Maxime ROVERE
Le passage à l'action. Connaissance et affects dans la philosophie de Spinoza
Thèse de doctorat soutenue le 26 juin 2006 à l'ENS-LSH
devant un jury composé de E Balibar, L Bove, Ch. Jaquet et PF Moreau
Madame, Messieurs les membres du jury,
La thèse que je voudrais soutenir devant vous aujourd’hui est
qu’il n’y a pas d’ontologie de Spinoza, qu’il n’y
a pas de théorie de la connaissance chez Spinoza, qu’il n’y
a pas non plus de théorie des passions ; en un mot, qu’il n’y
a aucun système de Spinoza. Rassurez-vous, je ne vais pas nier qu’il
y ait une philosophie de Spinoza. Je voudrais simplement soutenir qu’elle
est morte.
Cette thèse, qu’on peut estimer faible en ce
qu’elle est entièrement négative, est l’aboutissement
d’un travail sur les textes de Spinoza destiné à interroger
le rapport entre la connaissance et les affects. L’entreprise initiale
était relativement modeste, il s’agissait de comprendre le
sens d’une seule et unique phrase que l’on trouve dans l’Ethique
: « un affect qui est une passion cesse d’être une passion
sitôt que nous en formons une idée claire et distincte »
(Proposition 3 de la Cinquième Partie). D’une certaine manière,
cet énoncé laissait présager sa réciproque,
à savoir qu’une idée philosophique (c’est-à-dire
issue de la philosophie de Spinoza, mais aussi de n’importe quelle
autre, lue à la manière dont Spinoza invite à le faire)
cesse d’être philosophique, sitôt qu’elle n’est
plus la forme singulière d’un affect. Ceci est en somme l’aspect
positif de la thèse que je désire soutenir aujourd’hui,
et que j’argumenterai en reprenant, de la manière synthétique
qu’offre le plan de l’Ethique elle-même, les
difficultés que l’on rencontre, du moins celles que j’ai
rencontrées, en tentant de comprendre la proposition V, 3.
Il s’agit, vous l’aurez compris, de prendre à
rebours la lecture naturelle de l’Ethique, celle que chacun
est conduit à faire, selon laquelle Spinoza avancerait des thèses,
puis les utiliserait pour en avancer d’autres, et ainsi de suite,
selon une marche qui n’est pas seulement commune, mais qui semble
consubstantielle à la pensée en général, et
donc à la philosophie. Il suffit de lire les titres des parties pour
savoir de quoi il s’agit : Spinoza traite d’abord «
De Dieu », c’est-à-dire qu’il fait proprement
de la métaphysique, puis « De la nature et de l’origine
de l’Esprit », c’est-à-dire qu’il tire
de sa métaphysique des considérations anthropologiques sur
le sujet de la connaissance, puis « De l’origine et de la
nature des Affects », ce qui étend le champ d’investigation
anthropologique aux passions et aux actions, et ainsi de suite. Cette lecture
suggère en définitive que la philosophie de Spinoza consiste
en la fabrication d’un objet, qui serait un système philosophique,
que l’examen des textes nous permettrait de reconstruire. Alors, le
privilège de l’historien de la philosophie serait d’être
à même d’éprouver cette structure pour voir si
elle tient. Mais la difficulté est que l’objet en question
a quelque chose d’une couverture trop courte : en rétablissant
les choses d’un côté, on met à jour une difficulté
qui apparaît de l’autre, qu’on ne résout qu’à
mettre en question ce qui était admis, et ce jeu-là (qui signale
en fait la dynamique antisystématique de la pensée) est en
réalité sans fin. Curieusement donc, la lecture naturelle
finit par considérer le jeu dans la pensée de manière
négative. C’est pourtant parce qu’il y a du jeu, que
l’on peut dire qu’il y a de l’idée.
A l’inverse, en considérant ce dynamisme d’une
manière positive, il m’est apparu qu’en soulevant les
plus invraisemblables difficultés de compréhension, Spinoza
laissait volontairement s’effondrer, partie par partie, ses propres
théories les unes après les autres. C’est en suivant
ce fil-là, c’est-à-dire en suivant la manière
dont sa pensée échoue en fait à faire une
idée qui soit un objet, c’est-à-dire à produire
quelque chose qui soit comparable à un tableau (une sorte de construction
intellectuelle) qu’il m’a semblé faire l’expérience
de l’originalité d’un propos, qui est je crois celui
de Spinoza dans l’Ethique.
En commençant sa réflexion avec les concepts
généraux de la substance et des attributs, de Dieu et des
modes, Spinoza situe d’abord incontestablement son discours dans le
registre de la métaphysique. En effet, en tant que la métaphysique
définit le fait de parler de l’existence en général,
et en particulier de ce qui ne se perçoit pas par les sens ou par
l’imagination, la première partie de l’Ethique
relève assurément de la partie du discours philosophique que
l’on appelle métaphysique. Mais en tant que ces mots sont censés
se rapporter à quelque chose, la pensée de Spinoza non seulement
n’en relève plus, mais s’y attaque avec énergie.
En effet, Spinoza soutient que l’intellect perçoit
ce qui est, c’est-à-dire l’être que résume
le terme de substance, seulement sous l’aspect d’un attribut
ou d’un autre : sur ces fondements, l’être en tant qu’être
n’a tout simplement aucun sens, puisque la substance ne signifie rien
indépendamment de ses attributs. On ne peut donc parler de l’être
que dans la mesure où l’on en choisit une expression précise,
qui ne soit pas métaphysique. L’homme n’a ainsi
que deux choix, il peut concevoir les choses soit en termes de corps, soit
en termes d’idées. Autrement dit, il n’y a pour Spinoza
d’ontologie proprement dite, que celle que constituent la
physique d’une part, et la théorie de la connaissance d’autre
part. Mais l’ontologie comme telle est en fait impossible.
(Ici, une remarque s’impose : selon Spinoza, penser la substance sans
se placer sous un attribut ou un autre, on ne le peut pas. Mais dans aucune
des propositions de cette première partie, il n’est question
ni de corps, ni d’idées. C’est la première occurrence
d’une situation qui va revenir plusieurs fois : il dit qu’on
ne peut pas le penser ; mais il le fait.)
Il n’y a donc pas chez Spinoza de science de l’être
en tant qu’être, il y a seulement une conception de l’être
en tant qu’il se conçoit. Par conséquent, c’est
en déterminant comment l’être se conçoit (à
savoir par l’intellect) que l’on accède à ce qui
est (la réalité). En ce sens, la métaphysique de Spinoza
se résorbe entièrement en une théorie de la connaissance,
en ceci que l’être est précisément ce que le concept
fait concevoir. La grande transformation réside en somme en une certaine
situation de l’être : l’être, autrement
dit la réalité, est défini(e) comme un certain rapport,
qui a nécessairement son lieu dans une conscience, et n’est
rien en dehors ou abstraction faite d’une conscience. On comprend
que sur ces fondements, l’alternative entre l’idée et
le réel est détruite. Spinoza ne réduit donc pas la
métaphysique à n’être qu’une vue de l’Esprit
; il montre plutôt en quoi les vues de l’Esprit fondent et constituent
la réalité même.
Par conséquent, si le livre I (pour parler comme certains
commentateurs) est intitulé « De Dieu », cela
n’a de sens que dans l’exacte mesure où cette étude
constitue la première partie (« prima pars »,
c’est dans le texte) de l’éthique, c’est-à-dire
du livre Ethique, mais aussi du travail de philosophie pratique
qui porte ce nom. Et s’il est exact (selon une hypothèse relativement
commune) que l’Ethique s’est d’abord appelée Philosophie,
la première étape de cette réduction de toute la philosophie
à la seule éthique, est assurément la reconduction
de la métaphysique à une théorie de la connaissance.
Le malheur est que de théorie de la connaissance dans l’Ethique, à proprement parler, il n’y en a pas. En effet, les concepts fondamentaux de toute théorie de la connaissance sont les termes de vrai et de faux ; mais il n’y a pas de faux chez Spinoza. On peut considérer qu’affirmer l’inexistence du faux constitue en soi une certaine théorie : elle relève même d’une certaine tradition, puisque l’on trouve des positions philosophiques ressemblantes chez Augustin ou chez Descartes. Pourtant, chez ces auteurs, le faux est sans doute conçu comme une privation, mais cela n’empêche pas que l’on puisse effectivement mal penser, mal agir, eu égard à une norme absolue. Chez Spinoza, on ne le peut absolument pas : toute idée est vraie, non seulement en tant qu’on la rapporte à Dieu, mais surtout en tant qu’on la considère sous un certain rapport précis (à savoir, en tant que ses causes la déterminent singulièrement comme une réalité positive). Ce n’est donc pas tellement que le faux n’est rien, c’est surtout qu’il n’y a rien de faux.
Il n’y a d’idée que plus ou moins vraie,
en fonction des repères de validité auxquels cette vérité
se rapporte.
Néanmoins, ces considérations pourraient laisser provisoirement
la place à une théorie, en ceci que la théorie du manque,
que Spinoza fait s’effondrer faute de contenu, est à son tour
relayée par celle des genres de connaissance, laquelle consiste à
échelonner les idées depuis les moins adéquates jusqu’aux
plus adéquates. Chaque idée est alors référée
au repère de validité qui la détermine ; et comme ces
repères sont définis de manière immanente (c’est-à-dire
que ce sont ni plus ni moins les causes de l’idée) Spinoza
remplace le souci de la vérité par le concept d’adéquation
: ce qui importe est qu’une idée exprime parfaitement dans
ses effets ce qu’elle tient de ses causes.
Le problème est que dans ce contexte, il n’y a plus aucun sens
à discriminer le vrai et le faux (ce qui semble être le propos
d’une théorie de la connaissance) puisque le fait de connaître
produit nécessairement du vrai. Le seul enjeu de la connaissance
est d’accéder à quelque chose qui n’est pas la
vérité, mais le seuil de satisfaction apportée par
le vrai, qu’exprime l’adéquation. C’est ainsi qu’un
nouveau basculement a lieu, car la satisfaction n’a pour référence
rien d’autre que le désir. Par là, la théorie
de la connaissance se résorbe à son tour en une théorie
des passions.
Du moins, elle le ferait, si une théorie des passions était
seulement possible. Mais le même dispositif performatif qui empêche
le rapport au vrai d’être théorique, empêche de
prendre les passions pour objet : car concevoir correctement les passions,
c’est produire de l’action. Il n’y a donc pas de théorie
des passions, puisque les concevoir c’est les détruire.
Alors, on pourrait peut-être admettre une théorie
des affects, les affects s’enchaînant les uns aux autres comme
autant d’actions. La difficulté est cet enchaînement
n’est nullement théorique. En effet, contrairement aux passions,
les actions produisent directement du réel : ce sont des actes par
lesquels nous modifions effectivement la réalité. Or, d’où
vient cette efficacité ? Elle signale très précisément
l’efficience du désir. Par conséquent, l’idée
même d’une théorie des affects est absurde, en ceci que
ce sont les affects qui font, c’est-à-dire qui fabriquent et
qui fondent, la théorie. Et non seulement ils n’en sont pas
les objets, mais surtout ils ne la fondent évidemment pas comme théorie
: ils la font comme pratique.
D'une étape à l'autre, il ne reste à
présent pas grand chose de la lecture selon laquelle Spinoza ferait
des théories. En somme, c’est ici, c’est-à-dire
au cœur de la fameuse proposition qui a orienté mon travail,
que se noue la réduction la plus fondamentale de toutes, en ce qu’elle
définit ce qu’est à proprement parler l’éthique
: à savoir la réduction de la théorie en pratique.
En effet, si l’on imagine la méthode proposée
par Spinoza comme celle d’un être étudiant ses passions
de manière extérieure, on obtient un sujet de théorie,
c’est-à-dire un sujet qui est lui-même théorique.
Si, à l’inverse, on considère que la connaissance n’est
que la méthode la plus efficace d’un affect contre les autres,
alors l’individu devient l’effet d’unification, plus ou
moins réussie, de la diversité des affects. Ce travail, qui
est fondamentalement celui de la raison, a pour enjeu un effet structurant
qui est cela même qui définit le sujet, c’est-à-dire
la liberté de l’individu. Le sujet de la raison n’est
donc pas conditionné par ses affects : il est ce par quoi
les affects deviennent conditionnants, et ce sujet est libre en
ceci qu’il pose ses conditions comme des effets.
On voit, par conséquent, que dans l’énoncé de la proposition V, 3, Spinoza déborde très largement le cadre de la morale. Il définit en fait ce que le XVIIe siècle appelle la philosophie naturelle (c’est-à-dire tous les types de connaissance humaine) dans son ensemble : il montre comment on met à jour de l’idée, à savoir, en « formant » un « affect ».
Or, en vertu de ce qui précède, on doit admettre que la forme
de la pensée ne peut pas être systématique. Car ce que
forme un Esprit qui pense, c’est toujours de l’idée,
c’est-à-dire telle ou telle idée, en tant qu’elle
est le produit du désir. Mais l’idée absolue qui serait
celle d’un agencement définitif d’idées, est une
simple absurdité, puisqu'on ne peut la rapporter à aucun Esprit
réel, qu'il soit humain ou plus qu'humain.
En ce sens, on pourrait dire que la philosophie de Spinoza
est aussi peu un système que la nature elle-même est un ordre.
En effet, la nature dont parle l'Ethique n’est pas un système
organisé de production, pour la raison que des modes de production,
il y en a autant que de choses. Donc si l’on mêle tous les modes
de penser afin de les rassembler en une pensée absolue, on se condamne
à découvrir... le désordre lui-même. C’est-à-dire
que selon Spinoza, Dieu est parfaitement fou, de sorte que l’homme
à son tour n’est rationnel qu’à reconnaître
dans la raison autre chose qu’une structure.
Pourtant, on pourrait penser qu’il y a système
justement parce que le désordre peut trouver sa place dans la structure
évolutive de la pensée de Spinoza. Mais en faisant du système
un dispositif d’accueil, on en fait surtout un dispositif passif.
Pourtant, cette philosophie fonctionne exactement à l’inverse
: on ne devient l’agent des dispositions qui nous déterminent
qu’en considérant les choses non pas en fonction d’un
système préexistant, mais en trouvant en elles-mêmes
à nouveau, et toujours de manière singulière, les notions
qui nous permettent de les comprendre.
En somme, si un système philosophique est l’élaboration
théorique de rapports qui permettent d’expliquer le monde,
il n’y a pas de système de Spinoza. La philosophie n’est
pas la production d’un monde théorique dans notre monde pratique.
Ce serait évidemment inutile, mais ce serait surtout parfaitement
impossible : parce que le monde n’est pas un objet, il n’y a
tout simplement pas de théorie possible. Il n’y a que des pratiques.
Or, il ne peut pas être question de penser ces pratiques,
puisque penser est en soi une pratique, par exemple lire, écrire,
et peut-être parler. C’est donc de cette pratique de Spinoza
que l’on fait l’expérience en le lisant, et en parlant
et écrivant à son propos. Mais cette pratique telle que nous
la faisons, qui a pour nom la philosophie, ne se rapporte pas du tout à
Spinoza en tant qu’individu, c’est-à-dire en tant qu’il
est le sujet des affects qui fondent le discours qui se tient dans l’Ethique.
C’est en ce sens que la pensée de Spinoza est morte. La pensée
définie comme nous l’avons fait meurt en même
temps que le corps : elle est trop singulière pour qu’on l’importe
dans l’espace collectif avec la même facilité qu’un
nom d’auteur. Ainsi, il faut admettre que l’individu singulier
qui s’exprime dans l’Ethique, et qui a pour nom Spinoza,
cesse d'être un philosophe à partir de 1677, tout simplement
parce qu'il cesse d'exister. A partir de cette date, ce que l’Ethique
a de philosophique devient un artefact de lecture, comme la philosophie
de Spinoza a été, jusqu’à 1677, un artefact d’écriture.
Le livre écrit et l’auteur mort, il ne reste plus rien de la
philosophie de Spinoza (en tant qu'elle se rapporte à lui). Il ne
reste plus que le spinozisme, dont l’auteur n’est pas Spinoza,
mais ses lecteurs.
Cela signifie que lire et commenter les textes de Spinoza,
cela n’engage que nous (les vivants). La nature de cet engagement,
Spinoza l’évoque en partie à la fin du chapitre XI du
Traité théologico-politique. Là, il remarque
que les apôtres auraient mieux fait, et que les théologiens
feraient mieux, de tenir les spéculations philosophiques de côté,
sans quoi les disputes continueront : la philosophie est donc par là
même désignée comme l’espace de la dispute, c’est-à-dire
d’une divergence entre individus, mais verbalement c’est-à-dire
publiquement exprimée. Autrement dit, la philosophie est l’espace
du discours politiquement libre, c’est-à-dire un discours mis
en commun, à la recherche de sa propre liberté.
Parce que vous avez lu mon texte et écouté mon discours, vous avez pris une part très déterminante dans l’expérience que je puis faire de cette liberté. Pour cela, qui est déjà passé, et pour ce qui va suivre, autrement dit pour votre attention sans laquelle ma propre liberté n’aurait pas d’existence, très sincèrement, je vous remercie.