Discours de soutenance de thèse

Cécile NICCO-KERINVEL

Puissance et individu chez Descartes, Hobbes et Spinoza


Thèse soutenue le 15 novembre 2004, s
ous la direction de Pierre-François Moreau.


Notre travail peut se définir comme une tentative pour comprendre la nature de la puissance dans la diversité des champs où elle prend sens et où elle s’élabore, à savoir la métaphysique, l’éthique et la politique. L’examen des philosophies de Descartes, Hobbes et Spinoza s’est imposé il y a quatre ans comme le plus approprié à cette fin dans la mesure où chacun d’eux semblait proposer une conception particulière de la puissance et participer par là-même à un échange polyphonique, qu’il était décisif de reconstruire dans toute sa complexité.

Notre hypothèse de départ était celle d’une nécessaire articulation des deux aspects du pouvoir d’agir humain, celui du pouvoir décisionnaire et celui de la puissance d’exécution, conçue comme une actualité, pour rendre compte de la puissance en général, et de la maîtrise des passions en particulier. En d’autres termes, l’opposition communément admise entre une puissance-potestas, et une puissance-potentia, qui s’exclueraient nécessairement l’une l’autre, autrement dit entre un pouvoir de faire ou de ne pas faire, absolument libre, et une force qui se déploie sans réserve et sans reste et s’inscrit dans l’ordre de la nécessité, nous paraissait devoir être remise en cause pour autant qu’elle masque la réalité du devenir-puissant, lequel implique à la fois une décision et l’installation de celle-ci dans la durée sous la forme d’une disposition, autrement dit d’une puissance actuelle. Or, cette opposition a souvent été convoquée pour distinguer principalement Descartes de Spinoza, mais aussi Spinoza de Hobbes, (voire même Hobbes de Descartes).

Nous avons donc cru pouvoir mettre au jour la complexité de cette réalité polysémique qu’est la puissance en analysant comment les positions de nos auteurs, aussi dissonantes soient-elles, se nourrissent l’une de l’autre, et surtout, pour quelles raisons elles ne peuvent manquer de le faire, parfois malgré elles (1). Contre la tentation de leur réduction à une pensée tranchée et aisément identifiable, nous avons tâché de déployer leurs implicites, afin de montrer que les définitions que nos auteurs donnent de la puissance, aussi univoques semblent-elles, recouvrent les deux aspects de l’articulation précédemment mentionnée.

Très rapidement, des difficultés méthodologiques n’ont pas manqué de surgir : comment confronter les analyses de nos auteurs, quel ordre adopter et quelle perspective privilégier ? Est-il possible de comparer l’usage que différentes philosophies font d’une même notion sans passer à côté de leur singularité ? Le travail comparatif ne devait-il pas se faire nécessairement au détriment de l’analyse interne et de l’approfondissement des doctrines ? On ne peut en effet oublier qu’un concept tire son sens du système dans lequel il est inséré et que par conséquent le questionnement commun que révèle l’usage d’un même concept doit faire une place au remaniement spécifique que lui impose chaque auteur.

Ces difficultés sont renforcées par le fait que Descartes, contrairement à Hobbes et à Spinoza, réserve la puissance à Dieu et ne l’attribue pas à l’homme. Alors que le concept de « puissance » organise de manière explicite les philosophies de Hobbes et de Spinoza, il semble absent de la pensée cartésienne de l’homme, qui préfère les termes de force « vis » ou de faculté « facultas ». Ce constat, problématique dans la perspective d’une comparaison, nous a cependant permis de reprendre à nouveaux frais la question des modalités de celle-ci. En effet, cette différence irréductible entre Descartes d’une part, Hobbes et Spinoza de l’autre, ouvrait sur la nécessité de deux types d’analyses : tout d’abord, la recherche des filiations et contre-filiations et des points de fracture par où un système ouvre la voie à un autre, sans tomber dans l’écueil de la fiction d’un temps commun irréversible et cumulatif ; ensuite, la mise au jour des analogies de structures propres à éclairer le concept de « puissance » dans son lien avec l’individu.

Nous avons donc cherché à développer un plan de réflexion qui révèle non seulement les désaccords – souvent notés par la littérature de commentaire – mais aussi les connexions et les points de convergence entre Descartes, Hobbes et Spinoza. Derrière les objections et les critiques qui opposent Descartes, Hobbes et Spinoza, il est possible de retrouver des affinités, qui font signe, sinon vers la réalité de la puissance, tout du moins vers une compréhension plus « complète » de celle-ci. Cette « complétude » ne prend ni la forme d’une juxtaposition, ni même celle d’une simple variation, mais davantage celle d’un noyau d’intelligibilité que font apparaître des développements multiples. Cependant, l’émergence des similitudes structurelles n’efface pas la singularité des thèses soutenues. Certaines différences semblent bien irréductibles et ne peuvent prétendre à une équivalence dans un autre système. Nous nous sommes donc efforcés d’éclairer, par leur confrontation réciproque, les œuvres de nos auteurs en soulignant les faisceaux de convergence comme les incompatibilités, et à travers eux de viser la réalité de l’expérience humaine.

Le travail comparatif que nous avons mené nous a permis d’aboutir à un certain nombre de résultats.

Dans un premier temps, nous avons examiné la dimension physique de la puissance et son enracinement dans la métaphysique. Plus précisément, c’est la force d’inertie cartésienne dans sa parenté avec le conatus spinoziste conçu comme effort pour persévérer dans son être, et avec le conatus hobbesien, qui a d’abord retenu notre attention. Qu’il s’agisse de la réécriture par Spinoza des Principes de la philosophie de Descartes, ou de la controverse sur la Dioptrique entre Descartes et Hobbes, ces deux rapports trahissent une relation particulière d’emprunt intellectuel. Pour Spinoza et Hobbes, Descartes n’est pas un philosophe comme les autres. Son œuvre offre des possibilités qui ne renvoient pas seulement à des insuffisances, comme les positions critiques de ceux-là tendent parfois à le faire croire. Au contraire, il est possible de trouver dans sa philosophie des éléments conceptuels qui éclairent positivement la production de leurs thèses. Spinoza et Hobbes ne sont pas des cartésiens au sens strict, mais ils se situent dans un horizon cartésien par leur problématique et leur lexique. Ainsi, si la puissance spinoziste se distingue de la force cartésienne par son intériorité particulière, qui n’est pas non plus celle du cogito, et par son inscription dans la substance immanente, elle apparaît aussi comme le résultat de transformation et de déplacement d’un matériau cartésien. Si la Dioptrique de Descartes n’exerce pas le même type de contrainte sur Hobbes que les Principes de la philosophie sur Spinoza, il n’en demeure pas moins que la conception non-mimétique de la représentation qu’elle soutient est reprise par Hobbes qui ouvre et étend sa pertinence aux domaines anthropologiques et politiques. Le conatus hobbesien ne s’enracine pas dans une métaphysique de la substance, mais se réalise dans le monde des représentations que ces dernières elles-mêmes suscitent. La puissance se manifeste par ses signes chez Hobbes alors qu’elle se manifeste davantage par ses effets chez Spinoza. Il y a là une divergence radicale entre une puissance conçue comme essentiellement comparative et extérieure à son sujet et une puissance pensée comme l’être d’une intériorité qui n’est pas médiatisée par autre chose que par la substance immanente. Le rapport à Descartes éclaire ainsi les divergences de Hobbes et de Spinoza.

Que le concept de puissance humaine n’émerge pas sous l’impulsion de Descartes ne nous interdit donc pas de penser que c’est sa réflexion qui rend possible son apparition comme détermination fondamentale de l’homme. Cependant, pour le montrer, il nous est apparu nécessaire de risquer l’hypothèse d’une puissance humaine cartésienne qui ne prendrait pas le nom de potentia. En effet, même si Descartes manifeste une préférence marquée pour le concept de « force » (vis) lorsqu’il s’agit de l’homme, et qu’il récuse l’idée d’un conatus, d’une tendance dans le champ anthropologique, il est possible de faire apparaître des fragments conceptuels qui, soit font une place à l’idée de puissance-potentia, soit éclairent son élaboration à venir. Nous sommes conscients de la prudence avec laquelle la notion de « fragments conceptuels » doit être utilisée, mais elle nous a paru féconde dans le cadre de notre travail. Ainsi, la définition de l’usage des passions comme « disposant l’âme à vouloir les choses que la nature dicte nous être utiles et à persister en cette volonté », le maintien de l’équivocité du sujet des passions, la nature du chatouillement, l’importance décisive, au sens propre, de l’estime de soi et de la force d’âme, la conception de la générosité comme auto-affection, sont autant d’indices fragmentaires d’une proximité entre Descartes et Spinoza, pourtant étiquetés respectivement « philosophe de la volonté » et « philosophe de la puissance ».

L’hypothèse selon laquelle le concept de « perfection » pouvait être un des relais qui menait de la « force » à la « puissance » nous est apparue féconde. En effet, Spinoza, en neutralisant le sens normatif de la perfection cartésienne pour ne conserver que l’affirmation de l’identité de l’être et de la perfection formulée par Descartes, pose les conditions d’une puissance non référentielle, qui n’aurait pas à rejoindre ce dont elle serait séparée. L’attribution exclusive de la puissance à Dieu par Descartes s’explique ainsi par l’incommensurabilité de la force humaine et de la puissance divine, ma perfection étant normée par celle de Dieu. De ce point de vue, Spinoza se sépare autant de Descartes que de Hobbes dans la mesure où pour ce dernier, ma puissance n’a d’existence que par la représentation que les autres s’en font.

Dès lors, on comprend pourquoi notre travail ne peut faire l’économie d’une réflexion sur l’individu. En effet, c’est par la mise en œuvre de la puissance d’agir que l’individualité se détermine. La puissance suppose l’individu et le constitue. Si exister, c’est agir, alors l’individu n’est pas pensable en dehors de la puissance. Qu’elle prenne la forme de la force d’âme, de la joie, ou des moyens de la conservation de soi, la puissance met en question à la fois la manière dont les hommes se conservent dans leur unité et celle par laquelle ils se distinguent les uns des autres. Ainsi le refus cartésien d’attribuer à l’homme une puissance a pour corrélat la théorie de la création continuée qui dénie à l’homme le pouvoir de se conserver. Pour Spinoza, les variations de puissance du corps dus à la rencontre de l’extériorité, peuvent aboutir à la mort d’une individualité et à la naissance d’une autre, au cours d’une même vie, par la modification du rapport de mouvements et de repos. Pour Hobbes, l’individu tente d’assurer son intégrité par l’augmentation de sa puissance différentielle, mais celle-ci apparaît contre-productive dans l’état de nature puisqu’elle aboutit à sa destruction. Alors que la puissance divine est constitutive de l’individualisation humaine et de ses capacités d’émancipation chez Descartes et Spinoza, quoique de façon différente, l’originalité de Hobbes en la matière consiste dans le fait que l’individu ne renvoie qu’à lui-même et que son épanouissement le rive aux autres.

Dans un second temps, nous avons suivi le mouvement de la puissance de l’individu qui apparaît d’abord minée par l’impuissance. La puissance s’éprouve originairement comme impuissance dans la mesure où le mouvement dynamique qui la caractérise est contrecarré. L’individu désire quelque chose, mais il n’y parvient jamais d’emblée. Sans faire de Descartes, Hobbes et Spinoza trois particularisations d’un unique modèle, on peut dégager une préoccupation qui leur est commune : elle se nourrit de l’actualité historique et se définit très largement comme l’expérience de l’impuissance. Comment rendre compte de cette expérience ? La nature de celle-ci dépend étroitement d’une part, de la conception des rapports de force dans la nature, d’autre part, des passions principales qui régissent notre affectivité. Il s’agit de voir que si pour Spinoza et Hobbes, l’impuissance est structurelle, c’est néanmoins pour des raisons opposées : la fortune spinoziste nous asservit parce qu’elle implique l’inégalité irréductible de la puissance des modes, alors que c’est l’égalité relative des hommes dans l’état de nature hobbesien qui interdit toute stabilisation de leur rapport mutuel. L’imitation des affects ne joue d’ailleurs pas dans le même sens chez chacun de ces auteurs. Si pour Spinoza, elle prend d’abord la forme du partage de la joie et de la tristesse (2), donc d’une certaine communauté d’affects, elle paraît (3) d’emblée liée chez Hobbes à des affects générateurs d’insociabilité comme l’envie et la jalousie. En revanche, pour Descartes, l’impuissance n’est que conjoncturelle car la soumission à la fortune relève moins du découragement que du manque de courage.

Dans l’examen du traitement par nos auteurs du topos philosophique des biens périssables que sont les plaisirs, les richesses et l’honneur, c’est l’analyse de l’honneur qui s’avèrera la plus féconde pour notre propos : en effet, l’attachement à l’honneur peut être interprété comme le signe de l’impuissance la plus grande, mais aussi comme la connaissance de ce qui fait notre valeur, et par conséquent comme l’élément moteur du devenir-puissant. Par sa proximité avec l’estime de soi, la gloire et la fierté, l’honneur définit une autre figure de l’ambivalence de la puissance.

Il est intéressant de constater qu’en dépit d’une problématisation différente des formes particulières de l’impuissance, on retrouve chez nos trois auteurs une même structure concernant la puissance de l’impuissance. La tendance naturelle de l’impuissance à s’auto-renforcer en réaction à la tristesse même qu’elle suscite est ainsi une idée présente chez Descartes, Hobbes et Spinoza. Le divertissement pascalien est le modèle de cette puissance d’auto-engendrement de l’impuissance. L’impuissance est une modalité de la vie à part entière qui manifeste une capacité à produire les conditions de sa conservation, même si l’individu croit alors la résorber. En d’autres termes, l’impuissance, parce qu’elle est un mouvement dynamique qui vise sa propre suppression, se redouble en cherchant à se surmonter. La superstition spinoziste, le redoublement hobbesien de l’impuissance par le langage et celui, cartésien, par le mauvais usage de la volonté, quoique plus extérieurs, témoignent de la puissance créatrice d’illusions de l’impuissance, et corrélativement explique son inertie. La puissance de l’impuissance se manifeste aussi par la satisfaction minimale qu’elle procure, qu’il s’agisse de la passivité joyeuse chez Spinoza, de la victoire ponctuelle et du consentement au moindre mal chez Hobbes ou du contentement illusoire chez Descartes. C’est parce que l’impuissance n’est pas exempte de joie que l’amorce du cycle de la puissance est retardée. Dès lors, comment penser le devenir-puissant ?

C’est l’objet de notre troisième partie : si l’impuissance se caractérise par une instabilité, que celle-ci se manifeste dans le tiraillement cartésien, le flottement spinoziste, ou l’oscillation hobbesienne entre la crainte et l’espoir, alors il faut penser l’installation dans un régime de puissance. Le régime de la puissance, conçu comme l’organisation et la disposition des phénomènes mentaux et corporels, coïncide avec un certain usage des représentations. Cette pratique de soi, si elle accorde une place conséquente à la puissance de l’imagination, ne s’avère efficace dans la durée que lorsqu’elle fait intervenir des représentations vraies : la puissance de l’imagination déconnectée de celle de l’entendement ne permet pas un épanouissement durable. Mais d’où le vrai tire-t-il sa puissance ? N’est-elle pas soumise à certaines conditions ?

A cette question, nos auteurs donnent des réponses différentes, mais dont on peut penser qu’elles se nourrissent les unes les autres dans leur opposition même. En effet, même si Spinoza ne peut que récuser la thèse cartésienne selon laquelle le critère de la juste représentation des choses est la valeur du libre-arbitre, il n’en demeure pas moins que cette connaissance de la valeur du libre-arbitre s’accompagne d’une affection particulière : la joie intérieure. La théorie cartésienne des émotions intérieures accorde ainsi une place décisive à l’affect de joie, que Spinoza reprendra à son compte. Plus précisément, le privilège accordé par Descartes à la joie intérieure contre-balance la primauté de l’amour dans l’ordre de dénomination des passions, et joue un rôle de relais avec la théorie des passions de Spinoza. Spinoza ne fait que réinterpréter la thèse cartésienne des émotions intérieures en un sens non cartésien quand il montre que le vrai ne peut être puissant que s’il est un affect. Tout se passe comme si Spinoza radicalisait une thèse présente chez Descartes, et substituait à la théorie cartésienne de la puissance des représentations celle de la puissance des affects. La nécessité d’une dimension affective de la vérité est aussi manifeste dans la conception cartésienne de la générosité comme auto-affection, mais Descartes n’en fait pas une loi de la puissance.

Au problème de la puissance du vrai, Hobbes répond d’une manière qui est à la fois proche et éloignée de celle de Spinoza. En effet, pour Hobbes aussi, l’imagination et l’affect sont des éléments constitutifs du devenir-puissant : le calcul qui aboutit à l’établissement du Léviathan ne fait pas l’économie d’une certaine anticipation imaginative, mais c’est à l’affect de la crainte qu’il confère une importance déterminante. Le vrai doit donc être vécu affectivement pour être puissant. Si nos trois auteurs dessinent trois façons qu’a cette loi de se manifester, il n’en demeure pas moins que des divergences notables subsistent.

La plus déterminante concerne la manière de concevoir le devenir-puissant proprement dit, ou le passage de l’impuissance à la puissance. De ce point de vue, il nous semble que la critique que Spinoza adresse à Descartes dans la préface de la 5e partie de l’Ethique vaut aussi pour Hobbes. En effet, aux yeux de Spinoza, les pensées de Descartes et de Hobbes ne prennent pas pour objet un homme réel dans la mesure où elles thématisent le devenir-puissant comme un saut qui méconnaît l’ordre de la nécessité. Ni l’estime de soi, ni la crainte ne peuvent être au principe de l’installation dans un régime de puissance car la transcendance qu’elles impliquent, celle de la juste représentation de ce qui fait notre valeur ou celle de la puissance contraignante du souverain, ne peut suffire à orienter autrement et durablement le comportement des individus.

Néanmoins, en proposant de s’appuyer sur l’immanence de l’utile afin de ne pas parler d’un homme qui n’existe pas, Spinoza ne néglige-t-il pas une condition indispensable du devenir-puissant ? Si l’on se réfère au prologue du Traité de la réforme de l'entendement, il semble que la sortie de la vie misérable passe par une résolution qui trouve ensuite à se conforter. Si la philosophie de Spinoza s’élabore en partie à partir des pistes amorcées par la réflexion de Descartes, force est de constater qu’elle ne peut pas non plus faire l’économie de ce qu’elle rejette pourtant, à savoir l’idée d’une décision qui vient commencer un nouvel ordre.

D’une façon symétrique, nous avons vu que la résolution cartésienne et le sentiment de cette résolution, s’ils définissent la générosité, doivent cependant être renforcés par l’habitude et l’exercice. On trouve chez Descartes comme chez Spinoza l’idée d’une pratique de soi qui s’incarne dans l’institution de nouvelles associations (4). Or, celle-ci n’est susceptible de participer à la maîtrise des passions que si elle n’est pas seulement événementielle, mais aussi structurelle. La liberté cartésienne ne se réduit pas à un pouvoir de faire ou de ne pas faire. La résolution introduit une discontinuité dans la vie de l’individu, mais celle-ci ne doit pas masquer la succession de micros-décisions, et la force d’âme qui les sous-tend, lesquelles introduisent par là-même une continuité. D’une manière plus générale, la potentia ne s’oppose pas purement et simplement à la potestas. L’emprunt intellectuel ne se fait donc pas paradoxalement uniquement dans un seul sens. Nous avons souligné que la lecture spinoziste de Descartes est un prisme doublement déformant : la critique spinoziste fait de Descartes le représentant de la philosophie de la volonté absolue, mais c’est aussi la pensée spinoziste qui révèle l’importance de l’habitude conçue comme une disposition ancrée dans le corps et l’esprit, c’est-à-dire actuelle, dans la pensée cartésienne des passions. La critique spinoziste touche son but si l’on considère que Descartes ne renonce pas à l’idée d’une essence que l’on aurait à rejoindre, mais elle méconnaît la place qu’il fait à une certaine pratique de soi, c’est-à-dire à la nécessité de mettre en œuvre la générosité, qui est une force déterminée dans sa causalité et non seulement une faculté qui s’actualiserait sur simple décision. Le couple détermination interne/ auto-détermination nous a semblé rendre compte des inflexions que Spinoza et Descartes font subir respectivement à la notion de liberté.

Si l’on admet que la distinction de la potestas et de la potentia chez Hobbes renvoie à celle du pouvoir institué dans la sphère politique, et du pouvoir individuel de l’homme, alors l’articulation des deux est le problème de l’institution politique, que Hobbes résout avec sa théorie de l’autorisation. La coexistence pacifique de la liberté individuelle et d’un pouvoir politique absolu implique de penser une institution qui reconnaît le désir de puissance différentiel des individus et l’intègre dans son fonctionnement, au lieu de chercher à le réduire. Néanmoins, nous nous sommes rendus compte, à la lecture d’un texte récent de Jean Terrel, que l’on pouvait considérer la discussion du De Cive sur la distinction du droit et de son exercice comme équivalent à une articulation de la potestas et de la potentia, et nous nous promettons d’y revenir.

Sont ensuite envisagées dans une ultime partie les conditions politiques d’une éthique de la puissance. Il ne s’agit plus ici de voir comment l’individu accède par ses propres forces aux moyens de son épanouissement, mais d’examiner le cadre institutionnel qui rend possible cet épanouissement. Cette démarche semble d’autant plus nécessaire que la politique définit une modalité de la puissance qui n’est certes pas celle d’une réappropriation de soi par la connaissance, mais qui permet néanmoins une prospérité matérielle et morale accessible à tous. Or, l’avènement de celle-ci est fortement entravé, surtout à l’époque de nos auteurs, par la prétention concurrente de la théologie à offrir le salut. C’est la raison pour laquelle une critique de l’abus de pouvoir par les théologiens n’est pas suffisante et doit s’accompagner d’une tentative de détermination des modalités d’une politisation légitime du religieux. De ce point de vue, la réflexion spinoziste sur la dimension politique de la charité et de la justice apparaît comme le prolongement de pistes esquissées par Descartes. Toutefois, la question d’un bon usage politique du religieux n’est thématisée véritablement que par Hobbes et Spinoza, quoique de façon différente, dans le cadre d’une exégèse biblique particulière. Nous avons soutenu l’hypothèse selon laquelle la théocratie revêt un caractère matriciel pour chacun d’eux. Celui-ci a pour corrélat l’actualisation de certains des modes opératoires du pouvoir théocratique, et la définition d’une philosophie politique. Une fois les leçons tirées de la réussite et de l’échec de la théocratie, il est en effet possible d’envisager les différentes façons dont le pouvoir est exercé sur des individus par des individus dont ont ne peut attendre qu’ils se comportent de façon raisonnable.

La relecture croisée des œuvres de Descartes, Hobbes et Spinoza nous a ainsi permis d’élucider partiellement les rapports que la puissance entretient avec ses origines, ainsi qu’avec les différents lieux où elle prend sens et se donne une existence. Nous avons pu mesurer à quel point les auteurs ne se laissent pas facilement enfermés dans une position claire et tranchée. C’est à nos yeux un des bénéfices de la démarche comparative que de faciliter la mise au jour de ce qui demeure implicite dans une pensée. Ce travail appelle d’autres recherches destinées à approfondir la question de la puissance. Il faudra notamment voir comment le passage de la conception aristotélicienne de la puissance à la conception actuelle de la puissance s’opère dans l’histoire de la philosophie par le biais de la théologie et de la biologie ; mais aussi examiner chez d’autres cartésiens les différentes façons dont la potestas et la potentia sont susceptibles de s’articuler ; notre travail trouvera aussi un prolongement dans l’étude de l’usage du concept d’institution à l’âge classique.


Notes

(1) Cet esprit de la philosophie comparée, qui a animé notre travail, est clairement formulé par P.-F. Moreau : « […] l’étude des polémiques […] nous permet de comprendre, dans le meilleur des cas, l’enjeu de l’édification des systèmes. Simplement, il faut éviter de prendre au pied de la lettre ce qui est affirmé dans le contenu de la controverse : la polémique externe doit être saisie comme révélatrice de la polémique constitutive du système », « Qu’est-ce que la philosophie ? Spinoza et la pratique de la démarcation », Hobbes e scienza e politica, actes du colloque d’Urbino, 14-17 octobre 1988, sous la dir. de D. Bostrenghi, Bibliopolis, 1992, p. 54, note 1.

(2) « Qui imagine détruit ce qu’il aime sera triste ; et, s’il l’imagine conservé, joyeux », Ethique III, XIX, p. 235. Cependant, ce mécanisme ne préjuge pas de la suite, car, comme nous l’avons vu, l’imitation des affects peut donner lieu à un processus plus complexe et produire, à partir de la joie d’autrui, des passions tristes comme la jalousie. De la même façon, la jalousie première hobbesienne peut donner lieu à un rapprochement ponctuel entre les hommes jaloux.

(3) Comme nous l’avons souligné, Hobbes ne la thématise pas explicitement.

(4) « encore que chaque mouvement de la glande semble avoir été joint par la nature à chacune de nos pensées, dès le commencement de notre vie, on les peut toutefois joindre à d’autres par habitude », Passions de l’âme, art. 50, AT XI, 368-369.