Discours de soutenance de thèse

« MAINE DE BIRAN ET BERGSON. SCIENCE ET PHILOSOPHIE. LA QUESTION DE LA PSYCHOLOGIE SUBJECTIVE. »

Céline LEFEVE

Thèse de doctorat soutenue le 3 décembre 2003
Université Paris 7 – Denis Diderot
Directeur de recherche : Pr. Dominique LECOURT


Résumé :
Etude comparative des œuvres de Maine de Biran (1766-1824) et Henri Bergson (1859-1941) montrant qu’elles articulent les problèmes, philosophique de l’individualité psycho-biologique et épistémologique de la définition des objets, méthodes et rapports de la psychologie et des sciences de la nature. Contre l’objectivation philosophique et naturaliste de la pensée, Biran et Bergson définissent la conscience comme acte, dualité et individualité et fondent sur l’expérience subjective de la conscience et du corps une psychologie philosophique positive, autonome et irréductible aux sciences objectives.
Selon des enjeux différents chez les deux auteurs, cette fondation suppose le dépassement de la métaphysique substantielle et la refonte de la théorie de la représentation et de la connaissance, notamment à partir de la définition motrice de la perception. Elle implique la généalogie critique des concepts des sciences objectives (causalité analogique chez Biran ; analyse logique et spatiale, mesure et déterminisme chez Bergson) qui fondent le projet illégitime de décomposition, d’explication et de représentation logique, spatiale, imaginative et organique de la pensée (empirisme sensualiste, Idéologie, phrénologie ; associationnisme, psychophysiologie, localisations cérébrales des souvenirs). Contre l’introspection, elle fait coïncider la méthode psychologique avec l’acte individuel et individuant de la conscience (réflexion biranienne de la volonté subjective, intuition bergsonienne de la durée créatrice).
Néanmoins, l’articulation de la conscience et de la vie (effort moteur réflexif, affectivité organique chez Biran ; coextensivité conscience-vie chez Bergson) exige d’unir la psychologie et la biologie et, à la condition de distinguer cause subjective et conditions objectives de la pensée, d’intégrer à la psychologie les résultats et rectifications des sciences du vivant (physiologie ; évolutionnisme) et de l’esprit (psychiatrie ; psychopathologie, neuropathologie).



Notre première voie d’approche médicale de la question philosophique de l’individualité, déployée dans notre D. E. A. consacré à l’individu et au médicament, nous renvoyait, d’une part, à la question métaphysique de l’union de l’âme et du corps et, d’autre part, aux questions épistémologiques que soulèvent, d’une part, la philosophie de l’esprit contemporaine et, en particulier, le projet de naturalisation de l’esprit et, d’autre part, certains postulats fondateurs des sciences cognitives. Le dispositif conceptuel de la philosophie de l’esprit, alliant matérialisme, psychologisme, naturalisme et mentalisme, et l’analyse cognitiviste de la pensée en états et processus mentaux susceptibles de correspondre à des états cérébraux nous incitaient à poser à nouveaux frais la question philosophique de l’individualité et à la préciser sous la forme de la question épistémologique de la définition de la psychologie, de ses fondements, objets et méthodes et, enfin, de ses rapports avec la philosophie et avec les sciences objectives de la nature et du vivant.
Sans faire abstraction de l’historicité des sciences et de la philosophie qui, au XXème siècle, a conféré à ces questions une acuité nouvelle, il nous semblait indispensable, afin d’en éclairer les enjeux, de faire retour sur le XIXème siècle, considéré comme un moment particulier de l’histoire des sciences, caractérisé par l’autonomisation des sciences de la vie et par la constitution de la science psychologique, et comme un moment particulier de l’histoire de la philosophie, marqué par l’empirisme, l’associationnisme et par le positivisme. Précisément, dans ce contexte scientifique et philosophique, il apparaissait que les oeuvres de Maine de Biran et de Bergson étaient animées par les problématiques indissociables de l’individualité et de la définition de la psychologie. Biran et Bergson tentent, en effet, de concevoir l’individualité humaine à partir du problème de l’individualité de la conscience et de son articulation avec la vie. Partant, ils renouvellent la question de l’union de l’âme et du corps et assignent à la philosophie la tâche de définir les objets, les méthodes et les relations de la psychologie et de la biologie.
Il nous semblait, dès lors, légitime et fécond de comparer leurs pensées, non pas en vue de mettre à l’épreuve l’hypothèse d’un Maine de Biran précurseur de Bergson, ni de tracer une histoire du « spiritualisme » français, tant l’étiquette demeure problématique pour les deux auteurs, mais en vue d’éclairer et de souligner l’actualité d’un problème philosophique.
Ainsi nous avons dégagé l’orientation philosophique commune à Maine de Biran et Bergson : premièrement, ils rejettent le dualisme ; deuxièmement, ils affirment la spécificité du vivant et l’autonomie de la biologie et, troisièmement, ils exigent que l’union de la psychologie et de la biologie, indispensable, selon eux, à la connaissance de l’homme, ne contrevienne ni à l’autonomie de la psychologie, ni à la spécificité des méthodes que la philosophie élabore pour elle. Penser l’individualité, indissolublement biologique et psychologique, implique, pour Maine de Biran et pour Bergson, de faire droit à la réflexivité de la conscience et à la spécificité de l’expérience subjective. Pour eux, la conscience et la pensée ne peuvent être ravalées au rang d’objets et la psychologie doit se fonder sur une méthode subjective, réflexive ou intuitive. Partant, la scientificité de la psychologie est assurée par la positivité de l’expérience subjective de la conscience qui en constitue à la fois l’objet et la méthode, par sa coïncidence avec la philosophie et par son irréductibilité aux sciences de l’objectivité. Pour Maine de Biran, l’acte volontaire et réflexif qui définit la conscience implique que celle-ci ne peut être connue qu’au travers du redoublement réflexif que le sujet en accomplit. La science objective du vivant ne peut, de fait, prétendre à la connaissance de la pensée ni de sa cause, mais seulement à la connaissance de ses conditions objectives, affectives ou motrices. Pour Bergson, la temporalité de la conscience implique qu’elle ne peut être connue que de l’intuition subjective qui en prolonge l’acte créateur. L’intuition philosophique permet de distinguer et d’articuler le mouvement conscient de la vie et les conditions matérielles dans lesquelles il s’actualise. De fait, en se saisissant de la question de l’individualité, Maine de Biran et Bergson fondent une psychologie philosophique, libérée de la philosophie intellectualiste et introspectionniste de la conscience, et une philosophie originale de la subjectivité, caractérisée par le rejet de toute forme d’objectivisme, qu’il soit de nature psychologique ou naturaliste. Si la conscience se définit comme un acte, la subjectivité n’est pas un substrat et le sujet n’est plus un maître, il n’en constitue pas moins l’objet de la psychologie.
L’intérêt de la comparaison des pensées biranienne et bergsonienne tenait, en outre, à la tension entre leur intuition commune et leurs divergences. Celles-ci n’ont pas été traitées pour elles-mêmes, mais afin de montrer qu’elles naissaient de la question même de l’individualité et de la difficulté de penser ensemble la conscience et la vie. Précisément, elles peuvent être définies comme deux tendances de la philosophie de la vie. Pour Maine de Biran, la conscience s’éprouve dans l’opposition de l’activité de la volonté et de la passivité du corps propre. L’activité de la conscience se réfléchit, dans l’effort moteur, à partir de la résistance du corps propre et elle est affectée par la réfraction en elle du sentiment de l’existence causé par la vie des organes. Maine de Biran affirme la transcendance du corps propre, néanmoins il problématise la présence de la vie à la conscience affectée. Ainsi la philosophie biranienne de la vie s’inscrit dans la psychologie, tandis que la science du vivant demeure un dehors de la psychologie, puisque la conscience ne saurait être expliquée par le vivant. Chez Bergson, l’intuition découvre l’identité de la conscience et de la vie. Dans cette perspective spiritualiste, l’exclusivité de la méthode intuitive en psychologie ne contredit pas le principe de la naturalisation de la conscience, bien qu’elle en définisse les termes de manière originale : c’est l’indétermination de la conscience qui explique l’action du vivant, la perception et l’intentionnalité. Néanmoins, alors que dans l’œuvre bergsonienne, la philosophie de la conscience s’élargit en philosophie de la vie, la pensée bergsonienne ouvre la voie à une philosophie où la conscience est dans la vie et s’explique par elle.
Dans un premier temps consacré à la critique de la métaphysique substantielle, nous avons montré que, pour Maine de Biran et pour Bergson, la métaphysique substantialiste et dualiste, les monismes et le parallélisme qui en découlent constituent le fondement de l’objectivation de la pensée et du projet scientifique de sa représentation et de sa localisation.
Nous avons analysé la critique biranienne de la métaphysique substantielle. Pour Biran, celle-ci procède du mépris du fait primitif, dual et aperceptif, de l’effort moteur et de l’ignorance de l’identité de la conscience et de volonté. La philosophie de l’âme, réifiant la causalité du moi, conçoit la pensée en termes de passivité, elle fonde aussi bien l’innéisme que l’empirisme sensualiste et rend possible, de fait, l’annexion de la psychologie à la physiologie, soit sous la forme de l’animisme et du vitalisme, soit sous la forme de l’Idéologie. Nous avons souligné l’implication réciproque de la métaphysique substantielle de et du projet de représentation de la pensée : d’une part, la philosophie substantialiste présuppose que l’on pourrait connaître la pensée en adoptant un point de vue objectif, extérieur au moi et antérieur à son expérience et, d’autre part, l’idée de substance, parce qu’elle est issue de la réflexion subjective, recèle une référence rémanente à la résistance du corps et, par conséquent, à la matière et à l’espace, objets de la représentation imagée. Ainsi la réification du moi dans l’âme permet la représentation imaginative et organique de la pensée. C’est, par conséquent, au nom de la distinction entre la représentation qui fonde la connaissance des seuls phénomènes objectifs et la réflexion qui, seule, fonde la connaissance de la pensée consciente que Maine de Biran critique le dualisme et les monismes idéaliste spiritualiste, d’une part, et sensualiste matérialiste, d’autre part. Enfin, nous avons montré que, pour Bergson, l’objectivation de la pensée procédait non seulement de l’intrusion des concepts scientifiques dans la psychologie, mais aussi et plus fondamentalement de l’importation dans les sciences de la vie et du cerveau des présupposés métaphysiques dualistes et déterministes qui constituent le parallélisme psycho-physique.
Nous avons montré que, de manière différente chez les deux auteurs, la critique du dualisme s’effectuait à partir de la conception de la conscience comme un acte recélant une dualité. Maine de Biran et Bergson déplacent le problème de la dualité du plan de la substance au plan de la conscience. Chez Biran, la conscience se définit comme l’acte volontaire et réflexif du sujet. Le fait primitif de la conscience, l’effort moteur, distingue et relie deux termes, le moi et le corps propre. L’enjeu fondamental de la philosophie consiste, dès lors, à rendre compte de l’unité duale de l’effort et de la conscience, mais aussi de l’individualité de la pensée, déchirée entre conscience d’activité et passivité de la conscience. Pour Bergson, la conscience est l’acte même de durer. La psychologie de la dualité distingue des formes d’actes, l’acte extensif de la perception et l’acte intensif de la mémoire, l’action et le rêve, l’intelligence et l’intuition. Elle fait fond sur un monisme de la durée qui est aussi un dualisme de la tendance, où toute réalité, de l’esprit à la matière, correspond à un degré de tension de la durée, à une direction du mouvement de la conscience elle-même, bref à un acte et non à une chose. Seul ce monisme de la durée peut rendre compte, selon Bergson, de la conscience perceptive et de l’union, dans l’individualité humaine, de la matière et de la mémoire.
Nous avons distingué les critiques biranienne et bergsonienne de la métaphysique substantielle. Chez Biran, dans la période qui sépare le Mémoire sur la décomposition de la pensée (1804-1805) des Rapports des sciences naturelles avec la psychologie (1813-1815), cette critique procède de l’irréductibilité du point de vue subjectif, fondateur de la psychologie, au point de vue objectif tant scientifique qu’ontologique. Sous la forme de la métaphysique substantielle, l’ontologie contrevient à l’exigence de positivité de la psychologie biranienne. De fait, la philosophie biranienne se retreint à la psychologie, renonce à la connaissance absolue de l’union de l’âme et du corps et quitte le plan de l’ontologie pour rejoindre celui de l’épistémologie. Chez Bergson, en revanche, la critique de la métaphysique substantielle s’effectue dans le cadre de l’ontologie spiritualiste.
Néanmoins, nous avons montré que Maine de Biran et Bergson fondaient tous deux la psychologie sur une interrogation de nature épistémologique. L’édification de la psychologie subjective ne requiert pas l’adoption d’une thèse dualiste ou anti-matérialiste, mais l’adoption du point de vue de la conscience. Pour Maine de Biran, un tel requisit interdirait à la psychologie l’accès au statut de science positive. Pour Bergson, le spiritualisme apparaît comme l’aboutissement de la psychologie intuitive et de la découverte de l’identité de la conscience, de la durée et de la vie. Par conséquent, Biran et Bergson nous montrent que la question de la relation de l’esprit et de la matière cérébrale et l’adoption d’une ontologie, dualiste ou matérialiste, ne constituent pas un préalable nécessaire à la question de la psychologie ; seule la détermination des méthodes propres aux sciences de la nature et aux sciences de l’esprit constitue un tel préalable. Par conséquent, aujourd’hui, l’adoption du matérialisme au point de départ et au fondement de la philosophie de l’esprit et de la psychologie semble criticable, puisqu’elle fait courir le risque de résorber le questionnement épistémologique dans l’ontologie et de négliger la spécificité subjective de la pensée et de sa connaissance. Inversement, pour reprendre les termes de Searle dans La Redécouverte de l’esprit, l’affirmation de la réalité et de la spécificité du « mental » et l’épistémologie en première personne ne peuvent être tenues pour le corrélat, ni pour le reliquat d’une position ontologique dualiste.
Dans un deuxième temps, nous avons montré que la critique de la psychologie objective impliquait, pour Maine de Biran et Bergson, une refonte de la philosophie de la connaissance. Ainsi les philosophies biranienne et bergsonienne de la perception permettent de rendre compte de la capacité représentative de la conscience, tout en la préservant elle-même de toute objectivation et de toute représentation.
Nous avons analysé et rapproché les critiques biranienne et bergsonienne des doctrines de la connaissance, innéistes et idéalistes, empiristes et réalistes. Nous avons montré que, pour les deux philosophes, les conceptions intellectualistes et sensualistes de la représentation se révèlent également incapables de rendre compte de la perception et de la constitution de l’objectivité.
Nous avons montré que, pour Maine de Biran et pour Bergson, les doctrines innéiste et idéaliste, d’une part, et sensualiste et réaliste matérialiste, d’autre part, conduisaient, selon des écueils différents, au projet de la connaissance objective et représentative de la pensée. Pour Maine de Biran, les doctrines innéiste et empiriste se mêlent, du fait de leurs insuffisances propres, dans les philosophies « mixtes » de Condillac et de Kant. Malgré leur opposition principielle, ces dernières aboutissent à la réduction de la pensée à la sensation et à l’imagination, à la réduction de la connaissance à l’analogie et à la généralisation des phénomènes et elles font, par conséquent, le lit du projet de représentation organique de la pensée. Pour Bergson, l’oscillation de la philosophie de la connaissance entre l’idéalisme et le réalisme, entre les conceptions du monde comme réalité et comme représentation et les conceptions du cerveau comme chose et comme représentation, conduit finalement au parallélisme psychophysiologique, qui en constitue comme un mixte contradictoire et qui fonde le projet de la représentation cérébrale de la pensée.
Nous avons montré qu’en des termes différents, Maine de Biran et Bergson dénoncent la compréhension intellectualiste de la conscience qui confond la connaissance et la vie et qui conduit à réduire la perception à la sensation : pour Biran, l’empirisme et le sensualisme incluent, à tort, la conscience réfléchie dans la sensation ; pour Bergson, idéalisme et réalisme définissent, à tort, le rapport perceptif au monde comme une connaissance désintéressée.
De fait, nous avons analysé la critique, commune aux deux auteurs, de la philosophie de la sensation. Pour Biran comme pour Bergson, la perception et la représentation ne dérivent pas de la sensation. Pour Biran, la philosophie de la sensation manque la réflexivité de la conscience qui, seule, rend possible la perception et la conscience d’objet. Pour Bergson, la psychologie associationniste qui ne conçoit qu’une différence de degré entre la sensation et la représentation et qui, de fait, confond sensation et souvenir ne peut concevoir la perception que comme une hallucination vraie : elle ne permet pas de comprendre comment quelque chose peut apparaître, comment nous pouvons avoir conscience de quelque chose. Enfin, présupposant la conscience d’objet dans l’objectivité, le sensualisme, pour Biran, et le réalisme, pour Bergson, mènent nécessairement à l’objectivation de la pensée, à l’épiphénoménisme et au matérialisme.
Nous avons rapproché les conceptions biranienne et bergsonienne de la perception et de la représentation fondées sur l’activité motrice du sujet. Pour Maine de Biran et Bergson, perception et représentation relèvent d’une activité de la conscience qui implique le corps : elles relèvent d’un acte moteur. Le corps vivant est partie prenante de la représentation, même s’il n’est pas lui-même conscient, ni connaissant. Pour Biran, la conscience d’objet se fonde sur le fait primitif et dual de l’effort et sur l’appropriation motrice et réflexive du corps propre par le moi. Le corps propre constitue, au titre de terme de l’effort moteur, le premier objet de la conscience et de la connaissance. L’aperception fournit, de fait, le modèle de la perception des corps extérieurs et rend possible leur constitution en objets de connaissance. La philosophie bergsonienne de la perception fait droit à la nature vivante du sujet percevant et à son insertion pratique dans le monde : la perception est définie comme un retard dans la transmission du mouvement et comme l’amorce d’une réponse à un problème posé au vivant par le monde. En référant ainsi la perception à l’action, Bergson articule à nouveaux frais la représentation et la réalité : il inscrit la perception dans les choses et montre que la représentation ne s’ajoute pas de l’extérieur à la matière, que l’apparaître a lieu au sein du monde, et non dans une conscience qui le surplombe. En outre, il rétablit la vérité de la donation qualitative des choses : les qualités senties sont dans la matière, au titre de mouvements, et non dans la conscience au titre de sensations.
Néanmoins, la représentation ne peut être fondée que sur l’activité du sujet. Pour Biran, l’activité motrice qui préside à la perception est un acte volontaire et réflexif du sujet. La philosophie biranienne de la perception fonde la capacité représentative de la conscience sur l’aperception du corps propre et sur la réflexion qui, par essence, échappe à toute représentation. Elle pense la motricité de la conscience, sans néanmoins expliquer la conscience par la motricité. Elle rejette l’explication objective de la représentation et l’idée d’une production de la représentation par l’organisme. Chez Bergson, le corps ne fait qu’esquisser les contours de l’action, en fonction des mécanismes moteurs conservés par le cerveau. S’il rend possible la représentation, il ne l’explique pas. Seule la mémoire, plus ou moins profonde, plus ou individuée, du sujet percevant explique le retard et l’indétermination de sa réponse à la situation du monde et, de fait, la possibilité de la représentation.
Nous avons distingué le sens et le rôle de la refondation de la philosophie de la connaissance dans les pensées respectives de Biran et Bergson. La philosophie biranienne de la perception vise, de manière problématique, à radicaliser la distinction de la vie et de la conscience, de l’affection et de la perception. La conscience motrice perceptive dégage la forme objective du fond indistinct du sentiment de l’existence organique. De fait, la philosophie biranienne de la perception n’étudie pas l’apparaître pour lui-même, mais en tant qu’il suppose l’acte constitutif de la conscience réflexive. La philosophie de la perception constitue un élément fondamental de la psychologie réflexive et, de fait, de la philosophie de la connaissance, fondée toute entière sur la production réflexive des idées. La reconnaissance des objets, la réminiscence des idées, le maniement du langage articulé se fondent sur la motricité réflexive de la conscience. La philosophie bergsonienne de la perception joue un rôle fondateur dans la critique de la métaphysique substantielle que ne joue pas la philosophie biranienne de la perception. En effet, pour Bergson, les apories des doctrines de la connaissance constituent les germes du dualisme et du parallélisme. C’est parce que nous attribuons au rapport pratique du vivant au monde une finalité spéculative que nous pensons la représentation comme une duplication du monde et que, par suite, nous l’inscrivons dans l’âme ou dans le cerveau. La définition de la perception pure comme action et la définition de la perception concrète comme articulation, dans la qualité sentie, des tensions de durée propres à la conscience et à la matière et comme articulation de la fonction motrice du corps et de la mémoire subjective, ne se distinguent pas de la refondation du dualisme. Ainsi, alors que la théorie biranienne de la perception se polarise sur le rôle de la réflexion dans la constitution de l’objectivité, la théorie bergsonienne de la perception se polarise sur le rapport du vivant au monde. Enfin, la philosophie de la perception implique de distinguer deux types de connaissance : la connaissance pratique et générale, fondée sur la perception et coextensive à l’intelligence, et la connaissance spéculative dont l’achèvement est l’intuition, susceptible d’intégrer les souvenirs les plus singuliers, impliquant les plans les plus profonds de la mémoire individuelle.
Dans un troisième moment, nous avons établi les points de convergences entre les critiques biranienne et bergsonienne de l’importation des concepts et méthodes des sciences objectives dans la psychologie.
Nous avons analysé l’histoire scientifique, dont le commencement coïncide avec la réforme baconienne des sciences, et la généalogie psychologique que Biran propose du recouvrement de l’idée de causalité réelle par celle de causalité analogique. Pour Biran, en effet, l’idée de causalité procède de l’aperception immédiate et individuelle de la volonté. Précisément, la science moderne, née du rejet des causes premières et restreinte à l’observation, la classification et la généralisation des analogies phénoménales, conserve une référence à l’idée primitive de causalité réelle dans l’idée dérivée de causalité analogique. De cette ambivalence ressortent le recouvrement de la première par la seconde et l’idée que l’on pourrait connaître la pensée, à l’instar des phénomènes objectifs, à partir de ses effets. Cette confusion explique la réduction de la pensée à la sensibilité qui caractérise la philosophie de Condillac et, finalement, le projet de connaître la pensée au travers de sa traduction, de sa symbolisation et de sa représentation, soit dans le langage, comme le préconise l’Idéologie, soit dans les images et les organes du corps. Nous avons donc porté une attention toute particulière à l’articulation, dans la critique biranienne de l’objectivation de la pensée, des concepts d’effet, de signe et de représentation. C’est de cette histoire critique que découle la distinction biranienne des phénomènes objectifs, connus selon la méthode analogique et grâce à l’imagination, et des actes de la pensée, dont la cause réelle n’est connue que de la réflexion.
En nous fondant essentiellement sur l’Essai sur les données immédiates de la conscience et sur l’Evolution créatrice, nous avons montré que, pour Bergson, la psychologie objective procède de l’importation des concepts scientifiques fondamentaux : l’analyse et la symbolisation, logique et spatiale ; la quantification et la mesure (psychophysiologie de Fechner) ; l’explication et la prévision. Néanmoins, la représentation analytique et spatiale de la durée et de la conscience tient indistinctement à la conscience commune, à la métaphysique et à la science, également impuissantes à saisir la réalité du devenir et se défaire des cadres pratiques de l’intelligence.
Nous avons conclu que, pour Biran et Bergson, la pensée ne saurait revêtir le statut d’effet, qu’elle ne saurait être expliquée, ni connue à la manière d’un objet. Nous avons rapproché leur critique de la décomposition de la pensée : Biran opposant la décomposition analogique des phénomènes objectifs en causes et en effets et la causalité volontaire, indécomposable et réflexive de la pensée ; Bergson opposant la décomposition associationniste de la pensée en une série d’états discrets, actuels, déterminés ou prévisibles et l’unité temporelle, mouvante et individuelle de la conscience. Nous avons montré qu’ils critiquaient tous deux le postulat, selon lequel la pensée pourrait être traduite et représentée grâce à un élément qui lui serait étranger et néanmoins analogue, que ce soit l’extension imaginable et organique pour Biran, le schème de l’espace et la matière cérébrale pour Bergson, et, enfin, le langage pour les deux philosophes. Nous avons rapproché leur généalogie psychologique des concepts scientifiques et de l’objectivation de la pensée : pour Biran, la psychologie objective procède, en effet, du transport de la causalité subjective et réelle vers l’objectivité, transport, inhérent à l’esprit humain et irrépressible, puis du transport inverse de la causalité analogique vers la subjectivité ; pour Bergson, le schème spatial de la connaissance pratique et scientifique résulte du développement, dans l’esprit humain, de la fonction de l’intelligence. Enfin, nous avons souligné qu’en des termes différents chez les deux philosophes, l’identité de la conscience et de la volonté fondait l’individualité de la conscience et, par conséquent, l’hétérogénéité des phénomènes objectifs et subjectifs et des méthodes de connaissance qui leur sont propres.
Il ressortait de cette analyse de la connaissance objective et de son importation dans la psychologie la nécessité de distinguer la philosophie et la science. Cette distinction ne procède pas de la distinction de deux natures, elle ne précède pas l’expérience de la conscience. Elle implique que l’acte subjectif de la conscience ne peut être connu selon les méthodes des sciences objectives. Pour Biran, la distinction de la psychologie et des sciences objectives se fonde sur la distinction entre la réflexivité propre à l’existence subjective et la non-coïncidence du sujet et de l’objet propre à la connaissance objective. Cette distinction coïncide avec la distinction du point de vue subjectif et du point de vue objectif et avec la distinction des facultés de la réflexion et de l’imagination. Pour Bergson, les objets de la philosophie et de la science correspondent aux directions divergentes de la conscience, que constituent l’esprit et la matière. Les méthodes de la philosophie et de la science correspondent aux différents degrés de la connaissance que la conscience a d’elle-même que constituent l’intuition et l’intelligence.
Nous avons montré, dans un quatrième moment, que l’individualité de la conscience et l’individuation de la pensée constituaient les objets de la psychologie subjective que Biran et Bergson tentent de fonder. Ces derniers définissent la conscience comme un acte individuel, comme un acte de l’individu, inconcevable en dehors de la référence à son expérience subjective et ne pouvant être décomposé en éléments, en parties ou en états primitifs. De fait, la méthode de la psychologie, opposée à l’introspection, se définit par sa coïncidence avec son objet, l’acte même de penser. La nature active et individuelle de la pensée impose de fonder la psychologie sur l’expérience subjective de la conscience et de faire coïncider, grâce à la réflexion ou à l’intuition, la connaissance psychologique et la pensée elle-même. Maine de Biran définit la conscience comme individualité : l’effort primitif consiste dans l’acte volontaire et indécomposable qui relie deux « termes distincts, mais non séparés », moi et corps. La réflexion redouble l’acte de penser qu’elle prend pour terme. De fait, il n’y a pas de sens à concevoir la pensée et sa cause de manière séparée, de sorte que la pensée consciente ne saurait être connue que de l’acte subjectif, volontaire et réflexif qui la redouble. Pour Bergson, l’individualité de la conscience tient à sa nature indissolublement temporelle et active. Seule l’intuition, coïncidant avec et prolongeant l’acte temporel et créateur de la conscience, peut livrer la connaissance de l’unité multiple et organique de la conscience et de la personnalité singulière du sujet.
Maine de Biran et Bergson opposent à la décomposition de la pensée en états mentaux l’individualité du fait psychique lui-même. Pour Biran, la « décomposition de la pensée » coïncide avec l’individuation réflexive des actes de la pensée, ainsi distingués des états passifs du sujet auxquels correspondent affects, sensations et sentiments. Bergson oppose à la composition associationniste des sensations l’activité commune à la perception et au souvenir et leur stricte distinction en termes temporels. De fait, l’analyse bergsonienne des faits psychiques (reconnaissance, effort, attention, invention) s’effectue non pas selon le schéma spatial de la décomposition associationniste, mais selon le schéma vertical de l’organisation intensive des plans de conscience. Enfin, la temporalité de la conscience interdit d’en abstraire un moment, à la manière d’une partie. Elle fait de chaque moment, non pas une adjonction, mais un acte de réorganisation, de création et d’individuation de la conscience.
Nous avons montré que la psychologie subjective biranienne était structurée par l’opposition entre la réflexion qui définit la conscience subjective et la pensée personnelle, d’une part, et, d’autre part, le sentiment de l’existence qui affecte la conscience et singularise l’individu mais qui, étranger à la connaissance réflexive, demeure impersonnel. L’individualité biranienne repose donc sur deux principes opposés d’individuation, celui de la volonté et celui de la vie affective. La psychologie biranienne affirme l’irréductibilité de la conscience à l’affectivité : la conscience active, volontaire, réflexive et personnelle est étrangère à l’affection. De fait, pour Maine de Biran, lorsque le sujet est affecté, au sens strict il n’est pas conscient, ce qui demeure problématique. La solution biranienne consiste à définir l’affectivité comme la réfraction de la vie organique dans la conscience et l’inconscient comme organique. De fait, l’expérience subjective mais impersonnelle de l’affectivité relève du sentiment immédiat de l’existence et sa connaissance ressort de la connaissance objective de la physiologie.
La psychologie bergsonienne définit la durée comme le principe de l’individuation de la conscience et pense l’individualité comme l’unité d’une histoire singulière. Elle pose les fondements d’une science intuitive de l’individualité, dont il faut se demander si elle ne peut trouver sa pleine réalisation que dans l’art, dans le portrait pictural ou littéraire. En suivant la citation empruntée par Ravaisson à Léonard de Vinci et reprise par Bergson dans La Pensée et le mouvant, on peut dire que, de la même manière que le dessin cherche à rendre le serpentement individuel de l’être vivant, la psychologie vise à restituer le serpentement individuel de chaque homme, sa manière propre de serpenter dans l’existence.
Pour Bergson, contrairement à Biran, l’inconscient est de nature psychique, puisque la conscience se définit comme une fonction d’inhibition et de conservation des souvenirs inutiles à l’action présente. En outre, Bergson inscrit l’affectivité dans le psychisme et dans le champ de la subjectivité. L’affectivité s’offre, dès lors, à la connaissance subjective, soit sous la forme de la plongée intuitive du sujet dans sa mémoire personnelle, soit sous la forme de la sympathie avec autrui. De fait, selon des modalités différentes chez Biran et Bergson, la connaissance d’autrui repose, en dernier lieu, sur la sympathie. Enfin, la divergence essentielle entre les psychologies biranienne et bergsonienne réside dans le fait que la coïncidence de l’intuition avec la durée psychologique et la volonté s’enracine dans la continuité de l’intuition philosophique et de l’élan vital et dans la coextensivité de la conscience et de la vie.
Dans la cinquième partie de notre travail, nous avons défini les modalités de l’union de la psychologie et de la biologie découlant de la critique de l’objectivation de la pensée. Nous avons montré que l’affirmation de l’autonomie de la psychologie, loin de l’exclure, exigeait la connaissance des conditions biologiques de la conscience et de la pensée. Selon nous, l’accent porté par les deux philosophes sur les relations et sur l’union indispensable de la psychologie et de la biologie et, en particulier, des sciences du cerveau ne ressort pas primitivement du rejet dualiste de la matérialisation de l’esprit, mais de l’expérience subjective de la vie (expérience biranienne de la résistance du corps propre dans l’effort et du conflit de la volonté et de la vie organique ; expérience bergsonienne de la durée caractérisant la vie de la conscience et la vie de l’organisme). De fait, la conscience ne saurait être pensée indépendamment de la connaissance objective du vivant ; néanmoins, cette dernière ne saurait éluder l’expérience subjective de la conscience incarnée. Ainsi, en des termes différents chez les deux philosophes, la question des rapports de l’esprit et de la matière est pensée à partir de celles des rapports de la pensée et de la vie et de l’articulation du vécu et du vital. La question de la relation de causalité entre la matière organique et la conscience ne peut être séparée de celle de l’articulation de l’expérience subjective du corps et de la vie, d’une part, et de la connaissance objective du vivant, d’autre part.
Le questionnement épistémologique de Maine de Biran et de Bergson porte sur le sens que l’on peut donner, en dehors de toute option ontologique, au projet d’expliquer ou de représenter la pensée. La psychologie subjective implique que les catégories d'effet, de produit, d'épiphénomène ou de fonction ne peuvent être appliquées à la conscience, ni à la pensée. De ce que les phénomènes organiques constituent les conditions de possibilité des phénomènes conscients et réfléchis, Maine de Biran refuse de conclure à un lien de causalité, voire d’identité entre eux. De la solidarité du cerveau et de la conscience, Bergson refuse de conclure à la correspondance à chaque état cérébral d’un état mental déterminé, voire à la production du second par le premier. Organisme et conscience ne peuvent être reliés selon le schème de la cause et de l’effet. Dans des termes différents chez Biran et Bergson, il ne saurait y avoir d’explication de la conscience par le vivant, de la subjectivité par l’objectivité. En outre, la définition de la conscience comme un acte individuel et indécomposable invalide à la fois la décomposition de la pensée en sensations et en états mentaux distincts et le projet de représenter et de localiser organiquement la pensée. Les notions d’état et de lieu, propres à la connaissance objective, ne sont pas homogènes à celles d’acte et de relation qui fondent la psychologie. Pour Biran, puisque la pensée est aperceptive et réflexive, puisqu’elle est irréductible à l’exercice de l’imagination, elle ne saurait elle-même être représentée, ni imaginée : la réflexion est sans lieu. Pour Bergson, comme on sait, l’observation locale des états du cerveau ne saurait livrer la connaissance des « états » mentaux qui sont censés leur correspondre.
L’union de la psychologie et de la biologie ne se résout pas dans leur unification. Biran et Bergson rejettent l’idée d’une confirmation de la philosophie et de la psychologie par les sciences objectives qui équivaudrait à la subordination, voire à la réduction des premières par les secondes. Néanmoins, ils conçoivent néanmoins la possibilité d’une infirmation et d’une rectification de la philosophie et de la psychologie par les sciences, possibilité qui confère son sens à leurs œuvres et au projet même d’union de la psychologie et de la biologie.
De fait, nous avons montré que Maine de Biran et Bergson confèrent aux phénomènes objectifs organiques le statut exclusif de conditions, et non de causes explicatives de la pensée. En outre, en des termes différents pour chacun d’eux, ils n’attribuent à la connaissance objective de l’organisme et, particulièrement, du système nerveux qu’un statut symbolique.
Biran distingue la cause de la pensée, connue de la réflexion subjective et de la seule psychologie, et les conditions ou les circonstances organiques qui la précèdent et peuvent être connues, de manière objective, par la physiologie. La physiologie peut, à bon droit, prétendre à la connaissance des causes des affections ; elle se distingue néanmoins de l’expérience subjective du sentiment immédiat de l’existence. En revanche, les causes de la pensée réflexive et du mouvement volontaire demeurent hors de la portée de la physiologie. De fait, dès lors que la cause volontaire et hyperorganique de la conscience est connue de la réflexion, les phénomènes organiques et représentables, afin de ne pas être pris pour ses causes, doivent être considérés comme des symboles des phénomènes de la pensée. Nous avons montré que Biran rend hommage à la distinction de la vie organique et de la vie animale de X. Bichat, tout en la corrigeant en fonction de sa propre distinction entre sensation et perception. De même, contre Bichat, Biran refuse de considérer la réaction cérébrale comme la condition organique du mouvement volontaire. Selon lui, seule une action du centre cérébral peut en être la condition et le symbole naturel. Enfin, la connaissance physiologique du mouvement établit la continuité des mouvements instinctif et volontaire et elle éclaire les conditions de la conscience d’effort. Cependant, le point de vue subjectif permet de connaître la cause hyperorganique du mouvement volontaire et de le distinguer du mouvement instinctif.
Enfin, à partir de la distinction entre la causalité analogique et la causalité réelle, entre la représentation imagée et la réflexion et, enfin, entre la décomposition objective de l’extension organique et la décomposition subjective et réflexive des facultés psychologiques, Maine de Biran récuse tout projet de définition et de localisation des facultés psychologiques dans un ou plusieurs sièges du cerveau et toute tentative de représentation et de lecture de la pensée dans l’organisme ou à la surface du crâne. Nous avons, de fait, analysé sa critique de la phrénologie de Gall, de la physiognomonie de Lavater et de la division psychologique et cérébrale de Pinel (Observations sur les divisions organiques du cerveau considérées comme sièges des différentes facultés intellectuelles et morales (1808)).
Nous avons montré que la critique de la conservation cérébrale des souvenirs (Matière et mémoire) avait pour enjeux, d’une part, de déterminer le lien entre philosophie associationniste et hypothèses neurologiques des localisations cérébrales et, d’autre part, de penser l’unité et l’individualité de la mémoire en conformité avec les faits neuropathologiques. Nous avons situé la position bergsonienne dans ces débats, en rappelant l’histoire, les concepts et les enjeux de l’associationnisme (Mill, Bain, Spencer, Jackson). Nous avons rappelé son importance dans la psychologie objective et scientifique de T. Ribot et dans la psychologie expérimentale allemande de Helmholtz et de Wundt. Nous avons retracé l’histoire des doctrines des localisations des fonctions cérébrales à partir de l’associationnisme évolutif (Spencer, Jackson, Ribot), de la compréhension des implications fonctionnelles des maladies du cerveau (Bouillaud, Broca ; modèles associationnistes des aphasies : Meynert, Wernicke, Bastian) et, enfin, à partir de l’essor de la connaissance du cortex sensori-moteur (Fritsch, Hitzig, Ferrier, Charcot, Munk). Ainsi nous avons pu montrer que, pour Bergson, l’associationnisme psychologique impliquait l’associationnisme physiologique. L’acte qui définit la perception, la mémoire et la reconnaissance et la théorie des plans de conscience impliquent le rejet de cette double doctrine. Enfin, dans l’Evolution créatrice, le cerveau et le système nerveux apparaissent comme l’effet, l’instrument de réalisation et le symbole de l’indétermination de la conscience.
Finalement, chez les deux auteurs, la critique de ce que l’on pourrait appeler la « naturalisation » de la pensée repose à la fois sur le refus de l’explication de la pensée par l’organisme et sur la critique de l’objectivation du corps lui-même. Biran affirme l’identité de la conscience et de la volonté et l’irréductibilité du corps propre à la connaissance objective, légitime pour le seul organisme. Bergson affirme le caractère temporel et individuel de la conscience et de l’organisme. De fait, la critique de l’explication et de la représentation organiques de la pensée se fonde, chez Biran, sur la distinction de la psychologie réflexive et des sciences objectives, et, chez Bergson, sur l’ontologie spiritualiste et vitaliste et sur la distinction des sciences de l’inerte et des sciences de la vie.
Les psychologies biranienne et bergsonienne cherchent à rendre compte de l’individualité de la conscience et de la pensée. Il s’agit, pour elles, de s’opposer à l’empirisme sensualiste et à l’atomisme associationniste, accusés de réduire le rapport de la conscience au corps et au monde à la passivité de la sensation, de décomposer la pensée en états de conscience élémentaires et distincts, de concevoir et de rechercher les lois causales nécessaires présidant à la combinaison de ces états, d’affirmer leur correspondance avec des états organiques ou cérébraux et, enfin, la possibilité de connaître les premiers à partir des seconds. Sans rabattre les questions posées par la psychologie actuelle sur les questions soulevées par Biran et Bergson, sans confondre philosophie de l’esprit et psychologie cognitive, sans occulter enfin la possibilité technique dont dispose aujourd’hui l’imagerie fonctionnelle cérébrale de visualiser les phénomènes organiques qui accompagnent la pensée, il nous semble que les psychologies biranienne et bergsonienne pourraient fournir certains repères pour la philosophie de l’esprit et la psychologie. Elles affirment que la conscience ne peut être conçue, ni connue sans référence à la subjectivité, ni à la réflexivité. Sans l’y réduire, elles définissent la conscience comme une expérience qualitative et affective. Leur conception de la conscience comme acte individuel rend problématique sa décomposition en états mentaux. Enfin, leur distinction des concepts et méthodes de la psychologie subjective et des sciences objectives peut servir d’aiguillon à la problématisation du projet de la naturalisation de l’esprit.
Néanmoins, les psychologies biranienne et bergsonienne se fondent sur des faits subjectifs distincts, traçant, pour notre propre compte, des perspectives de recherche distinctes. La critique biranienne de l’objectivation de la pensée repose sur l’expérience subjective du corps propre. Conscience et pensée relèvent de la psychologie subjective, parce que la conscience consiste dans l’appropriation du corps propre, qui lui est transcendant et qui résiste à son effort, et parce que la pensée consiste dans l’acte volontaire de résistance à la menace renouvelée de la soumission à la vie des organes, à l’affectivité, au tempérament et à l’habitude. Par cet acte de penser, de réfléchir et de résister, l’individu, encore impersonnel, se constitue et se réinvente comme sujet et comme personne. Grâce à cet acte, il s’individue pleinement, se singularise parmi les autres hommes et, partant, il atteint l’universelle humanité. De fait, l’expérience subjective du corps propre interdit, dans un seul et même geste philosophique, la réduction du corps subjectif au corps objectif et organique et la réduction de la pensée à une combinaison de sensations ou de représentations déliée de l’activité individuelle et individuante du sujet. C’est l’expérience subjective du corps propre qui manifeste la résistance de la conscience et du sujet à une approche objective.
La psychologie subjective bergsonienne s’enracine dans l’affirmation de l’individuation de la conscience et de la singularisation du sujet en fonction de la durée. De fait, sa portée critique se manifeste dans une philosophie de l’action qui ne cède pas à l’interprétation rationaliste et individualiste de l’action. Bergson définit, en effet, l’acte libre comme l’expression la plus achevée du style de l’individu, fidèle à son histoire et à son affectivité. Ainsi invention de soi et liberté procèdent d’une action qui, loin d’y résister, exprime la singularité affective de l’individu et qui est susceptible, par l’émotion qu’elle suscite, de porter l’humanité vers son accomplissement moral. De fait, l’expérience subjective essentielle de la psychologie bergsonienne serait celle de l’action morale. Finalement, la question de l’individualité psycho-biologique demande de penser les relations de l’affectivité et de l’éthique, et, au plan épistémologique, de définir l’articulation des sciences du vivant et des sciences de la société, des normes vitales et des normes sociales.