Discours de soutenance de thèse

Sophie PEYTAVIN

Montaigne, les Essais : critique de la raison rhétorique

Thèse de doctorat de philosophie, soutenue le 10 novembre 2007 à l’Université Paris IV-Sorbonne
Devant un jury composé de Monsieur le Professeur Frédéric Brahami (Université de Franche-Conté) – président –, Madame le Professeur Jacqueline Lagrée (Université de Rennes I), Monsieur le Professeur Pierre-François Moreau (ENS-LSH) – directeur

 

Ce discours préliminaire s’efforcera de retracer la généalogie de ce travail. Il y a certes toujours une part d’artifice dans ce type d’exercice, une tendance à rationaliser une démarche qui fut plus empirique et parfois bien plus tâtonnante que ce qui sera décrit ici. Ce qui est néanmoins fidèle est la mise en exergue des seuils théoriques successivement franchis qui permirent l’élaboration de ce travail.

S’il s’agit donc de présenter les choses généalogiquement, c’est à l’origine qu’il faut d’emblée remonter, pas l’origine chronologique d’ailleurs, puisque ce mémoire de doctorat fut précédé d’une maîtrise et d’un DEA portant sur le même thème, coups d’essai qui sondèrent Montaigne dans deux perspectives très différentes (l’une ontologique, l’autre formelle), mais aussi mal efficaces l’une que l’autre. C’est donc de l’origine au sens du moment fondateur du travail sous la forme qui est la sienne actuellement dont il va être question. Elle tient à une expérience de lecture déconcertante : celle des jugements extrêmement sévères de cartésiens à l’égard de Montaigne et des Essais. De manière exemplaire, Malebranche, parmi les cartésiens historiques, ou Martial Gueroult, au sein de la critique cartésienne, peuvent être cités ici, pour provoquer j’espère le même étonnement. « Ce ne sont nullement ses raisons qui persuadent : il n’en apporte presque jamais des choses qu’il avance, ou pour le moins, il n’en apporte presque jamais qui aient quelque solidité. En effet, il n’a point de principes sur lesquels il fonde ses raisonnements, et il n’a point d’ordre pour faire les déductions de ses principes. Un trait d’histoire ne prouve pas, un petit conte ne démontre pas, deux vers d’Horace, un apophtegme de Cléomènes ou de César ne doivent pas persuader des gens raisonnables : cependant ses Essais ne sont qu’un tissu de traits d’histoire, de petits contes, de bons mots, de distiques et d’apophtegmes. »(1) tranche Malebranche, tandis que Gueroult, de manière plus radicale encore, postule que : « cette raison vraie, que Montaigne avait en lui-même à portée de sa réflexion, cette raison certaine, irrécusable et invincible, il l’a ignorée, il l’a confondue avec cet instrument ployable à merci qui n’est rien d’autre que son contraire, à savoir le sens commun, ignorant des sources de l’évidence. D’où la rumination du sceptique, le stérile repos sur place du dilettante, l’enlisement dans les opinions diverses d’autrui, l’émiettement dans les controverses stériles, bref, le contraire de la force de l’intelligence qui tient tout d’elle seule […].»(2). Ce qu’il y a de véritablement étonnant, dans ces propos à l’instant rapportés, est la fermeture de la philosophie à l’altérité. Lorsque la raison discursive s’absente, lorsque la pensée ne prend pas les formes du système et du concept, elle échouerait. On ne se demande même pas ce qui vient en lieu et place de cette raison, on ne fait que constater qu’elle manque, qu’elle fait défaut. De là à dire que Montaigne est un philosophe « manqué », il n’y a qu’un pas.

Et, de fait, si on laisse de côté la parfois fructueuse quête des sources philosophiques de Montaigne, il a été le plus souvent ou bien évincé de l’histoire de la philosophie, ou bien y a été inscrit de force par des rapprochements grossiers avec Descartes. L’évincement est lisible dans le sort qui lui est réservé par un certain nombre d’histoires classiques de la philosophie. J’ai évoqué, dans l’introduction de mon travail, les pages pourtant copieuses dévolues à l’histoire de la philosophie de la Renaissance rédigées par Maurice de Gandillac qui évoquent Montaigne et la seconde renaissance française dans un paragraphe intitulé : « Bouffoneries, chimères, sagesses » qui s’ouvre sur la distinction d’un « vrai philosophe » en la personne de Charles de Bovelle et se poursuit par l’évocation ironique des « astres de notre ciel scolaire, Rabelais, Ronsard et Montaigne, « surgis des bords de la Loire ou du Rhône, du Loir ou de la Seine, de Normandie ou de Guyenne, à l’incertaine limite de la pure littérature et du message pensant ». L’autre perspective, qui consiste, comme je le disais plus haut, à inscrire de force Montaigne dans l’histoire de la philosophie en le rapprochant coûte que coûte de Descartes (notamment s’agissant de la « découverte de la subjectivité »), a été exposée dans l’introduction du quatrième chapitre. Si l’on s’en tient à ce qui est communément proposé, il est très difficile de distinguer une filiation du moi empirique montaignien au sujet cartésien. L’enjeu consiste simplement à inscrire Montaigne dans l’histoire de la philosophie par le biais de ressemblances (qui demeurent objectivement bien lointaines) avec le cartésianisme toujours saisi comme norme. Il n’est dès lors pas absurde de comparer le traitement réservé à Montaigne, « philosophe sans système », à celui dévolu aux sociétés « sans Etat » qu’étudie Pierre Clastres. Celui-ci s’élève vigoureusement contre le jugement de valeur inhérent à la qualification en termes d’ « inachèvement, d’incomplétude, de manque ». Il préfère conclure que l’Etat n’est pas « le destin de toute société », que « les sociétés primitives ne sont pas les embryons retardataires des sociétés ultérieures »(3). Nous aimerions pouvoir prétendre avoir démontré que le système n’est pas le destin de toute pensée, que les Essais ne sont pas un embryon retardataire du cartésianisme à venir…

Il fallut donc se familiariser avec ce que nous n’hésitons plus désormais à nommer la philosophie de la Renaissance, même si elle est bien éloignée de « la vie décente des grands systèmes » (Merleau-Ponty) ou de « la perfection glacée et définitive de la philosophie » (Luckaz), et plus spécifiquement avec les textes de la seconde Renaissance française dont la critique a fait émerger les Essais. Indéniablement, à force de parcourir l’œuvre de Montaigne elle-même, mais aussi celles de Tabourot des Accords, La Motte Messemée, Boiaistuau, Du Fail, Des Caurres, Du Verdier, Le Caron, Le Roy ou encore Thiard, il devient évident que ces textes veulent établir quelque chose, qu’ils sont loin de se réduire à un « tissu de traits d’histoire, de petits contes, de bons mots, de distiques et d’apophtegmes », à du « dilettantisme » ou de la « rumination ». Le statut de cet « établissement » est effectivement d’abord problématique puisque bien éloigné de nos horizons d’attente philosophiques. Notre appréhension des textes philosophiques renaissants est entravée par l’habitude de lire des textes philosophiques se déployant sous la forme de « longues chaînes de raison », et il nous devient extrêmement difficile de comprendre simplement des discours fonctionnant selon d’autres modalités. Il faut ajouter à cette première difficulté, majeure, qui relève de l’obstacle épistémologique, un certain nombre d’autres que nous avons rappelées au cours du cinquième chapitre. Ainsi, prendre conscience de l’état de la langue française au XVIe siècle, du goût pour un certain « désordre » du texte, que les commentateurs littéraires nomment ordo neglectus ou de l’appétence pour les « formes ouvertes », telles la lettre ou le dialogue, permet de relativiser nos attentes. Ce travail de contextualisation, s’il autorisa une lecture moins prévenue des Essais, ne permit cependant pas de comprendre encore leur mode original de fonctionnement.

Une troisième étape décisive consista en la découverte de la rhétorique comme norme alternative afin de comprendre ces textes renaissants en général et les Essais en particulier. Lorsque Malebranche souligne que « les Essais ne sont qu’un tissu de traits d’histoire, de petits contes, de bons mots, de distiques et d’apophtegmes », il omet l’essentiel, qui est la relation critique de Montaigne à la rhétorique, mais il ne commet pas d’erreur grossière sur le statut de la démonstration à la Renaissance. Il est en effet possible d’établir qu’argumenter, en régime rhétorique, c’est, une fois la thèse déterminée, l’appuyer ou la confirmer par le biais d’un matériau le plus souvent emprunté à la tradition qui fait alors office de caution. L’analogie et l’induction, la citation et la référence valident au fil du texte les énoncés de celui qui discourt, selon un art de « l’appropriation et de l’imitation créatrice (4). Ayant saisi cette manière récurrente de procéder, cette méthode, il fallait à nouveau lever un préjugé : celui inhérent à la considération par la philosophie de la rhétorique. Elle n’est à l’époque qui nous intéresse ni cet art mensonger visant la duperie, ainsi que la présente Platon dans le Gorgias ou au début de l’Apologie de Socrate, ni la théorie des figures, à laquelle est dévolue l’ornement du discours, ainsi qu’elle le deviendra à l’âge classique, lorsqu’elle sera réduite à l’élocution. Bien au contraire, si l’on écoute ses théoriciens, dans l’Antiquité ou à la Renaissance, elle est partie prenante du discours, de la pensée en général, et en particulier de l’établissement des idées et des arguments, de leur organisation. La rhétorique implique une logique, une psychologie, une théorie des passions, une éthique voire une ontologie originales. Elle systématise l’ordre du réel et de la pensée propres à une époque.

Parvenue à ce point, j’étais dotée, me semble-t-il, du référentiel exact afin d’évaluer les Essais. Or l’essentiel restait à venir : la relecture du texte, éclairée par ces considérations sur le système rhétorique, permit de révéler à quel point Montaigne ne s’y plie pas, dans quelle mesure il le critique. Et cette critique du fonctionnement de la rationalité rhétorique permettait d’une part d’unifier la lecture des Essais, sans cela éclatée entre de multiples thèmes, d’autre part d’aller à la rencontre, de manière originale, de certains aspects de la philosophie cartésiennne, rencontres qu’on a pris le parti de souligner lorsqu’elles nous semblaient justifiées, sans vouloir les systématiser. Ainsi, la rhétorique nous semble désormais fonctionner comme pierre de touche pour la compréhension des Essais, Montaigne se dégageant de codes qu’on s’est rendu au préalable capable de repérer. Il affiche donc un programme anti-rhétorique en prenant diverses postures qui valent comme manifestes.
Ainsi en va-t-il tout d’abord du traitement réservé à la mémoire. Montaigne met en scène avec brio, tout au long des Essais, son exceptionnel manque de mémoire, il n’y en aurait « au monde une aussi monstrueuse en défaillance » (I, 9, 85). En regard d’un système rhétorique qui en faisait le fondement de toute activité intellectuelle, l’insistance montaignienne sur ses lacunes prend un sens tout à fait différent. Loin de relever du topos de la modestie ou d’une prétendue pratique de l’auto-dépréciation qui serait familière à Montaigne, on peut la comprendre, dans une perspective polémique, comme une première prise de distance par rapport au fonctionnement du système rhétorique. Au contraire, ce qu’il faut bien appeler la psychologie montaignienne (clinique et mécaniste), propose un modèle original du fonctionnement de l’âme et du rapport de ses facultés, mettant en exergue le jugement qui n’était doté que d’une valeur très relative au sein du système rhétorique.

On peut mesurer l’écart pris par rapport au système rhétorique dans un tout autre domaine : la pratique de l’argumentation. Qui n’a pas une claire idée du fonctionnement du texte en régime rhétorique pourrait en faire participer Montaigne : pratique de l’intertexte, multiplication des exemples, digressions sont des marqueurs évidents de celui-ci. Mais celui qui déclare de manière intermittente être « roi » de la matière qu’il traite, s’efforcer de « bâtir une muraille sans pierres » ou vouloir « être riche par soi non par emprunt » prend clairement ses distances par rapport à la notion rhétorique d’invention. Le traitement réservé à l’exemple en constitue une indication majeure : il perd en effet son rôle probatoire, la pensée n’ayant plus à être subjuguée mais demandant à être activée dans l’exercice du jugement. « Tout exemple cloche », affirme Montaigne de manière symptomatique. Ainsi le sort réservé aux topoï de la clémence, ou de la comparaison de l’utile et de l’honnête est-il exemplaire d’une pratique fort peu canonique et même critique de l’exemple et de l’art d’argumenter en régime rhétorique.
Enfin, la question de la subjectivité, qui a longtemps été brandie comme étendard de la philosophie montaignienne peut recevoir un éclairage original si l’on part des considérations rhétoriques sur l’èthos. Le caractère de l’orateur est, en régime rhétorique, une ressource de la persuasion. Le discours expose un sujet, lequel doit garantir la validité de ce discours non seulement par ce qu’il dit mais par ce qu’il est, même si bien évidemment, puisque « le parler de soi » est absolument déplacé, le sujet en question est un idéal-type. Montaigne piétine quant à lui l’étiquette rhétorique, la mise en scène éthique du sujet parlant, notamment dans l’ « Avis au lecteur » et dans l’essai « De la présomption ».
Ainsi, selon ces trois perspectives, psychologique, argumentative et éthique, les Essais peuvent être lus comme une critique de la raison rhétorique.

Cependant à nouveau, ce versant négatif, critique du travail montaignien, fructueux par le dégagement autorisé vis-à-vis de l’idéologie rhétorique, nous a semblé insuffisant à rendre raison du projet montaignien. Une première preuve peut en être trouvée dans le traitement de l’èthos chez Montaigne que nous avons abandonné à mi-parcours. Avoir interprété certains textes des Essais, grâce au principe de l’écart que Montaigne institue par rapport au système rhétorique, ne suffit cependant pas à rendre raison de la question de la subjectivité dans les Essais. Il nous semble en effet que Montaigne, loin de se borner à la critique du système, retient de la rhétorique la prémisse de sa réflexion : la qualification de la personne sur le plan épistémologique, et qu’il en tire des conséquences originales fondamentales. A partir de l’idée rhétorique selon laquelle l’èthos est une preuve de la validité du discours, Montaigne institue la mise en scène du sujet pensant dans un texte philosophique qui ne prétend pas établir la vérité, dire les choses telles qu’elles sont objectivement, mais éprouver les capacités d’un sujet pensant. Montaigne exhibe une subjectivité qui s’assume comme origine du discours, les textes effaçant cette origine subjective étant mensonger selon lui. Il ne demande pas qu’on lise les Essais pour en retenir une quelconque leçon mais pour nous inviter à comprendre qu’il n’y a de discours que subjectif, que l’épreuve du réel ne peut se faire que par le filtre d’une pensée humaine. Si la subjectivité était considérée jusqu’alors comme un obstacle au savoir, thèse exacerbée par le scepticisme, qui annule toute prétention humaine à la vérité de ce fait notamment, Montaigne veut faire de la subjectivité une dimension inévitable du processus de la connaissance. C’est ce qui permet de rendre raison, à mon sens, de la multiplication des textes type « histoire de mon esprit », dans la philosophie classique », manière de répondre à une difficulté clairement énoncée et assumée par Montaigne : le fait que le sujet soit constitutif du discours. Le discours, même s’il se développe indépendamment de cette réflexion sur celui dont il émane, est désormais souvent accompagné d’une réflexion qu’il faut dire épistémologique sur le sujet discourant. Est institué un sujet philosophique, qui soutient l’édifice de la pensée ; il est désormais impossible de faire l’économie de la présence du sujet pensant à son texte.

Il est donc possible de mesurer, sur la question de la subjectivité, à quel point le travail philosophique de Montaigne ne se contente pas d’être critique. La critique est le versant négatif de son œuvre qui doit être complété par un versant positif ou constructif. Contrairement à ce qu’a longtemps avancé l’histoire des idées, le scepticisme renaissant, la crise de la pensée qui a suivi le déploiement de l’humanisme, n’aurait trouvé une issue que dans le cartésianisme. Depuis le début de notre travail, nous avions l’intuition qu’il est impossible de s’en tenir à l’idée d’un scepticisme montaignien : le texte produit des philosophèmes, il est possible d’y repérer une méthode. C’est ce qui explique que des rapprochements aient été possibles avec la philosophie cartésienne puisque Montaigne avance certaines positions, au fur et à mesure de son effort critique, qui rejoignent pour certaines ce qui sera (ré)établi à l’âge classique. Plus précisément nous avons tenté d’établir que la démarche de Montaigne, loin d’être aléatoire, consiste à « donner la première charge dans le plus fort du doute » (II, 10, 134), conférant des positions contradictoires afin de favoriser l’émergence d’un sens original ou au contraire distinguant progressivement des positions de plus en plus affinées. Cette démarche (résumée par le diptyque : conférence / différence) permet par exemple de voir dépeinte au fil des Essais une psychologie originale ou de constituer comme catégorie, riche de sens tant sur le terrain théorique que sur le terrain pratique, la notion de « douceur » ou celle de « médiocrité ».

Montaigne développe donc dans les Essais une philosophie originale, qui permet de prendre au sérieux le titre d’ « essais » qu’il lui donne. L’essai est un titre neuf pour le discours au moment où Montaigne l’utilise. Ce nouveau geste iconoclaste (la générique étant une branche de la rhétorique) a mieux été saisi dans la tradition anglaise que dans la tradition française, les réflexions de Hume et de Locke notamment sur l’essai en explicitant la visée. L’essai est une forme inquisitrice qui rend possible une progression immanente du savoir, de la clarté (bien qu’on ignore a priori jusqu’à quel point) et qui érige un mode alternatif à la philosophie systématique, dont on doute de la capacité à accomplir ce qu’elle promet. « L’essai est [donc] riche d’une forme de perfection qui lui est propre », pour reprendre ici les termes de Virginia Woolf. Il s’assume comme texte non idéologique, ne visant pas la totalisation du savoir ; il adopte plus volontiers une « logique de la conférence » que ces « longues chaînes de raison » déductives, tendues vers leur conclusion, que prônait Descartes ; il expose le sujet pensant, le produit comme source et comme responsable des idées produites. La validité d’une telle démarche peut être cautionnée paradoxalement par un modèle scientifique. Si Descartes se référait à la clarté et à l’ordre de la géométrie au moment du fondement de sa méthode, Montaigne n’a pas pu se référer à la science telle que la dessine l’épistémologie contemporaine mais il la rejoint paradoxalement. Le stade du positivisme est désormais depuis longtemps dépassé : la science selon l’épistémologie contemporaine est faite de conjectures et de réfutations, elle ne fait que viser la vérité, posée comme Idée régulatrice, laquelle vérité est estimée par certains n’être qu’un objet de foi, l’intérêt étant l’aventure intellectuelle qu’elle suscite. Le modèle scientifique se perpétue donc pour le discours philosophique, moins sur le mode de la démonstration géométrique à visée absolue, que sur celui de la proposition de conjectures, soumises dès exposées à la critique, et conscientes de leur fragilité, ce qui ne signifie pas pour autant renoncer à la vérité. Dans les deux cas, un rapport original à la temporalité se constitue : la science et la philosophie ne sont pas des discours intemporels, par simple opposition au champ mouvant des opinions. L’hypothèse, la conjecture, l’essai ouvrent un horizon, appellent leur reprise réflexive, une nécessaire critique, solipsiste ou dialogique. Aussi pourrions-nous conférer aux Essais une visée épistémologique fondamentale : Montaigne ne donne pas à connaître, il ne se donne pas plus à connaître, il s’interroge bien plutôt sur ce qu’est la connaissance.

En définitive, cette étude des Essais prit presque la forme d’une expédition ethnographique, qui implique certes d’aller à la rencontre de l’autre, mais surtout de ne pas « s’emporter avec soi »(5). Le régime idéologique cartésien, sous lequel nous pensons encore, interdit la compréhension des Essais. Cette incompréhension n’est pas seulement due à l’éloignement dans le temps (le XVIe siècle dans l’histoire des idées est presque l’équivalent de la préhistoire), mais au filtre interprétatif dont nous disposons a priori. Une fois notre regard désengagé, il devient loisible de lire les Essais par référence à leur norme exacte : le système rhétorique. La première partie du travail philosophique de Montaigne est alors critique : il met au jour les principes du système rhétorique, les évalue et s’en distancie. Cette critique ne rend pas raison de l’ensemble de l’effort philosophique de Montaigne : en instituant la philosophie essayistique, il favorise une réflexion novatrice sur le statut de la connaissance et du sujet pensant, dont les positions évoquent étrangement l’épistémologie contemporaine. Il est donc possible de proposer l’essai comme modèle original dans l’histoire de la philosophie, rendant caricaturale l’opposition du dogmatisme et du scepticisme.


NOTES

(1) Malebranche, De la Recherche de la Vérité, livre II [« De l’imagination »], IIIe partie [« De la communication contagieuse des imaginations fortes »], chapitre V [« Du livre de Montaigne »], Paris, Vrin, 1945, p.198.

(2) M. Gueroult, Histoire de l’histoire de la philosophie, volume I : En Occident, des origines jusqu’à Condillac, Paris, Aubier-Montaigne, 1984, pp.161-167, passim.

(3) Pierre Clastres, La société contre l’Etat, Paris, Editions de Minuit, 1974, pp.161 / 169.

(4) K. Meerhoff, Entre logique et littérature. Autour de Philippe Melanchton, Orléans, Paradigme, 2001, p.84.

(5) I, 39, 389 (éd. Tournon, Imprimerie Nationale).