Discours de soutenance de thèse

Descartes en Allemagne, 1619-1620.
Le contexte allemand de l'élaboration de la science cartésienne

Edouard Mehl

Thèse soutenue le 4 novembre 1999 à l'Université de Paris IV.




Monsieur le président du jury,
Madame, Messieurs les membre du jury,

je vous remercie de me donner la parole et tâcherai de présenter - en quelques mots - les motifs et les circonstances qui m'ont amené à présenter aujourd'hui ce travail de recherche.

Mon travail de D.E.A. portait sur les aspects historiques de la générosité cartésienne. Ce travail m'avait amené à étudier les controverses parisiennes des années 1620, opposant Mersenne, les libertins, Saint-Cyran, Balzac et les jésuites. Ceci m'avait convaincu de la nécessité de prendre en vue les rapports étroits qui unissent puis séparent une problématique philosophique de son horizon historique. Pour se détacher de cet horizon, il faut bien que le propos philosophique, même le plus universel, en provienne d'abord. J'avais par ailleurs constaté à quel point les circonstances réelles qui entourent les débuts de la carrière scientifique et philosophique de Descartes sont encore mal connus, malgré tout le soin que les historiens apportent à la reconstitution de cette période.

Une installation à Strasbourg et un séjour en Allemagne m'ont fait entrevoir la possibilité de traiter le problème de manière plus radicale, en abordant un sujet d'une obscurité légendaire, Descartes en Allemagne. Mais au lieu de traiter la question d'un point de vue cartésien, je me proposai de l'envisager d'un point de vue - si j'ose dire - allemand, en exploitant notamment des sources qui m'étaient rendues plus facilement accessibles.

Nous avons la chance d'avoir avec Descartes un penseur chez qui le commencement historique et le commencement philosophique coïncident dans un seul et même moment. Qui a lu le Discours de la méthode ne doute pas un instant que l'hiver 1619-1620 est le moment décisif pour la constitution de la pensée cartésienne. Mais qui a lu ce texte sait aussi bien qu'il ne prétend pas à l'exactitude d'une chronique.

Aussi est-on souvent tenté de mettre ce commencement au compte de la fable. Toute philosophie a besoin de se représenter à elle-même son propre commencement, dût-elle pour cela l'inventer. C'est bien ce que semble faire le Discours de la Méthode en se fabriquant réptrospectivement un commencement dont l'historicité a fait l'objet de bien des commentaires suspicieux. L'affaire semblait classée et le point de départ rélégué au rang des anecdotes mythiques, mais on assiste aujourd'hui à une tendance inverse, notamment dans la critique américaine émettant de nouveau l'hypothèse que l'essentiel des Règles pour la direction de l'esprit remonte à l'hiver 1619. Le problème n'avait donc rien de réglé.

Comme point de départ, j'ai postulé qu'il n'y a rien de faux dans les affirmations du Discours de la Méthode, autrement dit que l'affabulation ne consiste pas à rajouter, mais à retrancher des éléments. Je pense en particulier à l'épisode de la rencontre avec Isaac Beeckman, l'absent le plus présent du Discours de la méthode. Les documents concernant les rapports de Descartes et Beeckman, tant en 1619 que neuf ans plus tard, prouvent suffisamment que le Discours le méthode n'invente rien, mais transforme en soliloque un événement qui s'est produit comme un échange. Le premier pas de la pensée cartésienne c'est de chercher la philosophie - car la vraie philosophie c'est celle qu'on cherche -, et de la chercher au dehors. Chez Beeckman, puis, sans doute, chez d'autres.

Tenant compte de l'absence totale d'informations permettant, à partir de Descartes, de retourner à son environnement, j'ai en quelque sorte essayé une procédure inverse : au lieu de partir de Descartes pour aller à son entourage, j'ai commencé par un environnement supposé pour, de là, remonter à Descartes. C'est le principe herméneutique qui, sous toutes ses formes, a guidé mon travail, pour le meilleur et pour le pire.

D'abord il fallait supposer un environnement, puis frayer les chemins qui mènent à Descartes. Pour la première chose - supposer un environnement - j'ai tâché de prendre la notion d'environnement ou d'horizon au sens le plus strict et pour ainsi dire géographique du terme. Le fil conducteur de ces recherches est bien évidemment historique, mais il est surtout «géographique». Ce n'est pas un critère universellement valable pour la recherche en philosophie, mais c'est un critère fonctionnel parfaitement adapté à l'Allemagne du XVIIème siècle. Le travail de Max Wundt sur la métaphysique scolaire m'en avait convaincu.

Géographiquement il y a principalement deux points sur lesquels mon attention s'est focalisée : Kassel d'une part, la ville des astronomes et des chimistes ; Ulm de l'autre, la ville des mathématiciens, ou plutôt des calculateurs. Ici et là, des controverses et une réaction massive contre tous les démons de l'Allemagne : les paracelsistes, les weigeliens, et les fameux rose-croix dont tout le monde parle sans que personne ne les ait vus.

De là il fallait tenter de frayer un chemin remontant à Descartes, ce qui est une tâche plus délicate. A l'évidence, tous les chemins ne mènent pas à Descartes. Pour avoir consulté une partie de la littérature contemporaine dans des domaines assez divers, des bas-fonds aux plafond de l'histoire des idées, j'ai pu constater la distance qui sépare Descartes de ses contemporains. Quelques indices, quelques similitudes lexicales, ne suffisent pas à établir l'existence d'une problématique commune.

Ma déception venait en fait de ce que je cherchais mal, et que j'en étais encore à chercher, assez naïvement, ce que je m'imaginais pouvoir être des «sources allemandes» de Descartes. Mais un auteur comme Descartes n'a pas de sources, bien qu'il ait, comme il le dit lui-même «parcouru tous les livres». Il est certain qu'en 1619, le manque de la philosophie l'oblige à visiter les marges de la philosophie existante. Marges depuis lesquelles se fait entendre, massivement en Allemagne, une revendication contestant à la métaphysique scolaire le titre et la droit de philosophie première.

Cette contestation vient de toutes parts :

  • elle vient des Schwärmer, déstabilisant le principe de contradiction et poussant à l'absurde leur refus d'une connaissance rationnelle de Dieu ;
  • elle vient du paracelsisme, dont le rôle est capital dans l'émergence d'une nouvelle théorie de la matière ;
  • elle vient enfin de scientifiques comme Kepler, chez qui metaphysica ne signifie ouvertement plus rien que physica coelestis.

Ces trois motifs sont bien évidemment distincts, mais dans l'affairement de 1619, la différence est encore floue ; et cette nébuleuse forme la première crise de la rationalité dont Descartes a été le témoin, avant celle du scepticisme libertin, dans le décor parisien. L'affaire allemande des rose-croix n'est elle-même qu'un symptôme dérivé, et somme toute périphérique, de cette crise.

Descartes n'a pas de «sources allemandes», mais les traces de son passage par cette crise sont multiples, nettes et facilement repérables. Elles vont de simples éléments lexicaux, comme l'usage du terme olympica - qui suffit à le placer en pleine polémique paracelsienne - jusqu'à l'intention clairement indiquée par le récit des songes de trouver une solution au défaut de terre ferme. De quel genre est cette solution, et relève-t-elle de la métaphysique ? Est-ce déjà la découverte de l'ego cogito comme fondement ? Est-ce la démonstration plus que géométrique de l'existence de Dieu ? Si c'était le cas, il faudrait tout simplement annuler la différence entre les deux commencements cartésiens, le commencement allemand de 1619 et le commencement hollandais de 1629.

C'est l'excès dans lequel il ne fallait pas tomber, bien qu'il soit nécessaire de montrer en quoi ces deux commencements répondent aux mêmes exigences et aux mêmes questions. Je n'en donnerai ici qu'un exemple: c'est en avril 1630 que Descartes fait état de ses débuts en métaphysique.

«au moins pensé-je avoir trouvé comment on peut démontrer les vérités de métaphysique d'une façon qui est plus évidente que les démonstrations de géométrie».

Au lieu de chercher l'explication de cette déclaration dans le texte qui suit, on peut aussi bien se tourner vers 1619. Vers la preuve de l'existence de Dieu parfaitement originale, que Beeckman consigne dans son Journal en 1618 - Descartes l'a nécessairement lue. Ou par l'intermédiaire de Beeckman, vers Lulle. Quand Descartes demande quelques précisions sur Lulle à son ami Beeckman, celui-ci répond en synthétisant le commentaire d'Agrippa sur l'Ars brevis, édité dans l'édition courante des oeuvres de Lulle, comprenant divers traités adjoints à l'Ars magna (édition d'ailleurs signalée par V. Carraud dans son édition des premiers textes). C'est du dernier de ces traités que provient sans détour ce dont Descartes fera 10 ans plus tard le frontispice de sa métaphysique : «l'existence de Dieu est démontrable par une démonstration plus nécessaire que toute démonstration mathématique». L'ambition cartésienne s'est probablement décidée ici, en 1619. Et ceci explique, me semble-t-il, pourquoi à chaque fois que Descartes se remet à la métaphysique, en 1629, en 1637, ou en 1641, il est à chaque fois hanté par ce commencement premier dont nous ignorons presque tout. Voilà donc un des éléments, et ce n'est pas le seul, qui me conduisent à remettre en cause la chronologie conceptuelle que proposait Ferdinand Alquié, et son interprétation du commencement allemand.

A l'objection selon laquelle il ne relève pas de la métaphysique puisqu'il ne prend pas en vue l'être comme tel, on pourra répondre deux choses. D'abord l'être n'est déjà plus l'objet de la métaphysique chez les contemporains allemands de Descartes (c'est la res ou le cogitabile) ; ensuite ce qui précède et introduit l'exposé de la métaphysique chez eux, et qui répond chez eux au nom de «technologie», a directement à voir avec les Règles pour la direction de l'esprit. D'où ce phénomène pour le moins paradoxal : en rompant avec la métaphysique scolaire, les Regulae renouent avec une autre métaphysique «scolaire» : celle de ses contemporains, allemands, et réformés. En ne posant pas la question de l'être, en introduisant la considération de l'utilité vitale dans la connaissance, la connexion des sciences, l'unité solaire de la science première, les Regulae font de la métaphysique - allemande. Pour ces raisons, je me crois autorisé à penser qu'il y a deux questions proprement métaphysiques chez Descartes, posées toutes deux dans les Regulae : quid sit cognitio - qu'est-ce que la connaissance -, quid sit maxime simplex - qu'est-ce qui est le plus simple.

Ce maxime simplex, ou, ces «objets les plus simples», ce sont les vérités éternelles de la géométrie, ce que les penseurs de la mathesis universalis appellent les «éléments», ou plutôt stoickeia, un concept partout présent, quoique anonymement, dans la constitution de la méthode et de la métaphysique. C'est pourquoi j'ai proposé de replacer l'élaboration première de la méthode dans le cadre d'un débat sur la notion euclidienne de stoickeiosis. Encore une fois ceci est loin d'être sans conséquence pour l'élaboration ultérieure de la métaphysique, si l'on s'avise que ces objets les plus simples seront par la suite interprétés comme des idées simples. A l'arrière-plan de la théorie cartésienne de l'idée il y a, on le sait, une théorie physiologique et mécaniste des idées imprimées dans la fantaisie ; mais il y a aussi une théorie des idées simples qui ne renvoie pas au concept d'idea, mais à celui d'élément. De là, sans doute, la complexité et l'originalité des développements plus tardifs.

Pour finir je dirai un mot de ce que vaut, à mes yeux, le résultat de ces recherches. La méthode suivie, consistant à rechercher Descartes à partir d'un environnement supposé, a l'avantage de faire apparaître des éléments qui restent lettre morte si l'on s'en tient strictement au corpus cartésien ; il est d'ailleurs bien difficile de considérer et traiter comme un corpus autonome un ensemble de fragments dont la cohérence n'est pas immédiatement visible. Pourvu qu'on en use correctement, cette méthode hypothético-déductive peut même faire apparaître des éléments signifiants encore que la supposition initiale soit littéralement fausse. Ainsi, bien qu'ayant plus d'une fois suivi de fausses pistes, j'en ai déduit des conséquences qui me paraissent néanmoins valables. Par exemple, l'indication de l'éditeur de Kepler, identifiant Descartes à travers un certain Cartelius, était bien fausse, mais elle m'a permis d'accéder à des résultats positifs, aussi bien que si Descartes et Cartelius avaient été le même. C'est à partir de cette supposition fausse, que j'en suis venu à comparer le fragment mundus non diu durasset avec la première et unique formulation keplerienne de l'inertie, dans l'Epitome, ce qui rend à mes yeux décisif un fragment auquel on était jusque là bien en peine de trouver le moindre sens ; c'est encore cette supposition qui m'a permis de repérer une méthode ramiste publiée à Ulm, en 1619.

Et c'est encore cette supposition qui m'a amené à démêler les fils du Kometenstreit ulmien, qui intéresse de très près, à mon sens, la genèse des lois du mouvement. Le De cometis de Kepler, qui se rattache directement à cet ensemble, soutient bien la possibilité d'un mouvement rectiligne dans le ciel. Ainsi, entre le Journal de Beeckman et cet essai de Kepler, Descartes a déjà en main, dès 1619, les éléments pour penser les lois du mouvement tel qu'il les formulera beaucoup plus tard. Si l'on s'avise que Tycho Brahé explique les mouvements des corps célestes par la «science admirable qui est imprimée en eux», on peut légitimement penser que les fondements de la science admirable ne renvoient pas à l'unité de la méthode mais au principe de la conservation du mouvement - principe physique auquel répondrait un principe métaphysique - qui ne s'apellerait pas encore le cogito, mais la «syndérèse». Cette interprétation est envisageable pourvu qu'on accepte comme valable un certain nombre des suppositions que j'ai faites. Notamment que les Olympica soient rédigées à partir d'autres textes, et que ces textes puissent compter de manière essentielle, bien qu'on les ait jusqu'à présent ignorés. Comme l'ouvrage, très classique, du médecin Lemnius, comme l'ouvrage, très classique, d'Alsted sur Lulle.

Comme éventuellement d'autres que nous ne connaissons pas, et là se trouve certainement une des limites d'un tel travail de recomposition, car nous ignorons ce qu'il reste à savoir. En régime de supposition, il est difficile mais nécessaire de se fixer des bornes, des normes et des critères sans lesquels on tombe nécessairement dans l'arbitraire. Si l'on veut être raisonnable, il faut s'accorder une marge d'erreur ; on ne peut pas ne pas surévaluer certains éléments, mais on ne peut pas non plus trouver Descartes dans tous les imprimés allemands de 1619. L'essentiel est que cette marge d'erreur aille en s'amenuisant.

Les notions de réussite ou d'échec sont ici toutes relatives car elles expriment simplement une variation de degré dans la marge d'erreur ; si j'estime ce travail réussi, ce n'est pas pour avoir trouvé trois ou quatre détails qui feront éventuellement quelques notes érudites, c'est pour avoir considérablement réduit la part d'erreur avec laquelle je travaillais au départ.

L'échec fondamental de ce travail, c'est que je cherchais Descartes et que je ne l'ai pas trouvé. On sait qu'il se dénomme Polybe Cosmopolite, qu'il se fait appeler Carolus Zolindius, on sait qu'il est impliqué dans une affaire de calculateurs où se trouve quelqu'un de son âge, et d'une culture très semblable à la sienne ; malgré tout ceci il ne lève pas le masque. J'espère seulement que cet échec sera fructueux ; et qu'il se trouvera d'autres curieux pour en venir à bout.