Discours de soutenance de thèse
Le vital et le social.
L'histoire des normes selon Canguilhem

Guillaume Le Blanc

Thèse soutenue en 1999



Notre travail cherche à interroger le rapport philosophique construit par Canguilhem entre le vital et le social. Il s'agit de comprendre comment une création interne à la vie, désignée par Canguilhem sous le terme de "normativité" conduit à une certaine élaboration des rapports du vital et du social par laquelle est pensée l'histoire de l'homme à partir d'une analyse de l'individualisation vitale et de la subjectivité humaine. La nouveauté de Canguilhem réside, selon nous, dans sa tentative de rendre immanente la norme à la vie, induisant une inscription de l'histoire humaine dans l'histoire de la vie. Dès lors que la vie est définie comme création de normes, tout vivant affirme ses propres normes, les crée le cas échéant, entre en conflit avec les vivants créateurs d'autres normes. Il en résulte une réforme de l'anthropologie à partir de la question de la vie. Selon notre hypothèse, le sens de l'expérience anthropologique ne réside pas tant dans une fermeture de l'homme sur ses propres caractéristiques que dans une circulation des comportements qui conjoignent vitalité et socialité, activité et subjectivité. La détermination des normes humaines n'a de valeur que soutenue par des capacités normatives puisées dans le registre de la vie.

L'intervention du vital dans la constitution sociale de l'homme fait surgir des éléments extérieurs à l'humaine condition, puisés dans l'ordre de la nature, souvent tenus pour étrangers au projet anthropologique. Une réflexion sur la valeur créatrice de la vie permet de comprendre la manière dont l'homme est considéré comme un vivant normatif, engageant ses valeurs de vie dans des valorisations culturelles et sociales. Cette valorisation est dictée par la possibilité d'une dévalorisation engendrée par le pathologique, pris pour valeur normative moindre. Le pathologique, qui n'est pas absence de normes mais restriction de leur fonctionnement, oriente le vivant humain vers la conscience subjective de sa propre individualité.

L'analyse des normes de vie est ainsi tenue pour déterminante concernant une compréhension de l'homme, en tant qu'elle parvient à donner un sens aux concepts d'individualité et de subjectivité. Une première lecture de Canguilhem consiste à réfléchir sur les formes normatives par lesquelles les individus vivants deviennent des individualités, problème d'autant plus crucial pour le vivant humain qu'il invente un ordre humain (des milieux de vie) qui peut se retourner contre lui. Une seconde lecture de Canguilhem est attentive aux formes de subjectivation infligées au vivant humain par la violence de la maladie ou des milieux de vie extérieurs. L'immersion du vivant humain dans l'expérience du normal et du pathologique ainsi que dans la logique productive des milieux abandonnés à leurs seules normes internes de rendement spécifie une histoire des normes humaines dont la conséquence principale est l'affirmation, au sein des individualités vivantes, d'une subjectivité souffrante. La subjectivité en vient alors à désigner l'ensemble des effets de subjectivation produits par les événements vitaux (le désordre de la maladie) et par les événements sociaux (le désordre des milieux).

Quatre propositions en découlent.

  1. La première touche l'histoire de la philosophie : chercher à situer, en deçà de l'épistémologie, une philosophie de la vie de Canguilhem entendue comme pouvoir d'individualisation et de subjectivation. Le sens de nos analyses, loin d'exclure l'épistémologie, est de restituer à la philosophie de Canguilhem une cohérence globale formulée dans une analytique normative de la vie.
  1. La seconde proposition concerne le rôle exemplaire de la médecine dans les rapports de la science et de la pratique. Chercher à évaluer la théorie à partir de la pratique revient à mettre en avant la modélisation médicale, en tant que la médecine, art plutôt que science, est porteuse d'une réflexion sur les rapports du normal et du pathologique décisive pour le sens de l'homme. Cette réflexion est fondatrice d'une compréhension du vivant humain en termes de normativité.

  2. La troisième proposition est de nature anthropologique. Repérer par le lien nécessaire entre histoire naturelle et histoire humaine les conditions d'avènement d'une anthropologie biologique, supposant d'une part une compréhension de l'histoire comme devenir, supposant d'autre part une attention aux interfaces symboliques définis comme autant de milieux de vie proprement humains.

  3. La quatrième proposition se veut philosophique en tant qu'elle envisage de comprendre le lien entre vie et sujet. L'idée d'une anthropologie biologique suppose de sortir de la dichotomie entre la vie qualifiée par sa force brute, limitée aux seuls effets mécaniques, incapable d'organiser sa vigueur et le sujet formé en autonomie par une raison qui clot son activité en lui donnant une raison d'être interne. Notre propos est au contraire de réconcilier vie et sujet en repensant le sujet en sa vivacité.