Discours de soutenance de thèse

Université de Paris III - Sorbonne Nouvelle
UFR du Monde Anglophone

Thèse pour obtenir le grade de Docteur de l'Université de Paris III
présentée et soutenue publiquement par

Claire Graffeuille ép. Gheeraert

LA CUISINE ET LE FORUM.

IMAGES ET PAROLES DE FEMMES

PENDANT LA REVOLUTION ANGLAISE (1640-1660)

Résumé

2 vol. recto-verso, 894 pages.

A la faveur de la crise politique et religieuse qui se noue au milieu du XVIIe siècle, des pétitionnaires, des prédicantes, des prophétesses et même des femmes-soldats font irruption sur la scène publique. Dans beaucoup de congrégations indépendantes et sectaires, il faut désormais compter avec les femmes, souvent plus nombreuses que les hommes, qui se mettent à voter dans le cadre de leur paroisse, à prêcher et à prophétiser. En outre, à partir de 1640, elles se mettent aussi à publier plus massivement que dans le passé malgré le tabou qui pèse encore très lourdement sur l'écriture et la publication féminines: la prophétie et l'autobiographie spirituelle connaissent une floraison sans précédent tandis que quelques auteurs se distinguent dans des genres plus séculiers. La thèse se proposait d'interroger cette extraordinaire activité que les femmes déploient pendant la Révolution malgré les contraintes de l'idéologie patriarcale: ce sont les tensions entre l'espace public, "le forum", et l'univers domestique, "la cuisine", qui ont particulièrement arrêté notre attention au cours de cette enquête.

La première partie tente de cerner les répercussions des changements politiques, religieux et épistémologiques sur l'ordre des sexes; elle fait apparaître qu'en dépit d'un vif sentiment de crise des valeurs, le système patriarcal ne sort guère ébranlé de l'épisode révolutionnaire. Le premier chapitre rappelle les discours médicaux et religieux qui justifient la subordination des femmes dans la famille et dans la société. Le premier pilier de "l'idéologie patriarcale" qui domine encore l'époque moderne est en effet l'infériorité de la femme dans l'ordre de la nature. La hiérarchie du masculin et du féminin, telle qu'elle a été décrite par Aristote et les médecins de l'Antiquité, n'est pas fondamentalement remise en cause: sur le plan physiologique et biologique, la femme reste inférieure à l'homme. La mutation des mentalités, qui va conduire à une plus stricte différenciation naturelle des sexes, s'amorce au milieu du XVIIe, mais l'on ne saurait parler de crise ou de révolution en ce domaine. Quant aux Eglises, elles diffusent deux sortes de discours. Le premier, qui voit dans la figure d'Eve l'archétype de toutes les femmes, prône la stricte soumission des femmes. Le second, qui prend de l'ampleur pendant la Révolution, insiste sur l'égalité spirituelle des sexes: cette position est essentielle pour comprendre le développement de l'expression féminine et la participation inédite des femmes à l'effervescence politique et religieuse de la Révolution. Enfin, quelques moralistes reprennent dans un sens sérieux les arguments du philosophe Henri Corneille Agrippa sur la supériorité du sexe féminin. Ces "contre-discours" qui affirment l'égalité des sexes, voire la supériorité des femmes, même s'ils demeurent marginaux, nous montrent que l'ordre patriarcal est plus fragile et moins monolithique que ses défenseurs ne le laissent entendre.

Le second chapitre porte sur le mariage qui demeure tout au long de notre période la clef de voûte de la société patriarcale. Dans les sermons et les traités qui préconisent la réforme des mœurs, l'exaltation de l'autorité de l'homme, père, maître et mari, présuppose toujours la subordination de l'épouse: son obéissance et sa bonne conduite déterminent non seulement l'harmonie domestique mais encore l'ordre social. Dans les traités que les pasteurs destinent aux époux, il n'est pas rare que la mère ou l'épouse soit idéalisées, mais toujours à l'intérieur d'une pensée qui présuppose sa soumission. En effet, si la femme n'obéit pas à son mari, non seulement la famille, mais toute la société menacent de s'effondrer. La crise des institutions politiques et religieuses des années 1640-1660 a pour effet de faire ressortir les enjeux sociaux de la subordination féminine dans le mariage. Les sectes qui fleurissent à partir de 1640 sont soupçonnées d'encourager la dissolution des structures traditionnelles. La réforme du mariage, la promotion du divorce et la défense de la polygamie laissent croire que la famille traverse une crise profonde. Certains voient en effet dans le démantèlement de l'Eglise d'Angleterre et la chute de la monarchie la destruction des liens de déférence sur lesquels se fonde la famille traditionnelle: la mort du roi, perçue comme un parricide, ne risque-t-elle pas d'entraîner une défection des pères qui conduirait à l'émancipation des femmes, c'est-à-dire au chaos? Ces craintes sont largement fantasmatiques: la fragmentation religieuse à laquelle on assiste entre 1640 et 1660 ne modifie pas en profondeur le rôle essentiel qui incombe aux pères dans la structure familiale. D'ailleurs, le programme de réforme des mœurs défendu par les puritains dès la convocation du Long Parlement, puis repris et en partie appliqué par le Commonwealth et le Protectorat, consolide la hiérarchie familiale et renchérit sur le discours patriarcal de l'Eglise établie d'avant la Révolution. Aussi l'égalité spirituelle et la liberté de conscience défendues par les sectes et les Eglises indépendantes ne modifient-elles pas les tenants et les aboutissants d'un patriarcat dont le mariage demeure le soubassement.

Le troisième chapitre montre que la soumission de la femme est aussi déterminante dans les systèmes philosophiques qui sont élaborés au milieu du XVIIe siècle. C'est un maillon essentiel dans les théories politiques de deux grands philosophes, Sir Robert Filmer et Thomas Hobbes, qui, par delà les crises qui secouent l'Eglise et l'Etat, s'interrogent sur les pouvoirs que donne la génération et élaborent une véritable théorie de l'ordre des sexes. Filmer affirme qu'au moment de la Création, Dieu a désigné Adam comme premier roi et premier père de l'humanité. De ce récit des origines, il déduit le rôle prépondérant du père de famille qui jouit d'une autorité naturelle, mais c'est la sujétion des femmes, sur laquelle il ne s'attarde pas, qui assure la cohérence de son système patriarcaliste. Thomas Hobbes, en refusant de fonder l'inégalité sur la nature, se situe aux antipodes de la théorie filmérienne et rejette les idées très répandues sur l'inégalité naturelle des sexes. Pour la première fois, le moment de la procréation n'a aucune incidence sur la genèse de la domination paternelle: ce sont les contrats passés entre les individus ou, ce qui revient au même, les droits que donne la conquête qui déterminent la domination du père ou de la mère. Néanmoins, lorsqu'on considère la famille, et non plus l'individu, comme entité sociale de base, la femme, au même titre que les enfants et les domestiques, se retrouve soumise au père, sans que Hobbes s'attarde sur les raisons de cette subordination. L'imbrication du domestique et du politique apparaît enfin dans l'analogie du roi époux de son royaume, souvent utilisée dans les débats sur la souveraineté des années 1640. Selon les partis qui se l'approprient, le sens de l'image varie: alors que pour les royalistes elle sert à défendre l'obéissance au roi, les partisans du Parlement l'utilisent afin de démontrer le droit des sujets à la désobéissance. Mais c'est sans doute dans les paroles prophétiques qu'Elizabeth Poole adresse à l'armée en décembre 1648 que ce paradigme reçoit son sens le plus urgent: l'image du sponsus regni sert à révéler le caractère sacrilège du régicide. Ainsi la crise constitutionnelle dans laquelle l'Angleterre est plongée dans les années 1640 fait de la nature du mariage et de l'obéissance féminine un véritable sujet de controverse.

Pour trouver un contrepoint aux représentations patriarcales qui dominent encore les attitudes mentales au milieu du XVIIe siècle, il faut changer de perspective et tenter de cerner les manifestations multiples de la parole féminine. La seconde partie de la thèse porte sur des ouvrages, écrits par des femmes, qui revendiquent le statut de "prophétie", c'est-à-dire de texte inspiré par Dieu. Dans ces œuvres, écrits mystiques ou propagande religieuse, se découvre le rapport des femmes à elles-mêmes ainsi que leur engagement dans les grands remous spirituels et politiques de la Révolution. Le premier chapitre montre comment des femmes s'emparent de la parole sans pour autant heurter de front les autorités ecclésiastiques de leur temps. Les débats de l'Assemblée de Wesminster dans les années 1640 ont le mérité de mettre à jour les raisons profondes qui font obstacle à la parole féminine, non seulement dans le cadre restreint de la communauté religieuse, mais aussi, de façon beaucoup plus large dans la société tout entière. Le refus quasi unanime des Eglises à laisser prêcher les femmes dans un cadre institutionnel n'empêche pas une valorisation de la parole exceptionnelle et inspirée. En outre, rares sont celles qui cherchent à rivaliser avec les théologiens ou à contester frontalement l'argument paulinien. Plus subtilement, elles ne rejettent pas la soumission sociale de leur sexe et le silence qui leur incombe mais cherchent à montrer comment leur expérience singulière leur donne le droit de faire exception à la règle. Dans les nombreuses pièces liminaires sur lesquelles s'ouvrent leurs ouvrages, elles montrent comment leurs interventions sont en parfaite conformité avec la morale et la religion. Généralement, elles choisissent deux stratégies pour se justifier: la première consiste à montrer que la prise de parole n'est pas incompatible avec les injonctions au silence de saint Paul; la seconde repose sur l'affirmation du statut prophétique d'une inspiration irrépressible.

Le deuxième chapitre explore des écrits dévotionnels introspectifs. Les baptistes Anna Trapnel, Martha Hatfield et Sarah Wight parlent de leur conversion comme d'un moment extraordinaire, d'une mutation de tout leur être. Leurs témoignages renvoient à une connaissance "expérimentale" de Dieu, et révèlent une méfiance à l'égard d'une religion institutionnalisée, masculine et savante. D'autres écrits se font l'écho de pratiques dévotionnelles plus codifiées et moins spectaculaires. Dans cette catégorie, il faut ranger par exemple le recueil Eliza's Babes, la poésie dévotionnelle d'An Collins, ou l'autobiographie spirituelle de Jane Turner. Toutefois, dans ces deux modes d'écriture et de relation à Dieu, l'aspect le plus frappant est l'autonomie de la spiritualité féminine. La relation à Dieu occupe corps et âme les auteurs qui méprisent le regard du monde extérieur et refusent toute intervention cléricale ou maritale. En outre, en parlant d'elles-mêmes et de leur expérience, ces mystiques protestantes apportent leur contribution à la littérature d'édification. En cette période d'intense effervescence religieuse, la conception que l'on se fait de la grâce possède des implications polémiques, et nos auteurs sont ainsi projetées sur le terrain de la controverse théologique, voire politique.

Dans le contexte tumultueux de la Révolution anglaise, quelques femmes, à l'instar des prophètes de l'Ancien Testament, se disent aussi spécifiquement investies d'une mission historique (chapitre 3). Le prophète voit le sens des événements, comprend les interventions de Dieu dans le monde et perçoit ainsi les chemins complexes que prend la providence; pour lui, l'Histoire est le lieu où Dieu accomplit son œuvre. Les prophétesses qui s'adressent au conseil de l'Armée, au roi, au Parlement ou à Cromwell entre 1647 et 1654 sont relativement nombreuses tandis que les années 1650 voient l'irruption sur la scène publique de sibylles quakers qui prêchent la conversion universelle à la Lumière. Toutes, y compris la royaliste Mary Pope, évoquent l'imminence de la fin du monde et affirment la nécessité d'agir afin de se conformer à la volonté divine; au nom de Dieu, elles dévoilent le sens de l'Histoire et revendiquent le droit de participer au destin national. Il importait d'examiner de près ces textes théologico-politiques afin de voir comment les femmes, en vertu du pouvoir spirituel conféré par le souffle de l'Esprit, se prononcent sur le cours de l'Histoire et interviennent dans la sphère publique. Toutefois, il est difficile, voire impossible de considérer ces prophétesses comme des précurseurs du féminisme moderne car elles ne parlent pas en leur nom propre mais en tant que membres du corps du Christ; leur moi se dissout dans la grâce de Dieu qui est le véritable auteur de leurs paroles. En outre, ce n'est pas tant la condition féminine qui les intéresse que celui de la nation avec laquelle elles s'identifient mystiquement. Davantage qu'à l'émancipation de leur sexe, c'est à la victoire de leur communauté que veulent participer ces femmes issues de milieux quakers, cinquièmes monarchistes, ou même royalistes.

La troisième partie de la thèse examine les voix féminines suffisamment hardies pour s'émanciper de la tutelle religieuse et donner leur point de vue sur elles-mêmes et sur l'Histoire. Dès l'hiver 1641-42, puis périodiquement jusqu'en 1653, des Londoniennes manifestent en masse aux portes de Westminster et de Whitehall pour présenter leurs doléances auprès du Parlement ou de Cromwell (chapitre 1). Leurs griefs sont variés et différents de ceux avancés par les émeutières traditionnelles, dont les revendications n'étaient pas politiques mais d'abord liées aux difficultés de la vie quotidienne (prix du pain, enclosures, etc.). La prise de parole des nouvelles pétitionnaires dépend de systèmes de pensée déjà constitués: les puritaines de 1642 se réfèrent au discours protestant radical, qui préconise la liberté de conscience et l'égalité spirituelle tandis que les niveleuses calquent leurs requêtes sur les revendications des hommes de leur parti et manifestent au nom des droits et des libertés de la nation. Nul doute que leur action est intimement liée à la démocratisation du débat public à laquelle contribuent les niveleurs. Toutefois, il ne faudrait pas, sous prétexte que leur action se confond souvent avec celle de leur mari, oublier le caractère novateur de leur engagement: à la différence des prophétesses, les pétitionnaires établissent leur identité publique sans se référer à la grâce divine; la religion n'est pas synonyme pour elles de passivité mais de responsabilité et d'action. De ce point de vue, leur mobilisation est un jalon important dans l'histoire de la participation des femmes à la vie politique nationale, même si elle n'a pas de suites concrètes immédiates.

Alors que les pétitionnaires, les épistolières, les auteurs d'autobiographies spirituelles ou les prophétesses s'exprimaient dans le vif de l'actualité, les mémorialistes, issues de l'aristocratie (chapitre 2), évoquent un passé révolu: le rapport immédiat à l'Histoire est remplacé par un regard rétrospectif et personnel qui vise à reconstruire des aventures terminées, à faire revivre des espoirs désormais abolis. En outre, contrairement à la plupart de leurs consœurs qui s'intéressent aux affaires publiques, les mémorialistes n'ont pas le souci de justifier leur parole qui se déploie dans une grande liberté: le regard politique qui s'exprime est légitime puisque, contrairement aux prophéties et aux pétitions, les mémoires, genre "privé" par excellence, ne sont pas destinés à la publication. Ainsi ceux que Lucy Hutchinson consacre à son mari donnent un sens aux événements de la Révolution anglaise. De surcroît, cette femme n'écrit pas seulement une histoire complémentaire visant à combler certaines lacunes du discours officiel; elle propose véritablement une contre-histoire qui assure la survie de l'idéal puritain et républicain. Avec les mémoires de Lady Ann Fanshawe et Lady Anne Halkett, on change d'univers: toutes deux sont monarchistes et écrivent pendant la Restauration du côté des vainqueurs. Dans leur vision providentielle, les guerres civiles et l'interrègne n'annoncent pas le triomphe des saints, mais sont des épreuves envoyées par Dieu pour punir des sujets infidèles. A ce désaccord idéologique essentiel, s'ajoutent des différences de perspective: contrairement à Lucy Hutchinson, les deux nobles dames, par la mise en scène de leur propre vie, n'ont pas pour objectif de faire l'histoire de leur parti mais uniquement de transmettre à leur descendance le récit de leur loyauté à la cause du roi. Leurs écrits montrent comment les circonstances exceptionnelles de la Révolution bouleversent les rôles féminins traditionnels, brouillent les frontières entre le public et le privé et, d'une certaine manière, libèrent l'imaginaire, moins prisonnier des stéréotypes; la fidélité au roi entraîne paradoxalement une certaine forme de désobéissance domestique, et suscite des vocations héroïques. Ces nouveaux rôles sont très significatifs sur le plan symbolique et des mentalités: les auteurs, qui s'approprient des modèles masculins, affirment leurs droits sur l'histoire sans la caution de la religion — il fallait la Révolution pour que cela fût possible.

Les engagements de Katherine Philips et de Margaret Cavendish (chapitre 3) ne trouvent place ni dans la logique pamphlétaire, ni dans une tradition autobiographique ou dévotionnelle; leur écriture s'inscrit dans une conception mondaine et aristocratique de la littérature qui n'obéit pas aux mêmes règles ni aux mêmes conventions que la plupart des textes féminins publiés pendant la Révolution. Toutefois, il serait naïf d'étudier ces textes en dehors du contexte politique: l'autorité royale reste chez nos deux auteurs la référence ultime. Les poèmes de Katherine Philips, écrits sous le Protectorat et dans les premières années de la Restauration, doivent être compris à la lumière des codes aristocratiques de la littérature royaliste et dans le cadre d'une pratique sociale de cour. Très attachés à l'esthétique caroléenne, mais annonçant aussi la Restauration, ils constituent un lien inappréciable entre le monde désormais révolu de Cartwright, et celui à venir de Dryden. Tirant leur légitimité de la crise de la Révolution puis de la Restauration de la monarchie, ils n'échappent pas à la politisation qui affecte le champ des lettres pendant la Révolution. Les pièces de théâtre de Margaret Cavendish, publiées en 1662, mais composées sous le Protectorat cromwellien, constituent un excellent exemple de littérature engagée. Par le biais de la fiction, elle répète à l'infini sa hantise de la rébellion et son désir d'une société hiérarchisée, organisée autour d'un souverain puissant et incontesté. Obstinément, ses personnages constatent la vanité et l'inutilité des guerres civiles et rejettent l'usurpation que représente le régime du Protectorat. Chez Margaret Cavendish, les interrogations philosophiques et anthropologiques prennent le pas sur l'expression pure et simple de la loyauté que véhiculent les poèmes de Katherine Philips. En outre, dans des perspectives fort différentes, ces deux auteurs constatent la faillite des valeurs héroïques masculines et se lancent dans une peinture de l'héroïsme féminin qui n'a pas d'équivalent dans la littérature de la période. Orinda exalte les vertus de la "femme forte" tout en dévalorisant la vaillance mortifère des champs de bataille. Toutefois, la portée d'une telle stratégie reste réduite puisque la poétesse ne remet pas en cause la subordination des sexes qui fonde la société patriarcale. Il en va tout autrement avec le théâtre de la duchesse de Newcastle qui revendique pour les femmes d'exception un statut égal ou supérieur à celui des hommes. Pour elle, l'héroïsme féminin n'implique pas la négation des valeurs martiales, mais leur adoption, autant dans le domaine politique que dans celui des sciences. Dans le cadre étroit de son élitisme aristocratique, Margaret Cavendish invente de nouveaux rôles pour les femmes, qui deviennent législatrices, capitaines, et philosophes; c'est à ces "merveilles de la nature" qu'il incombe à la fois de dire l'ordre du monde et de le réformer.

La dernière partie de la thèse examine l'image de la femme dans les nombreux pamphlets, placards, périodiques, qui font écho à la présence des femmes sur le forum. Dans cette littérature éphémère, engagée dans l'actualité, l'activisme féminin est majoritairement perçu comme une manifestation du monde à l'envers: si la femme, par définition incapable de se gouverner, échappe à la tutelle masculine, la porte est ouverte à toutes les anarchies, non seulement familiales, mais aussi, par analogie, politiques et mêmes cosmiques — au moins dans l'imaginaire collectif. De manière générale, les campagnes calomnieuses que l'on mène contre les prêcheuses et plus généralement contre les femmes qui rejoignent les sectes renforcent dans l'imaginaire les stéréotypes misogynes et étouffent le rôle religieux important qu'elles ont joué pendant la Révolution (chapitre 1). Dans le but de lutter contre la dissidence religieuse et l'hérésie, les pamphlétaires font resurgir le spectre du monde à l'envers et attisent les peurs sociales, en particulier après la mort du roi et l'établissement de la République. Comme ces satires contre les femmes, les récits de naissances monstrueuses correspondent à un appétit pour les nouvelles extraordinaires. En donnant de la femme une image aussi difforme que sa progéniture, ils insinuent que les désordres politiques perturbent l'ordre naturel des choses. Lieu où s'inscrit le mal et la mort, le corps féminin qui engendre des monstres est aussi le signe des angoisses politiques, religieuses et métaphysiques d'une Angleterre en proie aux incertitudes du temps. Enfin, beaucoup de récits de sorcellerie et de traités de démonologie sont publiés dans les décennies 1640 et 1650: on assiste au milieu du siècle à un accroissement spectaculaire du nombre de condamnations. Mais les statistiques n'expliquent pas tout: une raison rhétorique intervient également pour expliquer ces innombrables figurations de la femme diabolique; dans la propagande religieuse et politique, le motif de la sorcière est utilisé comme un stéréotype polémique destiné à stigmatiser l'ennemi idéologique; il n'a plus alors de rapport avec la réalité villageoise de la sorcellerie. Dans ce contexte historique de violence et de barbarie qui fut celui d'une guerre civile meurtrière, la figure de la sorcière devient l'"autre", absolu et innommable, dans le visage duquel on ne distingue plus le prochain, mais un monstre qui n'a plus rien d'humain.

La présence des femmes sur la scène politique provoque autant de critiques acerbes que leurs bruyantes manifestations religieuses (chapitre 2). Cet activisme est un fonds de commerce inépuisable pour les pamphlétaires qui considèrent cette intrusion des femmes dans les affaires de l'Etat comme le signe d'un désordre plus général: pour eux les femmes n'ont pu sortir de leur cuisine et investir bruyamment le forum qu'en raison d'une déliquescence des institutions traditionnelles qui maintenaient chacun à la place qui lui était assignée. La satire royaliste Joanereidos se présente comme une épopée à la gloire des femmes de Lyme Regis qui, au printemps 1643, ont défendu la ville assiégée par des royalistes. En fait, cette célébration ambiguë et burlesque sert surtout à dénoncer l'impuissance des partisans du camp parlementaire. Par ailleurs, de nombreuses gazettes et brochures satiriques voient dans les manifestations des pétitionnaires londoniennes une dangereuse menace pour l'ordre patriarcal. Montrer l'anarchie sur laquelle déboucherait le règne des femmes, c'est une manière de dire aux pétitionnaires qu'il est temps pour elles de se retirer de la politique: on retrouve ici la fonction de verrouillage social souvent associé aux retournements de carnaval. Toutefois, cette perception hostile des manifestations féminines aux portes de Westminster ne se limite pas à une répétition des poncifs misogynes. Dans les newsbooks et les parodies de pétitions, la transgression sociale des femmes est récupérée à des fins polémiques. Dans tous ces pamphlets, se fait jour une relation de contiguïté entre une féminité débridée et dominatrice et la crise politique qui touche toutes les institutions de la monarchie anglaise. Les craintes d'une dislocation des hiérarchies fondées sur le sexe sont largement confirmées par d'autres pamphlets qui se servent de la symbolique d'inversion sexuelle pour expliquer que quelque chose est pourri plus dans le royaume d'Angleterre: peu soucieux de théories politiques, les adversaires de Charles Ier voient dans son mariage avec la catholique Henriette-Marie, fille de Henri IV et sœur de Louis XIII, la faute originelle qui a conduit au désastre de la guerre civile. Parallèlement, des pamphlets royalistes, hostiles à la République, mettent l'incurie du Rump et de l'armée sur le compte de femmes avides et ambitieuses. Plusieurs pamphlets des décennies 1640 et 1650, qui rapportent les séances animées de "parlements" ou "d'assemblées" où les femmes débattent et légifèrent, véhiculent les mêmes images de féminité débridée et de monde à l'envers. Ces saynètes, dans la tradition d'Aristophane et d'Erasme, fournissent des visions très critiques du fonctionnement de l'institution parlementaire: selon les cas, elles viennent renforcer l'ordre monarchique traditionnel ou au contraire en saper les fondements. Enfin, dans quelques rares brochures satiriques, la dépravation ou la folie peuvent, malgré les apparences, dissimuler une sagesse profonde. Pour les royalistes qui ne cessent de déplorer le désordre, la commère gourmande, bavarde et tyran domestique peut devenir la voix du bon sens. En effet, dans ce monde en folie, c'est au bouffon — c'est-à-dire ici la femme — qu'il appartient paradoxalement de révéler la vérité des temps. Ainsi, le regard polémique dénature systématiquement la parole des femmes au point de la faire disparaître de l'Histoire. Le travail accompli par les satiristes rejoint celui des moralistes qui excluent définitivement les femmes du champ politique. Du strict point de vue de l'histoire de l'émancipation féminine, il est donc difficile de donner du crédit à ces représentations discriminatoires de la femme. Néanmoins, la virulence de la critique peut aussi être lue comme le signe a contrario de l'impact réel des femmes sur la scène publique: si les interventions des prédicantes ou des niveleuses sur le forum n'avaient été qu'anecdotiques, elles n'auraient pas donné lieu à un tel déferlement de papier.

Au terme de notre enquête il nous a donc semblé plus pertinent d'insister sur la notion d'autonomie que sur celle de féminisme: autonomie spirituelle de celles qui n'ont de comptes à rendre qu'à Dieu, autonomie morale et politique des révolutionnaires qui se battent pour faire triompher ce qu'elles estiment être le droit, autonomie littéraire pour toutes celles qui se réfugient dans l'écriture pour y trouver un moyen d'échapper au carcan patriarcal. Toutes ces femmes qui prennent si diversement la parole et qui, sans aucun doute, n'auraient pas été d'accord entre elles, sont unies par un souci commun: elles refusent de se laisser enfermer dans un statut de mineure, voire d'objet, mais veulent devenir sujets de leurs propres discours, et actrices de leur propre vie.