Trois expressions de la puissance d’agir
Chantal Jaquet
Habilitation à diriger des recherches
Soutenance : le 30 novembre 2002
Université de Paris I (Salle Duroselle)
Jury : Didier Deleule, Pierre Macherey, Pierre-François Moreau, André Tosel, Jean Salem
Présentation
L’esprit de ces recherches intitulées « trois expressions
de la puissance d’agir » n’est pas tant guidé
par le souci de la définition d’une vie réussie,
qui flotte dans l’air du temps, que par des considérations
inactuelles au sujet de l’échec et du caractère
inévitable de la perte, du deuil et de la mort. S’il y
a à réussir quelque chose, c’est moins à
apprendre à gagner, du pouvoir, des honneurs et des richesses
qu’à apprendre à perdre un état ou un être
qui vous sont chers. Quelles que soient ses formes, la perte apparaît
comme la limite contre laquelle la puissance humaine vient se briser
ou du moins se plier aux lois de la nécessité. Certes,
il y a nécessité et nécessité, et il ne
s’agit pas de confondre celle qui est inéluctable et que
nous ne pouvons qu’interpréter avec celle qui est aménageable
et que nous pouvons transformer. Si la seconde est souvent joyeuse,
car il suffit d’avoir appris la station debout, pour lutter contre
elle avec courage et résister quand elle se fait passer pour
une fatalité, en revanche, la première est rarement exempte
d’une tristesse qu’il est malaisé d’apprivoiser.
C’est elle qui de force a retenu au départ mon attention,
qui m’a conduite à rencontrer Spinoza et à m’interroger
pour savoir s’il n’était pas possible de convertir
l’impuissance en puissance et de faire de l’écrasement
un levier.
Ainsi, aux quatre fameuses questions, auxquelles se ramène selon
Kant le domaine de la philosophie : Que puis-je savoir ? Que dois-je
faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Qu’est-ce
que l’homme ?, il faut substituer la seule interrogation qui vaille
à mes yeux : Que puis-je ? ou plutôt que pouvons-nous ?
car elle contient toutes les autres et définit les contours de
leurs réponses. En effet, qu’est-ce qu’un espoir
ou un devoir sans pouvoir ?
C’est pourquoi toute ma réflexion philosophique, vue rétrospectivement,
se ramène en fait à trois expressions de la puissance
d’agir envisagée tour à tour sous un angle mental,
physique, et psychophysique.
I ) PUISSANCE DE L’ESPRIT
La première de ces expressions a trait à l’esprit
et concerne l’analyse de la puissance éternelle de l’entendement
et de la conception sub specie aeternitatis chez Spinoza. Elle
a fait l’objet des travaux publiés sous le titre Sub
specie aeternitatis, Etude des concepts de temps, durée et éternité,
sur lesquels je ne m’attarderai pas, car ils relèvent du
passé si tant est qu’il soit possible de qualifier ainsi
des recherches portant sur l’éternité.
Il s’agissait d’élaborer une stratégie du
contournement de la mort par une méditation de l’éternité,
et de saisir l’articulation problématique entre l’existence
actuelle temporelle et l’existence actuelle éternelle de
l’homme chez Spinoza. Dans le prolongement de ces travaux, la
réflexion s’est élargie, d’une part, à
la question de savoir dans quelle mesure les idées inadéquates
peuvent elles aussi exprimer la puissance de l’esprit. Cette orientation
de la recherche a consisté à dégager la positivité
du faux, notamment à travers l’étude des notions
de bien et de mal, ou de volonté qui sont critiquées par
Spinoza en vertu de leur caractère inadéquat et à
faire surgir la puissance de l’impuissance même. La réflexion,
d’autre part, s’est généralisée afin
de prendre toute la mesure de la puissance de l’esprit du spinozisme,
de sa fécondité dans le temps, que ce soit à travers
une comparaison avec la pensée scolastique, à travers
une confrontation avec Descartes et Bacon, qui a servi par ailleurs
de détonateur pour développer des investigations sur l’impact
du philosophe anglais et de la réception de sa pensée,
ou que ce soit à travers l’évaluation de la force
de modèle ou de repoussoir du système, au XIXe siècle
chez les catholiques français, par exemple, ou au XXe chez Changeux
et Ricoeur au cours de leur dialogue.
Cette généralisation a été l’occasion
d’une interrogation plus fondamentale sur les rapports entre la
philosophie et l’histoire de la philosophie, car elle invitait
à considérer Spinoza non plus sous l’angle d’une
analyse interne du système, mais sous l’angle de son efficience
et de sa puissance actuelle en tant qu’il se prête à
une modélisation et permet de nourrir la réflexion aujourd’hui.
C’est dans cet esprit qu’a été conçue
la recherche sur le corps qui fait pendant aux investigations au sujet
de la puissance mentale. En effet, si l’esprit est l’idée
du corps, toute méditation sur la puissance intellectuelle a
pour corrélat une réflexion sur les aptitudes corporelles.
C’est pourquoi la seconde expression de la puissance d’agir
est consacrée au corps.
II) PUISSANCE DU CORPS
Les travaux publiés sous le titre Le corps, toutefois,
n’ont pas pour objet d’analyser la conception spinoziste
du corps sous tous ses aspects et d’en déployer toutes
les implications, mais de l’utiliser comme un modèle et
comme un fil conducteur pour penser les aptitudes physiques et la corporéité
à travers ses multiples figures. La réflexion porte sur
l’examen de l’essence de la corporéité et
de sa puissance en général et part du constat paradoxal
selon lequel le corps est tout à fait mien, sans être tout
à fait moi, il constitue à la fois la réalité
la plus familière et la plus étrange, car il ne se donne
ni sur le mode de l’être en soi ni sur le mode de l'être
pour soi, mais dans un entre-deux problématique irréductible
aussi bien à la pure objectivité qu’à la
pure subjectivité.
L'objectif principal de la recherche consiste à définir
les fondements d’une philosophie matérialiste du corps
humain, qui évite le double écueil du réductionnisme
de l’esprit à la matière et de l’intellectualisme
inhérent aux diverses ontologies de la chair. Il se présente
comme une alternative à une approche phénoménologique
qui, pour féconde qu’elle soit, a tendance à désincarner
le corps sous prétexte que certaines dispositions physiques et
anatomiques, comme la différence sexuelle, sont accidentelles
et inessentielles et doivent être mises entre parenthèses
après la réduction qui distingue l’empirique du
transcendantal. C’est cette désincarnation du corps que
le recours à un modèle de type spinoziste a pour fonction
d’éviter. Bien qu’il privilégie l’examen
de la puissance de l’esprit, qu’il se borne à ébaucher
une éthique corporelle destinée à chasser la mélancolie
et à promouvoir une allégresse qui pourrait faire pendant
à la béatitude dans le scolie d’Ethique
IV, 45, Spinoza fonde la possibilité de penser le corps par le
corps. En affirmant que « l'esprit et le corps c’est un
seul et même individu que l’on conçoit tantôt
sous l’attribut de la pensée, tantôt sous celui de
l'étendue(1) » , il
abolit le dualisme sans pour autant ramener le mental au cérébral
et légitime ainsi une double approche de la nature de l'homme.
La spécificité du corps humain peut se comprendre uniquement
par référence à l'étendue et se manifester
par des caractéristiques qui dépendent exclusivement de
cet attribut, à savoir par son aptitude à agir et à
pâtir d’un très grand nombre de manières qui
le différencient des autres corps. Spinoza libère la recherche
du présupposé selon lequel la conscience est le facteur
déterminant qui différencie l’homme de l’animal
et permet d’éviter ainsi la confiscation de l’examen
de l’essence du corps au profit d’une orientation subreptice
vers les phénomènes mentaux et l’élucidation
du mystère d’une conscience incarnée. En considérant,
en outre, que tout est nécessaire et que le contingent relève
uniquement de l’ignorance humaine, le système spinoziste
n’écarte pas a priori certaines déterminations
du corps en vertu de leur caractère accidentel et présente
le mérite d'orienter la réflexion sur les aptitudes du
corps à agir et à pâtir et sur l’ensemble
de ses affections sans préjuger de leur valeur, sans les interpréter
au préalable et considérer d'emblée qu'elles sont
inessentielles. En somme, si rien n’est contingent, il n’y
a pas lieu d’opérer de réduction, mais tout est
matière à investigation sans exclusive ni disqualification.
Quels sont alors les résultats de cette investigation fondée
sur un modèle de type spinoziste ?
Ils se manifestent d’abord par une réorientation de la
méthode de recherche à deux niveaux. Premièrement,
il s’agit de mettre un terme à la querelle stérile
qui oppose encore trop souvent aujourd’hui histoire de la philosophie
et philosophie générale. A cet effet, la première
partie de l’ouvrage de facture plus classique que la seconde vise
moins à innover qu’à opérer une synthèse
et à réorganiser des données empruntées
aux diverses doctrines philosophiques afin de montrer comment l’intégration
de l’histoire de la philosophie à la philosophie générale
peut s’opérer et contribuer à la définition
de nouveaux objets philosophiques. Ce changement méthodologique
se traduit deuxièmement par une rupture avec l’anthropomorphisme
spontané qui conduit à identifier immédiatement
le corps au corps humain ; il a pour fonction d’empêcher
que la recherche se réduise d’emblée au seul examen
du corps propre. L’analyse procède ainsi « des corps
au corps humain » en explorant l'étendue du domaine de
définition de la corporéité. Il s’agit d’abord
de mettre au jour le jeu de forces à l'œuvre dans la formation
des corps, d’opérer une distinction entre les différents
types d'êtres matériels, comme le tas, l'agrégat,
ou l'alliage et de déterminer si le concept peut s'appliquer
à des êtres immatériels comme le corps spirituel
ou politique. Il s’agit ensuite de dégager la spécificité
des corps vivants, leur aptitude à se reformer et à se
réformer, et enfin d’examiner l’homme, cet animal
qui mène une double vie, puisque son corps est à la fois
vivant et vécu et manifeste la puissance d'une conscience incarnée.
Au-delà du changement méthodologique, et de ses effets
libérateurs pour la recherche, les principaux résultats
de l’investigation ont trait à la puissance pratique et
à la puissance sexuelle du corps humain, qui font l’objet
de la seconde partie. Ils résident dans la découverte
et la promotion de nouveaux objets philosophiques aussi bien sur le
plan technique, artistique et éthique que sur le plan sexuel.
1) Au niveau technique, l’examen des aptitudes physiques ne s’est
pas borné à mettre en évidence la liaison entre
le corps en travail et le corps au travail, mais il a privilégié
les cas où la puissance est en péril ou semble bornée
comme la douleur, la maladie, ou l’impossibilité physique
de sortir de son corps. Dans le prolongement des travaux de Mauss, qui
définit les techniques du corps comme une forme de dressage visant
à accroître ses performances et à renforcer son
sang froid, il s’agissait d’élargir la réflexion
à des domaines, comme le Body Art ou l’Art charnel, qui
renouvellent l’approche corporelle et la représentation
des limites de la puissance physique en faisant émerger la force
de la faiblesse.
Voilà pourquoi l’accent a été mis sur trois
figures de cette métamorphose de l’impuissance en puissance,
Marina Abramovic, dont les performances dans le Body Art visent
à développer la puissance et à faire reculer les
limites de la souffrance physique et mentale, Bob Flanagan qui transforme
sa maladie en force de vie et supporte l'insupportable grâce des
techniques masochistes destinées à lutter contre la douleur
par la douleur, Orlan qui, par son Art Charnel, fait éclater
les limites de la corporéité en utilisant la chirurgie
plastique pour façonner le corps au gré de ses désirs
d'identités nomades et dépasser le corps réel vers
un corps idéal et virtuel.
2) Au niveau artistique, il s’agit de non seulement de renouveler
l’approche esthétique en attirant l’attention sur
de nouveaux objets, comme le Body Art, ou l’art Charnel, déjà
mentionnés, mais en apprenant à regarder autrement les
arts classiques et en remettant en cause les tentatives traditionnelles
de classification qui les hiérarchisent en fonction de leur capacité
à manifester l'esprit, et qui privilégient la vue et l'ouïe.
Les beaux-arts sont ainsi envisagés à partir de leur rapport
au corps et de leur vocation à exprimer ses aptitudes. Cette
démarche conduit non seulement à une réévaluation
de l’architecture trop souvent vouée à la pesanteur
d’un art brut plombé par la matière, mais à
la constitution de la danse en objet philosophique. L’accent a
été mis tout particulièrement sur l'art chorégraphique
de Merce Cunningham dont l’œuvre al’étoffe d’un
modèle philosophique, car non seulement il se demande, à
l’instar de Spinoza, ce que peut le corps, mais il l’accomplit
en ouvrant la danse à l'infinité des combinaisons possibles
du mouvement et du repos.
3) Au niveau éthique, il s’agit de montrer que malgré
son ambivalence morale, qui en fait tour à tour un obstacle ou
un auxiliaire au service du bien et du mal, le corps joue un rôle
décisif dans l'élaboration des valeurs, détermine
des règles de vie et des normes communes aux hommes, au-delà
d’un simple sensualisme.
4) L’examen du corps sexué enfin vise à constituer
la différence sexuelle en objet philosophique et à fonder
une métaphysique des sexes qui échappe au double écueil
de la particularité des études féministes et de
l’universalisme asexué sous lequel se dissimule souvent
l’androcentrisme masculin. Il définit les conditions de
possibilité d’un discours sur le corps sexué et
récuse l’idée que la spécification du corps
humain en masculin et féminin soit un accident sans incidence,
pour montrer qu’elle joue au contraire un rôle décisif
dans la constitution de l'être pour soi et de l'être pour
autrui. L’analyse du corps sexué débouche ainsi,
d’une part, sur l’élimination de toute une série
de catégories écrans, comme l’égalité,
l’inégalité, l’activité, la passivité,
le manque qui ne sont que des interprétations confuses projetées
sur la différence sexuelle, d’autre part sur la définition
d’une ontologie du corps féminin qui est le point de départ
nécessaire de toute pensée de l’être avec
autrui. Qui que nous soyons, nous naissons d'une femme, et nous prenons
corps en elle, de sorte que nous sommes originellement intimement unis
à autrui. L'altérité ne se manifeste pas d'abord
par la séparation et l'extériorité des corps, mais
se constitue à partir de leur union et de leur intériorité.
Le corps féminin est la matrice d'une altérité
qui se développe en lui sans être lui. C’est pourquoi,
la question fondamentale est moins celle du solipsisme, de la solitude
originelle et du rapprochement des êtres que celle de la bonne
distance permettant d'échapper à la fusion, à la
répétition du même et à la négation
de l’altérité.
En définitive, l’examen des aptitudes du corps sous un
angle matérialiste a permis de comprendre comment les corps sont
unis et se définissent par un jeu de relations et d’affections
mutuelles. Il a fait émerger le caractère central de la
capacité du corps à mouvoir et à émouvoir,
à affecter et à être affecté qui est le corrélat
de l’aptitude de l’esprit à penser.
Mais, après avoir examiné tour à tour les aptitudes
mentale et physique de l'homme, il est apparu nécessaire de dépasser
le caractère unilatéral de chaque discours et de ressaisir
dans un dernier temps la puissance d'agir dans son unité, en
embrassant à la fois le corps et l'esprit dans un discours tiers
qui exprime leur corrélation et leur identité ontologique.
III) PUISSANCE DES AFFECTS.
La recherche de ce discours tiers prend appui sur un examen de la partie
III de l’Ethique qui sert de modèle, parce qu’elle
donne à voir l'unité psychophysique de l'homme, à
travers les affects. En effet, l’affect chez Spinoza comprend
par définition une affection du corps, et en même temps
une idée de cette affection. Il relate l’histoire de la
puissance d’agir en tant qu’elle est modifiée selon
les quatre modalités fondamentales de l’augmentation, de
la diminution, de l’aide ou de la contrariété. L’affect
de par son statut psychophysique permet d’éclairer la nature
de l'union de l’esprit et du corps, car il donne lieu à
un discours mixte qui exprime la corrélation entre les aptitudes
physiques et mentales. Cet intérêt pour la question des
affects se manifestait déjà dans l'opuscule intitulé
Le désir. Mais le caractère introductif de cet
ouvrage de philosophie générale sous-tendu par un modèle
spinoziste ne permettait pas de mener à bien une réflexion
de fond sur ce sujet
La reprise de l’analyse des affects dans le cadre de l’Ethique
III vise à appréhender la puissance du corps et l’esprit
de concert, et à révéler le caractère mutilé
et confus de la doctrine du parallélisme à partir de laquelle
les commentateurs traditionnellement se représentent l’union
psychophysique chez Spinoza. Non seulement ce terme, qui apparaît
sous la plume de Leibniz pour qualifier sa propre conception de l’union,
est importé dans le système, mais il est inutile, puisque
Spinoza recourt au concept d’égalité pour exprimer
le fait qu’en Dieu et en l’homme la puissance de penser
va de pair avec la puissance d’agir, et qui plus est, il est fort
incertain. Le maintien du concept de parallélisme en lieu et
place de celui d’égalité est source d’erreurs
pour plusieurs raisons. Premièrement, l'assimilation de l'identité
entre l'ordre des idées et l'ordre des choses, entre l'esprit
et le corps, à un système de parallèles conduit
à penser la Nature sur le modèle d’un plan dans
lequel se juxtaposent une pluralité, voire une infinité
de lignes non sécantes. Or le corps et l'esprit ne sont pas superposés
en l'homme comme des parallèles, mais désignent une seule
et même chose exprimée de deux manières Ainsi, la
représentation de séries linéaires ne restitue
guère l'unité de l'individu et de sa constitution.
Deuxièmement, la doctrine du parallélisme présuppose
que les diverses expressions d'une même chose dans chaque attribut
vont dans le même sens et ne peuvent diverger. Or, ce n'est pas
toujours vrai, comme le montre l’analyse spinoziste des erreurs
qui témoignent d'une divergence entre ce qui se passe dans l’esprit
et ce qui se passe dans le corps. L'erreur selon Spinoza consiste la
plupart du temps dans l'écart entre ce que l'homme pense et ce
qu'il dit ou écrit. Elle manifeste une distorsion entre les idées
et les mots, autrement dit, entre un mode de la pensée et un
mode de l'étendue. Si elle semble davantage appropriée
pour exprimer la correspondance entre l'ordre des idées adéquates
et celui des affections du corps, la doctrine du parallélisme
reste donc extrêmement réductrice.
Elle conduit troisièmement à se préoccuper uniquement
des homologies et des correspondances biunivoques entre les idées
et les choses, l'esprit et le corps, et elle masque la nature spécifique
de l’expression chez Spinoza. Elle incite en effet à penser
les diverses expressions modales selon un schéma linéairement
identique et tend à réduire l’unité à
l’uniformité. Hormis leur position dans l'espace, les lignes
parallèles sont similaires et interchangeables. Tout se passe
alors comme si la Nature était condamnée à une
écholalie sans fin, à une perpétuelle répétition
du même dans chaque attribut. Or si le corps et l’esprit
sont une seule et même chose exprimée de deux manières,
les deux expressions ne sont pas nécessairement des répliques
à l’identique l’une de l’autre, mais possèdent
leur puissance spécifique.
L’examen de la partie III de l’Ethique révèle
ainsi que l'ordre et la connexion des idées des affections a
beau être le même que l'ordre et la connexion des affections
du corps, l’affect ne concerne pas nécessairement le corps
et l'esprit de la même manière, de sorte que l'un peut
être davantage impliqué dans sa constitution que l'autre.
Si l'affect comporte deux faces, il n'est pas tout d'une pièce
; son aspect physique et son aspect mental n'ont pas toujours la même
importance et ne se recouvrent pas terme à terme, selon une correspondance
biunivoque. Ainsi l’affect peut concerner principalement le corps,
comme c’est le cas de la mélancolie, de l’allégresse,
de la douleur ou du chatouillement, étant entendu que l’esprit
en a une idée. Il peut concerner principalement l’esprit,
comme c’est le cas de la satisfaction d’esprit (satisfactio
mentis) ou de l’amour intellectuel de Dieu qui se rapporte
à l’esprit sans relation à l’existence présente
du corps. Il peut également concerner les deux et se rapporter
à l’homme, comme c’est le cas du désir de
la joie et de la tristesse, tels qu’ils sont définis à
la fin de la partie III de l’Ethique.
Dire que l’affect implique « une affection qui augmente
ou diminue, aide ou contrarie la puissance d’agir du corps et
en même temps (et simul) une idée cette affection
», c'est inviter à le penser comme une réalité
constituée soit par des états corporels et intellectuels
conjoints soit par des états corporels ou mentaux disjoints,
étant entendu qu'ils ont toujours un corrélat, et qu'à
tout affect du corps correspond une idée, et qu'à tout
affect de l'esprit, une détermination du corps. Tout comme l'affection,
l'affect peut donner lieu à trois types de discours : psychophysique,
psychique, physique, selon qu'il est rapporté à la fois
à l'esprit et au corps, à l'esprit seul, ou au corps seul.
S'il existe non seulement des affects du corps et de
l'esprit, mais également des affects du corps ou
de l'esprit, il ne faut pourtant pas accuser la différence entre
eux, et croire que le discours mixte se ramène parfois à
un long monologue physique ou mental. En réalité, tout
discours sur les affects est toujours dans une certaine mesure d'essence
psychophysique. Si allégresse et mélancolie, douleur et
chatouillement s'enracinent dans le corps, ils s'accompagnent nécessairement
de répercussions mentales, de sorte que le discours physique
sur ces affects n'exclut pas des considérations sur l'esprit,
mais les intègre à titre de corrélat. En effet,
"toute chose qui augmente ou diminue, aide ou contrarie la puissance
d'agir du corps, l'idée de cette chose augmente ou diminue, aide
ou contrarie la puissance de penser de l'esprit ». Du même
coup, toute allégresse ou toute mélancolie est nécessairement
escortée de joie ou de tristesse mentale. C'est pourquoi le discours
concernant ces affects du corps reste toujours mixte. Par conséquent,
quiconque envisage uniquement leur mode de constitution les rapportera
au corps ; quiconque, au contraire, se place au niveau de la puissance
d'agir de l'homme tout entier, les rapportera au corps et à l'esprit.
Réciproquement, les affects mentaux ne font pas totalement abstraction
du corps. Les actions, comme l'amour intellectuel de Dieu ont beau exclure
la référence à l'existence actuelle présente
du corps, elles n'en impliquent pas moins un rapport à lui, car
l'esprit reste une idée qui exprime l'essence du corps sous l'aspect
de l'éternité.
Loin d'être monolithique, le discours mixte épouse
une pluralité de formes et exprime les variations des rapports
entre le corps et l'esprit selon qu'ils jouent tour à tour un rôle
prédominant ou équivalent dans la formation des divers affects.
Il comprend toutes les nuances de la palette qui va de la référence
principale et principielle à l'esprit ému par l'amour intellectuel
de Dieu, ou au corps titillé par le chatouillement ou torturé
par la douleur, en passant par des affects intermédiaires qui mobilisent
plus ou moins l'un que l'autre.
L’égalité entre la puissance de penser et la puissance
d’agir n’a donc rien d’une réplication monotone
et monocorde, elle admet du jeu dans les émotions selon qu'elles
sont conçues sub specie corporis ou sub specie mentis.
C’est pourquoi en définitive l'examen des affects invite
à rompre avec un parallélisme sommaire et à promouvoir
une égalité expressive de la diversité modale du
corps et de l'esprit. Il éclaire en retour la doctrine de l'expression
en montrant qu'elle ne constitue nullement une réplique à
l'identique des modes de l'étendue et de la pensée, mais
qu'elle déploie la richesse et la variété de leur
puissance propre au sein de chaque attribut. C’est cette richesse
d’expression que ces trois variations de la puissance d’agir
se sont efforcés d’approcher en définissant avec et
au-delà de Spinoza, une philosophie de l’éternité,
une philosophie de la corporéité, une philosophie de l’affectivité.
1Ethique II
XXI, scolie