Discours de soutenance de thèse

Ki-Soon PARK

L’historicité de l’être et la politique du signe

Recherches sur les implications ontologiques, épistémologiques et politiques du concept d’historia chez Spinoza


Thèse soutenue le 17 février 2006, à l’Université IV Sorbonne
Jury : Pierre-François Moreau, Jacqueline Lagrée, Laurent Bove, Henri Laux

 


Madame la Présidente, et messieurs les membres du jury,

j’ai l’honneur aujourd’hui de soumettre mon travail à votre examen, non seulement parce que vous êtes tous d’éminents spécialistes de Spinoza, mais surtout parce que c’est grâce à vous que j’ai appris à lire Spinoza. Pour vous présenter mon travail, je vais vous parler ici, très brièvement, de l’histoire de ma thèse, de ses enjeux principaux, des difficultés que j’ai rencontrées au cours de mon travail, et enfin de mon projet d’avenir.
Au départ, mon projet de recherche portait sur la notion de signe chez Spinoza. Pourquoi alors le signe ? Je dois vous dire que cet intérêt était venu de la lecture du livre de Pierre-François Moreau, Spinoza, L’expérience et l’éternité. Dans ce livre, auquel ma thèse doit beaucoup, l’auteur éclaire les aspects positifs des réflexions spinoziennes sur le langage, c’est-à-dire ce qu’il appelle le « travail sur le langage » et le « travail du langage » de Spinoza. Très intéressé par cette lecture, je me suis décidé de la développer dans le cadre général du concept de signe. Mon travail s’est organisé sur deux axes. J’ai essayé, d’une part, de comprendre le signe dans le système spinoziste en explorant ses aspects ontologiques, épistémologiques et politiques. Et d’autre part, il m’a paru nécessaire, justement pour mieux déterminer l’originalité de la pensée spinoziste, de comprendre le signe à partir de la tradition. C’est ainsi que mes recherches se sont de plus en plus élargies, de Hobbes qui était un des interlocuteurs privilégiés de Spinoza, à Guillaume d’Ockham qui était à la fois le plus important théoricien du signe au Moyen Age et le fondateur de l’école nominaliste médiévale dont Hobbes était un des héritiers. C’est par ce deuxième chemin que je fus amené au thème « Spinoza et le nominalisme », et avec cela, à la question de la singularité. Spinoza est-il nominaliste ? Si oui, dans quel mesure ? En quoi consiste le nominalisme de Spinoza ? Comme vous le savez, ces questions ont été déjà posées, et discutées par beaucoup de commentateurs de Spinoza. Mais il me fallait poser une question plus fondamentale à cet égard. Le thème « Spinoza et le nominalisme » est-il une problématique pertinente pour le spinozisme, en particulier pour la pensée spinoziste de la singularité ? Ma conclusion était négative, et cela pour deux raisons. D’abord, parce que les modernes, surtout Spinoza, ne font pas leurs les questions posées par les nominalistes médiévaux, en tout cas en tant que telles. Pour les recherches sur les auteurs du 17ème siècle, il faut partir des questions qu’ils se posent proprement. Secundo, en règle générale, le nominalisme est une doctrine qui ne pense pas les singuliers, qui ne les explique pas, mais simplement qui les pose, les affirme comme uniques réalités. Il n’en va nullement de même pour le spinozisme. C’est par ces réflexions que j’ai abandonné le thème « Spinoza et le nominalisme », que j’avais présenté à mon directeur comme une problématique générale de ma thèse, et cela pour chercher le cadre proprement spinoziste dans lequel il aborde les questions de la singularité et du signe. Le résultat de ces recherches se trouve en grande partie dans le concept d’historia, qui constitue le fil conducteur de ma thèse que je vous présente aujourd’hui.
Ma thèse a pour champ de travail principal la métaphysique de la singularité et la théorie du signe, qui composent respectivement les deux parties de mon étude. On dirait peut-être, à partir de ce constat, qu’il s’agit d’une thèse contemporaine. En un certain sens, elle l’est effectivement. On sait très bien l’impact immense et profond de la sémiologie sur la philosophie contemporaine. Cet impact, ou cet intérêt pour la notion du signe, est visible aussi dans les études de l’histoire de la philosophie. La question de la singularité n’est pas non plus étrangère aux lecteurs des philosophes contemporains. A notre époque, le concept de singularité, souvent avec celui de multiplicité ou de pluralité, se trouve souvent au centre des réflexions philosophiques.
Il est certainement vrai, de ce point de vue, que mon travail est relié à notre époque. Cependant, son objectif n’est pas du tout de chercher ou retrouver chez Spinoza ce que l’on a découvert en notre temps, ou de prouver la contemporanéité de la philosophie de Spinoza. Au contraire, cette thèse vise à apporter des précisions, précisions spinozistes, sur ces matières de discussion, par la lecture immanente des textes de Spinoza. Que signifie alors la lecture immanente de Spinoza ? Selon l’enseignement de Spinoza lui-même, elle signifie deux choses. D’abord, c’est placer la philosophie de Spinoza dans son contexte, la comprendre par les discussions explicites ou implicites de Spinoza avec ses contemporains. Comme mon directeur de recherche l’a souligné souvent, l’étude architectonique d’un système doit être complétée par les études contextuelles, par les recherches sur les milieux. Pour cette raison, j’ai recouru souvent à des interlocuteurs principaux de Spinoza : Bacon, Hobbes et Descartes, pour déterminer le fonds commun que Spinoza partage avec eux, et les modifications qu’il lui a apportées. Par exemple, à Descartes sur les concepts de norme et de méthode, à Descartes et Hobbes sur la définition génétique, à Descartes et Bacon sur le concept de série, à Hobbes et Descartes sur la théologie de la potentia absoluta Dei et sur la causa sui, à Bacon sur l’historia, et à Hobbes sur la théorie du signe et la théorie politique. Je dois avouer cependant que mes recherches sur les contextes intellectuels de Spinoza se limitent aux grands systèmes de l’époque. La tradition biblique ou religieuse, les scolastiques hollandais ou d’autres traditions ne sont pas pris en compte dans ma thèse. Cela ne vient pas seulement de ma connaissance insuffisante sur ces matières ou ces traditions, mais surtout du fait que, s’agissant des thèmes abordés dans ma thèse, les auteurs que j’ai discutés constituent les principales sources de Spinoza.
La lecture immanente signifie aussi, toujours selon Spinoza lui-même, la « fidélité à la lettre des textes ». L’interprétation ne consiste pas à éclairer la vérité des choses, mais le sens, c’est-à-dire ce qu’un auteur a voulu dire. Plus que d’autres, Spinoza en avait une conscience aiguë. Comme vous le savez bien, dans les pages consacrées à la méthode d’interprétation de l’Ecriture sainte, il écarte des interprétations qui reposent sur la lumière surnaturelle, sur la Raison, ou sur l’autorité religieuse. Spinoza pousse à la limite le principe de lire l’Ecriture à partir d’elle-même. Quant à moi, j’ai essayé d’appliquer cette méthode spinoziste aux textes de Spinoza eux-mêmes. Il s’agit, pour moi, d’une façon de pratiquer le spinozisme. Par ce souci de la fidélité peuvent s’expliquer les débats que j’ai engagés avec certains commentateurs, par exemple, avec Vittorio Morfino qui, inspiré par le dernier Althusser, voulait chercher chez Spinoza la nécessité de la contingence ou la nécessité de l’aléatoire, et avec Deleuze et Negri qui nous présentent une interprétation vitaliste de Spinoza.
Pour cette thèse qui réclame la lecture immanente de Spinoza se pose nécessairement cette question : est-ce que le concept de singularité et celui de signe, ou plus précisément du langage, ont une place réellement importante dans le système spinoziste au point de nous montrer le véritable sens du spinozisme, comme elle le prétend ? Elle doit donc justifier à partir des textes de Spinoza le choix des thèmes qu’elle aborde. Je voulais répondre à cette question dans le premier chapitre de la première partie, intitulé « La première ébauche de la métaphysique spinoziste dans le Traité de la réforme de l’entendement », en particulier en soulignant le « souci spinoziste du singulier ». Ce qui était en question est de savoir dans quelle problématique et par quelle voie Spinoza est parvenu à construire la métaphysique de la singularité. Spinoza part d’une notion commune, caractéristique de l’époque, c’est-à-dire de la définition génétique, mais son originalité consiste à y chercher la connaissance adéquate de l’essence singulière et à y associer une nouvelle conception de la causalité, c’est-à-dire la causalité immanente. C’est par cette voie que s’établit la possibilité de penser positivement l’infini, et donc la singularité, ce en quoi Spinoza se distingue de ses contemporains. Mes recherches sur la singularité se prolongent dans l’enquête sur les modalités concrètes du singulier. Dans ce chemin, j’ai porté une attention particulière à un concept, celui d’ingenium, déjà largement exploré par M. Moreau. Ce concept m’a conduit à la définition génétique des choses singulières, non géométrique ou déductive, mais historique ou expérientielle, en un mot, l’historia.
Pour la notion de signe, elle n’est pas étrangère aux lecteurs de Spinoza. On sait très bien que Spinoza définit l’imagination, connaissance du premier genre, comme la connaissance à partir des signes ou des mots. Il est vrai que les discussions sur le spinozisme étaient centrées, depuis longtemps, sur les concepts spécifiques du système, par exemple, sur Dieu, substance et attributs et sur la méthode géométrique. Mais, les études récentes ont montré des intérêts de plus en plus grands pour les notions qui étaient considérées comme secondaires dans le système spinoziste, telles que le mode, l’imagination, les affects et le signe. Ma thèse s’inscrit dans cette tendance récente des études spinozistes. En ce qui concerne en particulier la notion de signe ou celle du langage, quelques études importantes ont été déjà réalisées, par exemple, si je n’en cite qu’une seule, la thèse de Lorenzo Vinciguerra, récemment publiée sous le titre de Spinoza et le signe. Quant à moi, ce que je voulais souligner, c’est que, avant d’analyser le signe dans ses rapports avec la théorie de la connaissance, il faut le considérer comme une chose, comme un corps. Si le signe est ainsi comme un corps, la physique spinoziste devient également le principe d’explication de la nature, ou puissance du signe, et de ses actions ou de ses fonctionnements. De ce point de vue, on pourra dire en toute légitimité que, de même que le corps composé est stratifié en parties solides, molles, et fluides, de même le langage comme corps composé est stratifié. C’est à partir de cette affirmation que se développe une thèse selon laquelle le langage a une puissance infinie, et il est un domaine où on ne voit pas seulement le mécanisme de la formation des idées communes, mais également ses réformes. D’où vient l’importance du langage pour le travail philosophique et politique.
On peut lire cette étude par la question qu’elle se pose proprement. Spinoza est connu pour sa particularité méthodique, c’est-à-dire pour sa méthode géométrique. Or, ce dont il faut tenir compte, c’est qu’il présente également l’historia comme une méthode d’enquête de la Nature. Du coup s’impose cette question : ces deux méthodes sont-elles compatibles dans le système spinoziste ? Si oui, de quelle manière ? Cette question peut être formulée différemment. S’il est vrai que la méthode génétique a pour source Descartes et Hobbes, alors que l’historia vient de Bacon, comment Spinoza a pu incorporer ces deux sources différentes dans son système ? Ou bien, si la méthode géométrique s’appuie sur la puissance de l’entendement, sur quelle puissance repose l’historia qui relève traditionnellement de l’expérience ou de la mémoire ? Ma réponse est, primo, que l’historia se rapporte, chez Spinoza, à une sorte de définition génétique, ce en quoi elle n’est pas différente de la méthode géométrique, et secundo, que le propre de l’historia consiste dans ce qu’elle s’appuie sur la puissance des images qui durent en vertu de la multitude des causes.
Pour conclure, mon travail peut se caractériser ainsi par ses champs de travail principaux, par son souci méthodologique, par ses enjeux principaux, et par la question qu’il se pose proprement.
Maintenant, je vais vous parler des difficultés que j’ai rencontrées au cours de mon travail. Je n’insisterai pas sur la difficulté venant de la langue que j’ai éprouvé en tant qu’étranger. Je suppose que vous l’avez pu déjà constater en lisant mon texte, et vous allez la voir encore dans mes réponses par oral à vos questions. Je vais donc passer tout de suite au dernier sujet de cette présentation, c’est-à-dire à mon projet d’avenir. Pour cela, je suis obligé de vous dire quelques mots sur l’état actuel des études spinozistes en Corée. L’intérêt récent pour le spinozisme a été suscité en Corée par deux courants principaux, celui de l’école althussérienne, et celui de l’interprétation de Gilles Deleuze et d’Antonio Negri. Depuis, quelques chercheurs spécialisés dans le spinozisme sont formés, et commencent à élargir la perspective des études spinozistes. Or, par rapport à ces intérêts grandissants pour le spinozisme, l’état actuel de la traduction des œuvres de Spinoza est déplorable. L’Ethique a été traduite il y a longtemps, mais cette traduction faite par la main d’un non spécialiste est trop ancienne pour qu’elle prenne en compte l’évolution récente des études spinozistes. D’ailleurs, il est unanimement reconnu par les chercheurs qu’elle est souvent discutable. Il en est de même pour les traductions du Traité de la réforme de l’entendement, et du Traité politique, sauf qu’elles sont plus anciennes que celle de l’Ethique, si bien qu’elles sont difficiles à trouver sur le marché. Les autres écrits de Spinoza, y compris le Traité théologico-politique, ne sont pas encore traduits. Pour cette raison, j’ai l’intention de lancer le projet de traduction des œuvres complètes de Spinoza. Pour mes recherches personnelles, je voudrais continuer à mener mes recherches entamées ici en France, et cela en particulier sur deux pôles. D’une part, approfondir et élargir les études sur les contextes de la formation du système spinoziste, et d’autre part, faire le bilan de l’histoire du spinozisme.
Avant de terminer ce discours de soutenance, je voudrais remercier spécialement mon directeur de thèse, M. Moreau, qui m’a appris comment faire de l’histoire de la philosophie.
Merci de m’avoir écouté.