Anne LAGNY
« Conscience. Autobiographie. Figuration. Recherches sur l'histoire des idées et des sensibilités en Allemagne du XVIIe au XXe siècle »
Chemins de l'intériorité. Du projet de réforme religieuse piétiste au roman autobiographique
Habilitation (HDR) soutenue à Paris Sorbonne (Paris IV)
Jury composé des professeurs : Jean-Marie Valentin (Paris Sorbonne / IUF, directeur), Roland Krebs (Paris Sorbonne, président), Denise Blondeau (Reims), Gérard Laudin (Paris X) et Jean Mondot (Bordeaux III).
Madame, Messieurs les Professeurs
Nous voici donc réunis à l'Institut finlandais pour une habilitation sur le piétisme allemand. Mais pourquoi pas ? Dans le grand roman fondateur de la littérature finnoise, Les Sept Frères d'Aleksis Kivi, les héros — qui mettent bien du temps à s'alphabétiser et à se conformer tant soit peu aux injonctions de leur pasteur — ne connaissent en réalité que deux livres : la Bible et La voix qui crie dans le désert — c'est-à-dire un manuel d'édification piétiste. L'objet de mon travail peut donc être trouvé jusqu'aux confins de l'Europe du nord, dans les forêts de Finlande. Il y a ainsi quelque fondement objectif à ce que nous soyons ici aujourd'hui.
Mais nous aurions pu, aussi bien, nous rendre dans d'autres ambassades culturelles à Paris, et à chaque fois découvrir des raisons internes pour y soutenir un tel dossier. L'institut culturel néerlandais aurait rappelé la nadere reformatie, ou le voyage des assistants d'August Hermann Francke aux Provinces-Unies pour y recueillir l'expérience de ce pays en matière de construction d'orphelinats, à l'aube de l'histoire des Fondations ; le suédois, comme la majorité des pays de l'Europe du Nord, aurait fait apparaître des formes de vie et de piété nourries de la réception du piétisme allemand et de ses livres, catéchismes, cantiques. Le centre culturel américain lui-même aurait fourni des références pertinentes : l'une des quatre filles du docteur March reçoit pour cadeau de Noël le Pilgrim's Progress de John Bunyan, et l'on sait l'importance de la littérature puritaine dans la vie spirituelle de l'Allemagne ; le dernier des Mohicans, qui est un Indien Delaware, a reçu sa première éducation religieuse d'une mission des frères moraves, tout comme d'ailleurs Bas-de-Cuir.
Il y aurait donc lieu de méditer sur l'étonnante fortune du mouvement fondé par Spener et Francke, qui a ainsi inscrit ses traces dans tant de pays et sous tant de formes différentes.
Je me bornerai ici à rappeler quelques étapes de mon itinéraire — comme le ferait une bonne piétiste. Il ne va pas de soi après tout qu'une Française, germaniste, formée d'abord aux études littéraires, en soit venue à se tourner vers un tel objet. Je réserverai la part du hasard, je n'invoquerai pas la nécessité - d'aucun diraient : la Providence, je voudrais mettre l'accent sur la cohérence de ce parcours que je vais essayer de reconstituer rapidement, avant d'analyser les difficultés que j'ai rencontrées, les ressources auxquelles j'ai pu faire appel, et enfin, les résultats et les perspectives du travail que je vous présente.
Parcours
Mes premières recherches portaient sur la République de Weimar. Je me suis intéressée à ce que l'on appelle les "romans d'époque" (Zeitromane), c'est-à-dire des récits qui n'ont pas l'ampleur des sommes de Thomas Mann ou de Robert Musil, mais qui ont l'avantage inestimable de nous faire vivre au plus près de la conscience de personnages désorientés, entraînés dans les tourbillons de brutales transformations historiques, qui sont incompréhensibles pour eux, et ébranlés dans les fondements de leur identité. Presque tous ces ouvrages ont un caractère plus ou moins autobiographique, et l'incertitude et les errances des personnages traduisent souvent les interrogations de leurs auteurs. J'ai consacré ma thèse de troisième cycle à la façon dont ces romans représentaient les Juifs et les antisémites entre 1918 et 1933 — ce fut le livre ensuite publié sous le titre Portraits de Juifs en temps de crise. Il s'agissait moins d'étudier la réalité de l'antisémitisme, comme on aurait pu la trouver dans un livre d'histoire, que la figuration qui en était possible dans une conscience d'époque immédiate. Un point, directement intéressant pour mes recherches actuelles : Dans la mince frange de temps présent où se situent ces romans, les références religieuses pérennes semblent avoir disparu. Et pourtant non : des personnages juifs, qui ont pu sembler assimilés au milieu allemand dans lequel ils évoluent, retrouvent, au terme d'un itinéraire d'échec, les rituels religieux de leur enfance. La croyance a sombré, les mots et les gestes demeurent, comme un dernier refuge d'identité.
J'ai travaillé ensuite sur le XVIIIe siècle et notamment sur Lessing, en particulier sur son théâtre. Je me suis attachée surtout à sa dernière pièce, Nathan le Sage. On y voit, là aussi dans une période de crise (la guerre et la crise politique) Nathan, Saladin, Sittah, le Templier s'interroger sur le sens que donnent à la vie humaine les différentes identités religieuses, et au-delà d'elles, la religion. Lessing l'a écrite à la suite de la longue controverse qui l'a opposé au pasteur Goeze, et le théâtre, son "ancienne chaire", lui a donné le moyen de traduire autrement les idées présentées dans les pamphlets. Celles-ci ne sont plus énoncées sous forme de thèses, mais figurées, parfois aventurées sous le masque du comique. Elles s'incarnent dans des personnages engagés dans les voies des différentes religions, prennent la forme des dilemmes humains, ou de la parabole.
Ainsi, la question de l'autobiographie, celle des Lumières (et notamment de leur rapport à la religion), et le problème de la figuration et du passage d'une forme (de vie ou d'écriture) à une autre, m'avaient retenue au long de mon parcours. Le piétisme m'a fourni un domaine où j'ai retrouvé ces interrogations, unies étroitement, et articulées. L'occasion fut donnée par la question de concours portant sur la littérature autobiographique de la seconde moitié du XVIIIe siècle en Allemagne : Jung-Stilling, Bräker, Moritz enfin. Je suis entrée dans l'étude du piétisme par cette porte.
Ce ne fut pas si facile. J'ai rencontré trois types de difficultés
1) une difficulté proprement française. L'emploi banalisé du terme de piétisme en français, dans un sens simplement étymologique (le piétisme, c'est l'intensité de la piété) masquait de grandes difficultés de compréhension, et d'abord d'appréhension du phénomène historique. Paradoxalement, la référence au piétisme était un passage obligé lorsque l'on voulait décrire "l'époque de Goethe" (le modèle des Confessions d'une belle âme, ou la mère de Kant), mais elle ne semblait pas fournir un instrument efficace pour les travaux de civilisation tournés vers l'histoire des idées : "le piétisme n'existe pas", disait-on ; ou encore, c'est "un concept fait pour la controverse". Une exception notable, cependant, française : l'étude de Robert Minder sur Moritz, mais en langue allemande. Ainsi, peu de travaux, et surtout une justification théorique de cette rareté.
2) Une seconde difficulté, intrinsèque à l'objet même : celle de sa définition. Comment délimiter le piétisme, comment le distinguer, soit de la piété luthérienne en général, soit de tous les mouvements de réforme spirituelle qui parcourent l'Europe classique ? La recherche allemande n'a toujours pas fini de s'interroger sur cet objet, même si elle l'aborde dans une perspective renouvelée et élargie, et mobilise désormais le concours d'un nombre croissant de disciplines. On n'est plus aujourd'hui contraint de choisir entre piétisme symbole de régression et piétisme agent de la modernité. On connaît mieux certaines de ses multiples incarnations. Mais on n'a pas fini de s'interroger sur son identité : sa relation aux mouvements de renouveau antérieurs ou contemporains en Europe ; l'héritage du luthéranisme ; la confrontation avec l'orthodoxie luthérienne ou l'Aufklärung.
3) Une troisième difficulté résidait dans l'expression courante "autobiographie piétiste": elle implique un rapport entre une forme de vie et une forme d'écriture ; comment penser un tel rapport ? peut-on se contenter d'une simple analogie entre un mouvement religieux et une forme littéraire profane ? peut-on se satisfaire d'énoncer que la seconde a hérité du premier, simplement parce que dans l'ordre chronologique elle est venu après lui ? Ne faut-il pas rechercher les médiations qui expliquent comment un mouvement spirituel a pu configurer une forme d'écriture — surtout si elles ont pu ensuite se séparer de lui, voire se retourner contre lui?
Pour résoudre ces difficultés, il fallait d'abord en prendre la mesure. Le recul s'imposait, et la réflexion sur l'objet, et sur les méthodes.
Je voudrais mentionner ici les institutions et les personnes qui ont encadré cette recherche, l'ont soutenue, et lui ont permis d'aboutir.
Les institutions, d'abord. Je citerai les séminaires où je me suis initiée aux questions et aux méthodes de la recherche, dans ma discipline, et en dehors d'elle. En France, le séminaire d'HDR du professeur Valentin et les séminaires de méthodologie du CERPHI ; en Allemagne, les deux centres de Halle, le centre de recherches interdisciplinaire sur le piétisme, et celui sur l'Aufklärung, l'IZEA. En m'accordant une délégation de deux ans, le CNRS m'a permis d'y faire de longs séjours, dont le dernier a été financé par une bourse de la Fondation Thyssen.
Après les institutions, les personnes qui les relaient. Le professeur Valentin, qui a suivi mes travaux, m'a aidée à donner une forme concrète à ce projet. Les professeurs Jacques Le Brun et Jean-Robert Armogathe m'ont initiée à la tradition française des sciences religieuses ; en Allemagne, les professeurs Udo Sträter, Hartmut Lehmann, Hans-Jürgen Schrader, qui représentent respectivement la théologie, l'histoire, la germanistique, ont aplani pour moi les voies de cette recherche ; le professeur De Boor m'a fait connaître la tradition des études piétistes dans l'ancienne RDA ; Thomas Müller-Balke, le directeur des Fondations, et Britta Klosterberg, la directrice du centre Francke, enfin, qui m'ont guidée, sur les lieux, et dans une littérature immense.
Peut-être faut-il remonter encore plus loin, et rappeler ici ce que je dois à ma formation première de littéraire : la méthode de l'explication de textes, qui permet de voir ce que la recherche historique ou théologique ne masque pas mais ne traite pas entièrement non plus : les formes, dans lesquelles les individus expriment - et, en les exprimant, achèvent de construire - leurs aspirations, leurs questions, le bilan de leur existence. Formes créées ou héritées, repensées, retravaillées. Formes données, formes construites.
Ainsi, j'ai pu définir les présupposés d'une approche qui apporte, à sa manière, un début de résolution aux difficultés que j'évoquais.
1) face à la première difficulté - la négation de l'existence même du piétisme comme objet historique - il fallait faire apparaître ses lignes de force; et pour cela, apprendre d'abord à déchiffrer les cadres d'interprétation, l'horizon dans lequel il est reçu et compris : aux différentes étapes de la recherche (de Ritschl à l'historiographie récente) ; dans les différentes disciplines. Ce fut la leçon qui se dégagea de mes séjours à Halle, où je me familiarisai avec la littérature allemande, ses travaux d'édition, ses programmes de recherche, ses interrogations aussi ; des colloques internationaux auxquels j'ai assisté, de la fréquentation des séminaires français, de la lecture aussi, de grands travaux italiens - car il existe une très importante recherche italienne sur le piétisme, et elle est d'autant plus intéressante qu'elle est effectuée dans un cadre national et une tradition religieuse différents, ce qui l'amène à souligner démarcations et continuités qui ne sont pas toujours immédiatement visibles aux chercheurs allemands.
2) la deuxième difficulté concernait le problème de la définition, de la consistance propre d'un mouvement tel que le piétisme. Il fallait apprendre à penser à la fois le genre prochain et la différence spécifique : d'une part l'inscrire dans le contexte général du renouveau religieux qui marque toute l'Europe du XVIIe siècle (l'analogie des thèmes, la traduction des livres et la circulation des personnes) ; d'autre part accepter aussi que ce qui se passe en Allemagne à partir de Spener présente des caractéristiques propres : l'intériorisation de la piété s'effectue dans le cadre de l'Eglise luthérienne, le mouvement trouve son identité dans la tension entre l'effort pour demeurer dans l'institution et l'attrait pour le spiritualisme ; la forme de vie qu'est le combat de pénitence traduit d'une façon particulière l'exigence, commune aux mouvements spirituels, de concevoir la vie comme un itinéraire; enfin, une fois le mouvement constitué, il a son histoire interne propre, ses références, ses conflits qui lui donnent son visage reconnaissable.
3) Troisième difficulté : Comment penser les rapports entre ce mouvement religieux et la naissance de l'autobiographie laïque, du roman psychologique, de toutes sortes de formes d'écriture du moi qui ne se réfèrent plus principalement à la religion ? Il faut renoncer, je crois, à établir un rapport direct et immédiat ; il est plus profitable d'interroger cette médiation qu'est la constitution d'une forme d'intériorité et des formes textuelles où elle s'exprime et se constitue. L'effort des fondateurs du piétisme, par leurs aspirations rigoureuses, par leur souci de la progression de l'individu, par leur conception de la vie comme combat, a produit une variété tout à fait particulière de l'individualisme moderne ; cette variété n'a pu se développer que grâce à certaines techniques d'écriture du moi, qu'elle a engendrées, ou transformées à son profit ; une fois ce type d'intériorité et ces formes d'écriture constituées — certes, à des fins religieuses — elles ont pu être utilisées par ceux qui les avaient d'abord pratiquées, pour servir d'autres fins. Ce ne fut pas toujours sans douleur ; ce fut parfois avec fécondité.
Il était donc impératif de s'arrêter à l'expérience religieuse spécifique du piétisme, à cette forme d'intériorité historique. Et pour cela il fallait remonter vers l'amont du piétisme, se familiariser avec des questions qui sembleront surprenantes à celui qui regarde vers l'aval, vers l'écriture du moi. Evoquer, autour des figures centrales de mon travail, tout un monde aujourd'hui oublié, mais sans lequel elles ne prennent pas sens : des pasteurs, des générations de pasteurs, des universitaires, des Aufklärer ; des querelles qui peuvent parfois nous apparaître byzantines ; des quêtes passionnées d'authenticité ; des itinéraires individuels dont on cherche la raison ultime dans la religion, dans la médecine ou la psychologie, ou encore, en conjuguant les apports de l'une et de l'autre, sans toujours savoir exactement quelle part réserver à chacune de ces explications. Quelques-unes des questions rencontrées : le fidèle peut-il traiter ses affaires le dimanche, jour du Seigneur ? Le magistrat et le pasteur doivent-ils l'y autoriser, ou exiger au contraire qu'il consacre la journée entière à des exercices de piété ? Et cette piété, est-ce la simple participation au culte public, ou bien la pratique de la méditation personnelle ? Le prédicateur qui doit prononcer un sermon doit-il accumuler des connaissances ou se demander d'abord s'il possède la foi véritable, qui seule peut donner autorité à sa parole ? L'homme en proie à la mélancolie doit-il y voir la force du démon ou bien une maladie explicable par la physique et la médecine ? Les errances d'un personnage comme le père de Moritz renvoient-elles au défaut de la Grâce ou à celui des lumières, ou encore à des comportements déchiffrés par la psychologie (Erfahrungsseelenkunde) ? Faut-il s'accommoder avec humilité de l'état dans lequel on est placé par la naissance, et aspirer à en sortir est-il la marque d'un orgueil condamnable ?
Dans l'approche de ces questions, et de leur formulation historique, il convient de mentionner, à côté des individus, ces êtres collectifs qui enregistrent l'état des mentalités et l'évolution des problématiques : les revues, les dictionnaires, les encyclopédies où un siècle inscrit ses évolutions et le regard qu'il porte sur le monde et sur lui-même ; la meilleure façon de savoir ce que la théologie des Lumières pense "en moyenne" de la Providence, c'est de lire l'article de l'Universallexikon de Zedler : on y découvre le résultat des controverses, ce qui en est passé dans l'esprit de l'époque, les références obligatoires, et les lieux communs du problème. En consultant des dictionnaires de théologie d'époques différentes, j'ai pu constater des déplacements d'accent. Le théologien d'aujourd'hui se détourne de querelles qui, il y a à peine un siècle, étaient encore jugées dignes de retenir l'attention, parce qu'elles apparaissaient lourdes d'enjeux essentiels.
Les quatre figures nodales sur lesquelles je me suis arrêtée sont Spener, dont le manifeste des Pia Desideria ouvre l'histoire du piétisme institutionnel ; Francke, l'organisateur des Fondations, mais aussi l'homme régénéré dont le récit servira à fixer la tradition, et d'abord le modèle de conversion caractéristique de la "spiritualité de Halle" ; Adam Bernd, proche un temps de ce piétisme, dont l'autobiographie oscille entre interprétation religieuse et interprétation naturaliste des tourments du corps et de l'âme. Elle est, à ce dernier titre, un document précieux pour la psychologie naissante ; Moritz, enfin, dont le roman psychologique ne se comprend pas sans la référence religieuse, alors même qu'il la combat.
Ce choix appelle quelques observations :
- il n'était pas question de prétendre traiter
de ces auteurs de manière exhaustive
- il n'était pas question non plus de reconstituer un parcours chronologique
linéaire et orienté vers une fin nécessaire
- il s'agissait bien plutôt d'explorer un certain nombre de chemins
possibles de l'intériorité, à l'occasion de quelques
textes et discussions qui ont valeur d'exemple.
Je reprends rapidement les résultats de ce travail
Spener. J'ai voulu revenir aux Pia Desideria, un texte dont les enjeux n'apparaissent que si l'on s'efforce de le replacer dans son contexte. Cet effort de contextualisation a été facilité par l'édition critique de la correspondance. Celle-ci permet de reconstituer les débats de l'époque, le diagnostic d'une crise de la piété et de l'institution, l'aspiration à la réforme, l'éventail des solutions envisagées ; de reconstituer aussi le milieu, les équilibres institutionnels, le poids de l'orthodoxie, les résistances à la réforme. Ainsi, ce texte, qui pourrait sembler un simple rappel des vérités chrétiennes, apparaît-il comme résultat d'options réfléchies, de négociations serrées, de sacrifices aussi. Le renforcement de la législation sabbatique, vivement souhaité par Spener, est absent des Pia Desideria, parce qu'une question aussi controversée menaçait de ruiner le consensus. Le débat épistolaire entre Spener et son ancien professeur, représentant de l'orthodoxie strasbourgeoise, m'a paru un cas exemplaire, justifiant le développement que je lui ai consacré : en empruntant les voies mêmes de l'orthodoxie et ses méthodes de raisonnement, Spener cherche à introduire un autre point de vue, à réserver, dans l'Eglise et dans la doctrine, la place de l'homme intérieur, mais cet accent nouveau sur l'action humaine ébranle le système religieux de l'orthodoxie, en menaçant aussi l'autorité de l'Eglise. On voit émerger un discours de l'intériorité, encore comprise en un sens exclusivement religieux. On voit aussi comment fonctionnent, et travaillent, les systèmes religieux, ou philosophiques.
August Hermann Francke. A l'inverse de Spener, Francke occupe une place dans l'histoire du genre autobiographique. J'avais déjà étudié le texte du Lebenslauff, et le récit de conversion qui en est le centre, sous l'angle de la figuration de l'expérience subjective. J'y suis revenue, pour approfondir le sens du geste autobiographique dans l'élucidation et la transmission d'une expérience spirituelle fondée sur la "culture de l'âme". C'est précisément l'écriture du moi, rendue possible par la culture du témoignage, solidaire d'autres formes de bilan et d'interrogation, qui permet de cerner au plus près la crise spirituelle. Comment harmoniser un parcours d'homme de science, menacé par la vanité de l'érudition, avec la simplicité de la piété de l'homme intérieur ? C'est dans l'effort pour résoudre la tension entre la structure de la vie d'érudit, et celle du récit de conversion que se lit la question. Donc, dans l'explication de texte.
La tradition a retenu la forme du "récit de conversion". Avec Adam Bernd et Karl Philipp Moritz, nous passons du côté de l'autobiographie "littéraire". Le projet d'écriture du moi, ou de roman psychologique, permet l'analyse de l'expérience religieuse. Celle-ci est un moment constitutif de la construction de l'intériorité, et de l'écriture autobiographique, même si celui qui écrit s'est détaché de la religion. L'expérience religieuse a fourni des techniques d'introspection, des modèles de mise en forme de l'intériorité, des structures textuelles pour l'exprimer. L'autobiographie, le roman psychologique en gardent la trace. Chez Bernd, l'emprunt du récit de conversion correspond à une tentative, infructueuse, d'adapter le modèle original à une expérience du moi désormais plus complexe, inscrite dans le temps de la vie humaine. Quant à Karl Philipp Moritz, c'est contre la lecture providentielle de l'existence qu'il construit l'identité et l'itinéraire de son personnage.
Ces textes littéraires, pionniers de l'exploration de l'intériorité, constituent des modèles historiques. Quels horizons de recherche ouvrent-ils ? Je voudrais reprendre en guise de brève conclusion, quelques points qui ont valeur de cadre.
- Nous n'avons pas un accès direct à un moi transparent et ineffable. Le moi se comprend et se constitue dans des cadres historiques, et par des médiations. Etudier ces textes, récits de vie, sermons, méditations, c'est reconstituer l'un des cadres dans lesquels s'est compris l'individu moderne, le mode particulier sur lequel se sont formulées des expériences humaines fondamentales.
- La référence religieuse, même à l'état de trace, nous oriente vers un certain type de compréhension historique, où il est difficile de raisonner en termes de périodisation tranchée. Sans adopter une perspective totalement "continuiste", on voit bien que la nouveauté n'est pas un pur surgissement. Il vaut la peine, je crois, de se situer de part et d'autre
- Enfin, l'étude de ces mouvements religieux peut permettre, je pense, de mieux percevoir la consistance propre du fait religieux, sa dynamique, et parfois sa violence, à une époque où il importe de ne pas abandonner l'ambition des Lumières, et de l'Aufklärung, dont les représentants majeurs ont su prendre la mesure à la lumière de la raison.