Discours de soutenance de thèse

La notion d'individualité chez Dante

Didier Ottaviani

Thèse soutenue le 22 janvier 1999 au Centre d'Etudes Supérieures de la Renaissance (Tours).

Jury : Bruno Pinchard, Ruedi Imbach, Joël Biard, Franck La Brasca



Dans ce travail, qui interroge essentiellement la Divine Comédie, tout en la comparant à l'ensemble de l'oeuvre, nous avons cherché à montrer que la notion d'individu est la point nodal autour duquel se lient toutes les problématiques. Ainsi, toute la théorie du langage que met en place le Poète vise à restaurer un « parlar materno », une langue aussi proche que possible de l'individu parlant, afin qu'il puisse exprimer totalement sa pensée et la nouveauté de celle-ci, sans subir les limitations d'un vocabulaire latin surdéterminé par la scolastique. La difficulté de lecture des textes dantesques réside là : le marquage scolastique et thomiste des concepts est refusé, et c'est pour cette raison que la Divine Comédie, poème sacré, est rédigé en langue vulgaire. Issu de la tradition du Dolce Stil Novo et du Trobar, Dante est lui-même un « trouvère » de la langue, justifiant par là les néologismes fréquents du Paradis.

Mais la thématique de l'individualité ne saurait se restreindre à la simple sphère du langage, et se décline selon divers points de vue, hérités tout à la fois de la tradition grecque, latine et arabe. Pour mieux comprendre l'originalité de Dante, nous avons continûment cherché à le replacer dans son époque, et montré qu'il ne se contentait pas d'un simple survol des problèmes mais entrait dans l'analyse concrète et précise de questions spécifiques débattues dans les universités. Contrairement à ce que l'on croit souvent, le vocabulaire utilisé par le Poète est extrêmement précis, hérité de lectures variées des textes disponibles à son époque : ainsi, les nombreux passages consacrés à l'astronomie ont été étudiés en vue de montrer que Dante connaissait parfaitement l'astronomie ptoléméenne ainsi que ses différents exégètes, et qu'il l'absorbe en vue de fonder une astrologie aussi scientifique que possible.

De même, l'étude précise du corpus dantesque a permis de montrer que le Poète appuyait sa pensée sur une anthropologie scientifique, fondée sur des connaissances issues de la tradition galéniste et avicennienne. En commentant précisément les chants du Purgatoire consacrés à la genèse de l'embryon, nous avons noté les nombreuses références implicites aux oeuvres d'Albert le Grand, d'Avicenne, de Galien ou encore d'Averroès. La fusion des problématiques biologiques et gnoséologiques est rendue possible dans l'oeuvre de Dante par une métaphysique générale de la lumière, que nous avions analysé dans notre DEA, et qui se trouve ici plus largement développée. Inspirée du philosophe d'Oxford Robert Grosseteste, la métaphysique de la lumière dantesque se présente comme une harmonisation des différents degrés ontologiques et métaphysiques, grâce à la notion plurivoque de lumière, qui est tout à la fois physique (nous avons longuement étudié l'influence de l'optique arabe dans les textes de Dante) et spirituelle (contrairement à certains penseurs chrétiens, notamment thomistes, Dante revendique la possibilité d'une « lumière spirituelle » entendue au sens propre). Pensant la matière pure comme un « enveloppement » de la lumière (et héritier en cela de l'inchoatio formarum d'Albert le Grand), Dante trouve une harmonie universelle des degrés de luminosité, dont l'intellect n'est rien d'autre que la forme la plus développée.

Ainsi, c'est un Dante se plaçant au confluent du néoplatonisme et de la tradition aristotélicienne arabe que nous avons tenté de mettre au jour, un Poète réalisant la jonction entre le Liber de causis, le Liber de intelligentiis et les différents commentaires arabes et latins des oeuvres d'Aristote. De plus, cette individualité se constituant à la croisée de l'aristotélisme et du néoplatonisme a montré sa portée politique, et c'est une nouvelle conception de la noblesse individuelle qui a été découverte dans les oeuvres de Dante. La réflexion sur la « noblesse intellectuelle », opposée à la noblesse héréditaire, trouve chez lui sa forme la plus achevée et la plus contestataire, et le cadre politique devient le lieu d'expression privilégié de l'individu humain agissant.

En présentant un Dante « systématique », qui intègre et synthétise les divers courants de la pensée médiévale, nous avons tenté de montrer que le Poète se situe à la charnière entre le Moyen ge et la Renaissance : l'individu humain est en effet présenté chez lui comme une volonté créatrice, capable de s'élever à une « transhumanisation », non dans le cadre paulinien d'un « rapt métaphysique », mais par une force et une volonté personnelles. En étudiant de manière précise les sources de sa pensée et la manière dont il les interprète, posant l'exigence de « nouveauté » comme fondement de ce que nous décrivons comme une philosophie au sens plein du terme, nous avons tenté de voir un Dante philosophe à part entière, trop longtemps dénigré par une attitude critique qui ne cherchait dans sa pensée que des concepts hérités du thomisme.