Discours de soutenance de thèse
Littérature et philosophie : les Lumières françaises

Anne LEON-MIEHE

Soutenue à l'Université Jean Moulin-Lyon III le 14 janvier 1999.

Jury composé de : Madame le Professeur Francine Markovits (présidente, Université Paris X), Monsieur le Professeur Jean-Claude Beaune (directeur de recherches, Université Lyon III), Monsieur le Professeur François Dagognet (Professeur émérite), Monsieur le Professeur Michel Delon (Université Paris IV), Monsieur le Professeur Pierre-François Moreau (ENS de Fontenay Saint Cloud).

Mention : Très honorable avec félicitations du jury à l'unanimité.
Description: 2 volumes, 781 pages.



Eu égard aux multiples enjeux que recèle la question du commencement dans la pensée des Lumières françaises, je commencerai ici par l'évocation de Voltaire : conclusion impossible d'une époque qui résiste à la synthèse et à la taxinomie. Le moins philosophe des philosophes des Lumières, le polémiste taraudé par la métaphysique autant qu'il est dégoûté d'elle, le littérateur en contradiction avec l'écrivain, le dramaturge en débat avec le conteur, la rapidité et la légèreté littéraire venant répondre à la lenteur et la gravité philosophique, lorsque l'érudit dissimule et déforme le travail documentaire : Voltaire l'inclassable est le meilleur représentant de cette complexité, ce mouvement, cette crise à laquelle on donne la dénomination plurielle de «Lumières». A l'instar des tribulations de Candide, c'est la vie même de Voltaire, turbulente et pérégrine jusque dans la fausse retraite de Ferney, qui nous donne à voir la dynamique des Lumières (work in progress) comme la danse de la pensée dans un monde où la fin de la situation entraîne la position perpétuelle : le monde est au «sujet» des Lumières - devrait-on dire plutôt l'homme ou l'individu ? mais aucun de ces termes n'est vraiment satisfaisant, car c'est plutôt la fiction par le discours d'un incertain auteur de la parole - ce qu'est le rêve pour le rêveur : une image labile dans laquelle il glisse sans jamais être ici ou là. Le rêve des Lumières n'est pas de ceux qui se laissent interpréter, ni de ces images qui naissent de la torpeur en consolation de l'angoisse ou du découragement ; c'est un songe lucide, transparent et gracieux, un songe rococo où se dessinent l'élan du déséquilibre, l'énergie du vague (l'esquisse) et le mouvement de l'unité en devenir.

Commencer par cette conclusion qui n'en est pas vraiment une, est une manière de laisser ouverte une question qui doit, semble-t-il, le rester, celle de l'unité de ces Lumières mobiles et insaisissables. Unité ou pluralité des Lumières ? Pour tenter de les montrer à l'oeuvre, entreprendre d'en saisir, non l'ensemble ou la totalité, mais la globalité, nous avons voulu éviter la logique taxinomique du catalogue thématique ou doctrinal. Nous cherchions au contraire l'unité, non assurément pour masquer la diversité, mais pour comprendre pour quelle raison à ce moment de l'histoire philosophique, l'exception est, pour ainsi dire, la règle, tandis que la pluralité, voire parfois la contradiction, est facteur d'unité : le paradoxe l'emporte lorsque la philosophie est un commerce, et lorsque l'existence de la communauté philosophique questionne autant la notion classique d'auteur que le sens même de la philosophie.

En nous proposant pour principe d'une possible unité des Lumières une pratique et une manière de faire davantage que des idées ou un système déterminé, nous n'avons donc pas voulu forcer l'histoire ni occulter les conflits des doctrines, mais bien plutôt tenter la description de l'esprit d'une époque pour essayer de saisir le mouvement de la pensée qui donne à ses oeuvres cette tonalité si particulière. Cette démarche nous est apparue particulièrement féconde s'agissant de ce moment philosophique où le système n'a plus force de représentativité et où par conséquent aucun système ne peut prétendre à représenter la philosophie des Lumières qui s'exprime aussi intensément dans le débat des doctrines (les emprunts, les plagiats et les querelles, soit dans tout ce qui fait à proprement parler contexte) que dans les oeuvres prises isolément. Elle nous paraît en outre légitime eu égard à la préséance de la pratique sur la théorie qu'affirme ce que nous appellerons ici rapidement l'empirisme des Lumières, et qui les conduit à envisager la connaissance comme un exercice et le savoir comme une poétique. Elle nous semble enfin permettre, ce qui est essentiel, de préserver la pluralité des réductions unitaires tout en évitant de renoncer à l'unité par respect des singularités. Nous voulons y insister une fois encore et souligner tout à la fois l'unité et la pluralité des Lumières : en mettant en évidence des convergences conceptuelles, problématiques, méthodiques, nous n'affirmons nullement des convergences systématiques et des identités doctrinales.

Il faut cependant prendre garde de rabattre le problème de l'unité sur la question de la profusion ou de la disparate, et de l'identifier à la difficulté à recenser, à classer et à décrire, car il ressortit en l'espèce à la philosophie. Non que la question de l'unité des Lumières se soit posée dans le cadre de l'exercice de cette seule discipline (la critique et l'histoire littéraire l'ont posée plus qu'à leur tour), mais parce que l'unité des Lumières est proprement une question posée à la philosophie, dans la mesure où la singularité des textes et des oeuvres y interroge la cohérence doctrinale et l'architecture systématique auxquelles on est accoutumé à reconnaître la philosophie. Comment parler d'une philosophie des Lumières lorsque tant de philosophies et de philosophes se croisent et conversent, lorsque les conclusions sont rares ou rapides, lorsque les contradictions soutiennent jusqu'à l'identité hyperbolique des contraires qui fait le paradoxe ? A la méfiance communément partagée à l'endroit des systématiques se mêle la philosophie de l'ignorant selon Voltaire, l'anti-philosophie de Rousseau, les tentations métaphysico-poétiques de Diderot : la philosophie des philosophes témoigne d'une crise profonde de la philosophie à l'endroit de sa traditionalité et de sa dogmatique. Les Lumières déconcertent l'histoire des idées à proportion de leur réticence à se laisser réduire à un système, ce dont témoignent les guillemets coutumiers lorsqu'il est fait mention de la philosophie des Lumières. Ne fallait-il pas alors chercher dans cela même qui mine l'unité le facteur d'une unité, et chercher à déterminer cette problématique «philosophie» par ce qui semblait en une certaine mesure l'écarter de la philosophie ?

Dans ce contexte, le fait que les philosophes se fassent romanciers ou se consacrent d'une manière ou d'une autre à l'art d'écrire, tandis que les romanciers prétendent à faire oeuvre philosophique nous est apparu particulièrement significatif : la contamination de la philosophie par la littérature, la coordination (au sens où Diderot emploie ce concept) du littéraire et du philosophique nous paraissait offrir une perspective pour la compréhension de la complexité philosophique des Lumières. Nous devons au demeurant préciser que c'est d'abord notre intérêt pour les relations de la philosophie et de la fiction, né dans une recherche sur la composition et l'écriture de la Phénoménologie de l'esprit, qui a orienté notre curiosité vers le XVIIIème siècle français, dans la mesure où il présente un état singulier et remarquable des relations entre philosophie et littérature. Au commencement de notre travail, la question de l'unité des Lumières en constitue donc un aspect essentiel, quoiqu'elle n'en soit pas à proprement parler l'origine.

En cherchant à comprendre la raison de la complicité de la philosophie et de la littérature, c'est-à-dire à saisir quelle est cette philosophie qui s'effectue par la littérature, sans pour autant ressortir au schème romantique qui affirme que l'art seul est capable de vérité et prescrit à la philosophie de se faire poésie, nous devions toutefois rencontrer cette question comme un enjeu crucial, mais aussi comme un présupposé même de notre recherche : dans quelle mesure cette intrication du philosophique et du littéraire est-elle à même de faire époque pour la philosophie ? ne faut-il pas reconnaître un statut particulier, dans le vaste espace des Lumières européennes (1680-1770), à la crise des Lumières françaises (Gusdorf, Vernière) ? Les Lumières dont nous parlons ici sont donc les Lumières françaises, et plutôt celles de la seconde moitié du XVIIIème siècle, que nous pouvons rapidement caractériser par l'association nouvelle, dans la philosophie des belles-lettres et de l'histoire naturelle, association qui ouvre, d'une nouvelle façon, l'espace de la littérature et inaugure un nouveau mode de visibilité de l'art d'écrire (Rancière).

Parler de littérature, et a fortiori pour l'opposer à la philosophie avant d'envisager leur coordination, ne va cependant pas de soi, puisqu'il faut tenir compte de l'histoire du terme, des aléas du concept et du fait qu'il est impossible d'en présenter le contenu comme une essence. En ce sens la question que nous avons adressée aux Lumières françaises ne manque pas d'être fortement marquée par son historicité. Nous ne pouvons pas ignorer la part qu'ont la linguistique et la philosophie analytique à notre perception présente de la littérature. Bien plus, il nous faut sans doute cette situation qui est la nôtre, dans le prolongement du moment romantique et de la modernité qui a institué la littérature comme un contre-discours (Foucault), pour pouvoir poser cette question. Aussi est-ce à partir de quelques aspects des théories contemporaines de la littérature que nous avons entrepris de mettre en évidence la transformation qui s'opère dans la dispersion du domaine des belles-lettres au XVIIIème siècle. Les caractéristiques essentielles de la littérarité, savoir la fiction et le style, ainsi que les divers et nombreux problèmes que pose leur détermination, nous ont ainsi engagé à un examen détaillé du traitement du langage par la philosophie française du XVIIIème siècle ; examen qui nous a amené à trouver la force, l'originalité, voire peut-être une modernité méconnue, dans cette pensée : à la faiblesse théorique en matière linguistique de la question de l'origine des langues et des signes (Droixhe et Beauzée) correspond en effet une richesse philosophique qui nous paraît pouvoir servir à l'approfondissement et à la diversification, mais aussi parfois à la critique, de quelques concepts mis au service de la théorie littéraire.

Dans cette perspective, l'oeuvre de Condillac a pris une place importante dans notre travail, et occupe sans aucun doute une place à part. OEuvre de philosophe et non de grammairien, elle nous permet d'interroger les attendus proprement philosophiques de la question du langage. Nous n'avons pas ignoré en l'espèce Diderot et Rousseau, mais outre que la philosophie de Condillac nous paraît fournir un modèle adéquat pour l'intelligibilité de certains aspects de leurs théories respectives en matière de langage, c'est pour sa systématicité que cette oeuvre ordonnant la philosophie à l'invention des signes et à l'usage de la langue, nous a intéressé. La philosophie de Condillac se présente d'une certaine façon comme la grammaire de la langue théorique et des discours des Lumières françaises ; elle permet de repérer les concepts et les perspectives qui les animent, mais aussi de comprendre comment l'art sensualiste de parler et d'écrire engage une crise de l'acte philosophique lorsque la méthode s'entend comme geste et comme exercice.

Une sémiotique indéfiniment rechargée de sémantique par la sensorialité, soit le concept de sensibilité, distingue la philosophie des Lumières françaises des divers empirismes auxquels elles empruntent de nombreux thèmes et de nombreux concepts. Rappelons les aspects majeurs de l'apport de cette philosophie de la corporéité et de la médiation à la théorie du signe et de la représentation.

  1. L'écart avec Port-Royal et la grammaire générale est manifeste, puisque le signe y est pensé comme une membrane, l'opérateur qui fait de la représentation un échange.
  2. Les liens entre pensée et langage sont réinterrogés à partir d'une théorie de la productivité cognitive des signes qui ne se borne pas à l'analyse de leur efficacité taxinomique.
  3. Le savoir est pensé comme une poétique, la pensée se dessine comme l'art de l'après-coup, tandis que l'oeuvre du langage se définit comme une fiction.

Les principes de la sémio-gnoséologie sensualiste décrivent ainsi une configuration problématique où la théorie de la productivité du langage s'accompagne d'un remaniement des concepts de savoir, de vérité et de nature, en même temps que la fiction participe de la philosophie, aussi bien parce la philosophie seconde requiert le détour par le roman de la genèse pour pouvoir commencer, que parce qu'en tant que nouvelle combinaison d'idées, la philosophie elle-même apparaît comme une fiction. A travers le remaniement de la notion de fiction - qui ne recouvre plus dans ce contexte le discours fallacieux ou le défaut de réalité, mais la vie propre des signes - la philosophie de Condillac nous permet ainsi de repérer les concepts remis en forme et les enjeux philosophique déterminés par l'appel de la lettre ; elle nous donne aussi quelques éléments pour comprendre l'orientation littéraire et la confiance en la littérature d'une pensée travaillée par la duplicité de l'imagination.

Ce que Condillac théorise pour ainsi dire, il ne le réalise toutefois pas. Afin de saisir le travail de la littérarité dans la philosophie, soit les apports du style et la part de la fiction, la seconde partie de notre recherche porte sur quelques réalisations particulières de cette poétique du savoir qui caractérise les Lumières françaises. La prodigalité théorique et scripturaire de l'époque doit fatalement faire apparaître notre choix comme réducteur, mais il correspond, sans être assurément exhaustif en la matière, à l'origine et à la direction de notre questionnement. S'agissant de comprendre le caractère littéraire de la philosophie des Lumières françaises, nous nous sommes attaché aux oeuvres et aux genres théoriques les plus aptes à mettre en lumière la crise de la philosophie dans l'éclatement encyclopédique. Nous n'avons ni oublié ni négligé le Neveu de Rameau, le Paradoxe sur le comédien ou La philosophie dans le boudoir, mais nous avons essentiellement cherché la littérarité à l'oeuvre dans les textes explicitement philosophiques. Enfin et surtout, notre choix est fonction de la question que les enjeux majeurs du sensualisme nous ont conduit à adresser aux ouvrages, et qui détermine la progression de notre propos : quels sont les effets dans l'exposition philosophique d'une pensée qui met en question le sujet de la connaissance en déterminant la raison comme un effet de la périphérie sensible, d'une pensée qui, se découvrant comme un regard, se manifeste comme curiosité ? La critique de la médiation que et en scène la Lettre sur les Sourds et Muets présente au demeurant une expression particulièrement sensible de ces questions.

Le sujet de la connaissance recèle une multiplicité et la nature offre sa disparate : sous ces deux aspects nous reconnaissons l'ordalie de la constitution d'un savoir philosophique dans la perspective sensualiste, savoir la question de la connaissance des individus. Dans la mesure où elle s'y affronte tout particulièrement, l'étude de l'histoire naturelle s'est donc tout d'abord imposée à nous. L'analyse d'une méthode, celle de Buffon, où la description sert l'élaboration des modèles théoriques nous montre la part essentielle du style, dans ce que nous pourrions appeler la conversion de la curiosité en savoir. Parce qu'elle permet de comprendre l'intervention de la littérarité dans la connaissance comme une solution au problème posé par la connaissance des individus, l'histoire naturelle se pose ainsi comme un point de départ possible pour la différenciation des genres théoriques. A partir d'elle, la construction d'un modèle de l'histoire, ce discours mixte, dans lequel la description s'avère aussi bien la redescription d'un réel inexpérimentable, nous a permis de penser la fiction comme le jeu des procédures d'individualisation à l'échelle du discours, et de proposer sur cette base le principe d'une distinction du discours de la philosophie et du discours de la littérature.

Les ambiguïtés de la fable du XVIIIème siècle (May) en reçoivent, nous semble-t-il un nouvel éclairage ; et la duplicité de l'imagination se donne comme une clef de cette philosophie qui s'écarte pour ainsi dire d'elle-même. L'esprit de la littérature s'empare de la philosophie, lorsque celle-ci s'avère incapable de produire et d'exposer son principe sous les espèces d'une idée. C'est pourquoi nous avons privilégié la question du système et de sa fabrique, particulièrement révélatrice des enjeux du fondement et de l'exposition philosophiques. Dans Condillac qui en fait la théorie, et dans Rousseau qui regimbe contre le nominalisme sensualiste, en passant par la rhapsodie encyclopédique, et le rire tout à la fois tendre et dévastateur de La Mettrie, nous lisons la même «philosophie» des Lumières (avec les guillemets de circonstances), une philosophie par la forme où le style vient présenter et danser, avec plus ou moins de grâce, ce qui ne se laisse saisir ni comme concept, ni comme objet. Elle nous suggère que les accointances de la philosophie et de la littérature sont l'effet d'un matérialisme non doctrinal qui consiste dans la conscience du perpétuel retard de la philosophie : la raison ne peut saisir ce qui la précède, et le langage vient donner corps à ce qui se dérobe.

En résumé : la spécificité (l'unité) des Lumières françaises, et plus particulièrement de celles de la seconde moitié du XVIIIème siècle, tient à la coordination du littéraire et du philosophique. Cette contamination des genres manifeste une crise de la philosophie au moment où l'individu en réclame sa part, dans un individualisme qui n'est ni celui de l'intérêt ni celui des espoirs totalitaires.

Mais conclure de la sorte est par trop rapide, car en parlant ainsi nous ne faisons rien d'autre que nous relire. Il nous paraît indispensable de poursuivre ce travail, mais aussi de le corriger et sans doute de le transformer, en consacrant au paradoxe diderotien et à l'écriture de la contradiction sadienne les soins qu'ils exigent, en examinant de plus près la philosophie alphabétique de Voltaire, autant que nous souhaitons poursuivre notre recherche sur les liens entre théorie et fiction, littérature et philosophie. Il nous semble enfin que la pensée des Lumières ouvre encore aujourd'hui pour nous, à mesure même qu'elle paraît en son temps tracer une voie entre le didactisme aristotélicien (l'art est l'apparence charmeuse du vrai) et l'absolutisme romantique (l'art seul et ultimement est capable de vérité), sur quelque renouvellement du problème des relations de la philosophie et de l'art, en soulevant la question de la singularité de la procédure artistique et du type de vérité qui lui est propre.

Mais une fois encore, ce n'est pas seulement affaire de prolixité et de profusion, si le lecteur des Lumières demeure en reste. Cette philosophie des française du XVIIIème siècle se bâtit à partir d'une expression de la sensibilité qui lui est propre, et nous met en présence d'ambiguïtés et de paradoxes. Des statues qui respirent l'odeur de roses, des aveugles qui se mettent à voir, des montres qui acquièrent une identité et une certaine innocence, en sont les images persistantes dont la force d'imaginaire demeure par-delà les analyses.

Il ne reste peut-être à l'histoire qu'à prendre en charge encore et encore ces dilemmes du XVIIIème siècle pour approcher une nouvelle dimension de l'homme : elle réside à l'état latent dans ces mystères qui sont peut-être sa meilleure part révolutionnaire.