordée à l’esprit sur le corps qui s’exprime à la fois dans la puissance accordée à l’ingenium des Regulae, dans le refus de toute utilisation des signes algébriques "hors le sens", dans le principe physiologique et épistémologique selon lequel c’est l’esprit qui sent, et dans l’action de Dieu sur la matière au moment de la création et, enfin, dans la conception du mouvement volontaire. On peut ainsi estimer ce qui de la doctrine de la mathesis universalis est délaissé en le mettant en résonance avec la réforme cartésienne des mathématiques qui constitue un de ses fruits les plus aboutis.
3/ Restituer le contexte de réception de ces textes dans la communauté des savants et des philosophes contemporains de Descartes. Selon la méthode définie par Husserl dans les termes d’une « téléologie de la raison », il peut être méthodologiquement éclairant de considérer une œuvre scientifique du passé comme ébauchant et préparant ce qui apparaît ultérieurement comme un savoir acquis – sans toutefois tomber dans le mythe du précurseur. C’est pourquoi la lecture des textes critiques de Leibniz, de Spinoza, de Malebranche et de Newton m’est apparue comme un instrument très utile pour identifier les concepts cartésiens problématiques qui ont offert des motifs de résistance à la réception de son œuvre. Une telle méthode téléologique n’est néanmoins valable qu’à une condition, celle d’éviter de stigmatiser, à l’aune d’un savoir ultérieur et extérieur, les "erreurs" de Descartes. Tout au plus s’agit-il de difficultés, d’obscurité ou d’ambiguïtés, que la confrontation avec d’autres systèmes de pensée permet précisément de révéler.

Il s’est donc agit pour nous de lire ensemble, dans une tension reconnue néanmoins, les textes cartésiens antérieurs à l’avènement de la métaphysique et ceux qui entérinent le tour nouveau qu’elle imprime au projet initial de la constitution d’une science universelle. Qu’est-ce qu’une telle position implique précisément ? D’expliciter la méthode exposée dans les Regulae, d’en isoler le noyau proprement algébrique, et d’en estimer la portée universelle ; mais également de définir plus précisément ce qui, dans la métaphysique, s’oppose à la réalisation de la mathesis universalis. La thèse se divise ainsi en deux moments :

1)- Restituer la méthode mathématique de Descartes et situer ses enjeux à l’égard de la mathématisation du réel.
2)- Présenter la physique de Descartes et ses enjeux en métaphysique et en théologie.

On peut penser que la méthode des Regulae reçoit, avec les découvertes métaphysiques que l’on peut faire remonter à 1629, une fin de non-recevoir. Il est tout aussi incontestable que le syntagme même de « mathesis universalis » disparaît totalement de l’œuvre cartésienne ultérieure aux Regulae, qui elles-mêmes sont inachevées et non publiées du vivant de Descartes. Parallèlement à ce constat, on remarque que les années 1628-29 ne voient pas seulement un développement métaphysique se constituer, ne serait-ce qu’à titre embryonnaire, mais également et de façon définitive, elles voient s’élaborer une mathématique nouvelle. De sorte que cette seule coïncidence des dates autoriserait que l’on recherche, dans les mathématiques elles-mêmes, la raison de la disparition ou de la modification du projet inaugural, d’une mathesis universalis. Notre question première est donc la suivante : qu’est-ce qui dans les mathématiques cartésiennes entre en résonance, en quelque sorte, avec la métaphysique qui puisse expliquer un tel abandon ?
En effet, l’abandon du syntagme de mathesis universalis est contemporain du désintérêt, maintes et maintes fois manifesté par Descartes dans sa correspondance, envers les mathématiques, après la parution de la Géométrie et sa diffusion dans le cercle des savants. De sorte qu’il semble que la méthode des Regulae soit abrogée au moment même où Descartes entrevoit l’innovation qu’il va introduire en mathématiques.

1/- Ce changement radical peut être rattaché au tour métaphysique que prend la pensée cartésienne. En effet, la thèse de la libre création des vérités éternelles établit que les vérités mathématiques et physiques ont un statut homogène. Or la conséquence de cette solidarité entre les mathématiques et la physique consiste en l’impossibilité de mathématiser au sens propre le réel. On peut parler à ce sujet de l’obstacle du holisme ou de la globalisation qui empêche Descartes d’isoler un phénomène de l’ensemble de ceux qui constituent le monde. Cette thèse métaphysique peut ainsi être identifiée comme un des motifs de l’abandon de la recherche de la mathesis universalis.

2/- Une autre piste peut être suivie du côté des mathématiques elles-mêmes. C’est que l’algèbre apparaît à Descartes comme un outil mathématique très performant mais redoutable : en effet, il achève le mouvement par lequel Descartes arraisonne en quelque sorte la géométrie ancienne, en la dépouillant de toute interprétation réaliste et en la soumettant au registre de l’ordre. La théorie des proportions interprétée à l’aune de l’algèbre aboutit à l’élaboration non plus seulement d’analogies, mais de véritables équations. La conception cartésienne de la connaissance en termes de comparaisons et en termes de longues chaînes de déductions semble ainsi trouver dans les algorithmes algébriques une illustration et un outil exemplaires. Or cet appui, ce secours, que l’algèbre offre à l’intuition par la possibilité de notifier brièvement les étapes de longs raisonnements, dissimule également un écueil pour la pensée.
En effet, le primat accordé à l’intuition impose à la pensée de demeurer vive et présente à ses opérations. C’est donc par leur caractère machinal que les algorithmes algébriques s’opposent à l’intuition et à la nécessité de maintenir son attention au vrai. Sans que l’on puisse trouver dans les Regulae la mention expresse d’une pratique du doute à l’égard du corporel, pratique que la métaphysique va, quant à elle, approfondir et renverser, on peut néanmoins y noter les motifs d’une méfiance à l’égard de ce qui, dans l’ordre de la pensée, relève du corporel. Ce corps de la pensée, nous l’avons thématisé sous les rubriques de la mémoire et de l’imagination.
La mémoire, tout d’abord, est conçue de façon ambiguë à la fois comme un supplétif nécessaire et comme une prise de risque par et pour la pensée. Elle partage avec l’algèbre ce statut quelque peu ancillaire mais fondamental. Les mathématiques nouvelles inaugurées par Descartes entrent à titre de pièce majeure dans un art de l’invention codifié en partie par les Regulae et appliqué avec succès aux domaine des mathématiques, dans la Géométrie. Descartes reprend à la tradition ce thème du lien entre la mémoire et la logique ou dialectique. Mais son approche algébrique en modifie très substantiellement le contenu : les figures utilisées étant des chiffres algébriques, la part laissée à la faculté de la mémoire est réduite autant que possible. Ce faisant il devient possible d’envisager un régime de développement propre aux algorithmes et susceptible d’entrer en conflit avec les prérogatives de l’intuition. La méfiance que Descartes manifeste à l’encontre de la mémoire en général se définit donc ici en tant que méfiance à l’égard d’un tel fonctionnement machinal des signes qu’il refuse d’envisager comme une procédure résolutoire. À cet égard, le concept de mémoire intellectuelle joue un rôle fondamental puisqu’il a pour fonction de rendre possible une intimité avec le vrai en nous rappelant la signification des signes utilisés (1), sans préjuger de leur ressemblance avec ce qu’ils signifient. Sorte de marqueur temporel qui attribue une date et donc une certaine qualité aux souvenirs, ce concept est central dans l’élucidation du phénomène de la reconnaissance du vrai. Ainsi cette mémoire intellectuelle rend difficile une utilisation machinale et automatique des signes algébriques.
Quant à l’imagination, son exercice est circonscrit à l’intérieur du cercle du distinct, de sorte que, d’une part, y échappent toutes les procédures mettant en jeu des questions touchant à l’infini et, d’autre part, son exercice est également soumis aux prérogatives de l’intuition : l’imagination distingue sans séparer, sans produire à l’instar de l’entendement, des abstractions de raison raisonnante, sans fondement dans la réalité. Telle est la condition méthodologique de l’abstraction légitime. Si, donc, la méthode algébrique que l’on voit s’élaborer dans les Regulae et s’expliciter dans la Géométrie, disparaît des œuvres ultérieures, la raison peut en être trouvée, en amont du moment décisif de la métaphysique, dans la conception même que Descartes se fait des limites constitutives des mathématiques, liées à la prédominance de l’intuition.

3/- Dès lors, un troisième motif à l’abandon de la mathesis universalis apparaît : l’application aux phénomènes physiques de ces règles méthodologiques concernant l’abstraction ne peut se réduire, comme il a peut-être paru souhaitable à Descartes avant 1629-1630, à un traitement algébrique. Les lois mathématiques sont rares dans la physique de Descartes mais cette restriction s’explique précisément parce qu’elles sont toujours en accord avec la règle de l’abstraction légitime : la continuité de la matière n’est pas niée par les lois du choc qui requièrent pourtant que les corps soient isolés du monde. Il en va de même dans l’élaboration de la loi de la chute des graves : il est possible de considérer des conditions moyennes grâce auxquelles la traduction algébrique d’un phénomène physique est possible. Telle est la conception cartésienne de l’abstraction qui entre en résonance avec sa définition de l’imagination distincte et maintient la nécessité de la représentation pour tout acte de compréhension. Elle s’accorde également à la fois avec le principe métaphysique selon lequel tout attribut ou mode renvoie nécessairement à une substance, et avec les conséquences holistiques de sa conception d’un monde plein.
Et tel est ce qu’il est possible de considérer chez Descartes comme une mathématisation du réel : non pas l’application de procédures algébriques aux phénomènes physiques, non pas, non plus, ce que l’on trouve chez Galilée, c’est-à-dire une traduction mathématique des phénomènes physiques, mais la mathématisation du réel peut s’entendre chez Descartes comme une construction phénomène par phénomène, qui recourt à l’expérience, par comparaisons et analogies, d’un corps de doctrine unifié. Une telle conception est légitimée à la fois par l’universalité des principes et par le principe mécanique qui en découle selon lequel ce qui vaut pour le tout vaut pour la partie. La physique cartésienne est dite alors « ressembler » (2) aux mathématiques (Réponses aux Instances de Gassendi, AT IX, 212-213.) par son caractère déductif, d’où l’intuition n’est pas absente et dont les Regulae ont donné la méthode d’application universelle. Sont ainsi validés les raisonnements analogiques, déduits avec « tant d’évidence » des propriétés mécaniques de la nature, qu’ils peuvent « tenir lieu d’une démonstration mathématique » (Principes, II, 64).
Cette unité de la science cartésienne est présentée dans les Regulae comme un effet de l’unité de l’esprit lui-même. À ce titre, les facultés de l’entendement, de l’imagination et de la mémoire y collaborent pour appliquer et augmenter la force de l’esprit. Mais ce n’est que dans la métaphysique que la science trouve un fondement définitif : la véracité et l’immutabilité divines révèlent le caractère nécessaire des vérités éternelles et garantissent, avec la règle d’évidence, l’adéquation des idées claires et distinctes avec l’essence du réel. La physique de Descartes peut ainsi être dite géométrique ou philosophique puisque les lois mathématiques sont reconnues à titre de lois de la nature ou « pour la nature », selon l’expression d’Alexandre Koyré (3). L’étendue vraie des corps, leur essence, la pure quantité, dont traitent les mathématiques, s’identifie à l’étendue réelle des corps.
Néanmoins, si l’on donne à l’expression "mathématiser le réel", le sens qui sera le sien dans les années qui vont suivre la physique cartésienne, la raison de l’échec de Descartes à produire une telle physique mathématique, en dehors de la loi de la chute des graves mais qui n’est pas généralisable, doit être trouvée du côté des limites qu’il instaure lui-même aux mathématiques. Et ces limites apparaissent dès lors parfaitement en accord avec ses conceptions métaphysiques du corps et de l’esprit, de la primauté de celui-ci sur celui-là et du primat reconnu à la pensée vive, inventive et imaginative.
L’ensemble de ces résultats concernant l’abandon par Descartes du projet de la mathesis universalis s’est constitué peu à peu au fur et à mesure de l’examen de la notion de lieu. En effet, élucider la nature du lieu physique requerrait que soient précisées la nature des procédures résolutoires de la pensée, leur portée et leurs limites. Dire ce qu’est et ce que peut un corps s’énonce à partir du savoir de ce qu’est et de ce que peut l’esprit. En effet, tandis que Descartes attribue à l’esprit (celui de Dieu ou celui de l’homme) la force et la puissance, non seulement d’inventer et de produire du nouveau, mais également celles, très concrète, d’imprimer une nouvelle détermination aux mouvements des esprits animaux, il doit recourir à la notion problématique de « force de repos » pour asseoir l’individualité des corps physiques. De sorte qu’un corps ne semble jamais autant en mouvement que quand il est au repos (Principes II, 62). Cela signifie-t-il que les corps cartésiens, à proprement parler, ne se meuvent pas ?
Non car la position cartésienne ne saurait être rabattue sur des positions ultérieures qui confineront à l’occasionnalisme : la possibilité même d’établir une physique repose sur le refus d’en appeler à l’action divine chaque fois qu’est constaté un mouvement dans le monde. La législation du monde physique et sa permanence, fondée sur les attributs divins de la véracité et de l’immutabilité, rendent superflue la présence de Dieu dans le monde. Ce dont témoigne la polémique que Descartes engage avec Henry More. Le lien entre la notion de lieu et de puissance apparaît également lorsqu’on s’interroge sur l’efficacité des paroles liturgiques, lors de l’Eucharistie, et lorsqu’on examine l’action de l’âme sur le corps. On peut considérer que la force chez Descartes est indexée au spirituel plutôt qu’au corporel et qu’en dehors de la question singulière de l’Eucharistie, elle n’est efficace qu’à la condition de ne pas être localisée stricto sensu en termes de lieu : Dieu agit dans le monde pour autant qu’il n’en fait pas partie et la glande pinéale est le siège principal de l’âme, sedes et non pas locus.
Pour en revenir à la question de ce que peuvent les corps, et en refusant une interprétation occasionnaliste, il apparaît que les corps acquièrent un pouvoir par délégation dont les lois du choc prétendent décrire le fonctionnement. De même, l’examen par Descartes de la conception naïve de la pesanteur, comme force inhérente aux corps, trouve dans l’expérience de l’union son origine et sa correction. La force, la puissance sont des concepts dont le sens propre relève de l’action de l’âme. Leur sens physique est dérivé de ce sens propre.
Cette lecture de l’œuvre cartésienne trouve ainsi dans la notion de lieu un thème d’étude particulièrement fécond, dans la mesure où elle est mobilisée à la fois, évidemment, dans la physique cartésienne, mais également dans la question de la localisation de Dieu dans le monde, dans celle du Christ sous les espèces consacrées, et dans celle de l’âme dans le corps, et, enfin, ce qui nous est apparu comme un moment fondateur, dans la réforme des procédures de résolutions mathématiques, dont la Géométrie constitue le bréviaire. Ce travail a suscité de nouveaux axes de recherche :
1/- L’étude de l’introduction et de la diffusion du calcul différentiel en France.
2/ L’examen de la réception du cartésianisme dans le milieu des philosophes hollandais et, peut-être, de façon plus précise chez Comenius. Ce qui nous permettrait de revenir sur la question de la mémoire et de la symbolisation.


NOTES

(1) Entretien Avec Burman, op. cit. p. 30.

(2) Réponses aux Instances de Gassendi, AT IX, 212-213.

(3) Études Galiléennes, Paris Hermann, 1939, III, p. 159.