Pascal Séverac
Le devenir actif chez Spinoza
La question du devenir actif chez Spinoza se trouve confrontée à deux problèmes connexes. Dune part, comment, dans une ontologie déterministe, où chaque mode fini est déterminé à exister et à opérer par un autre mode fini, concevoir la possibilité de lactivité modale ? Si tout mode fini est chose contrainte, comment peut-il devenir la cause adéquate ou totale de ses effets ? Dautre part, pourquoi, dans une philosophie de limmanence, où le bien ne vaut que par son utilité pour celui qui en jouit, sefforcer de passer de la passivité à lactivité ? La passivité est-elle nécessairement triste ? Ne peut-elle, par elle-même, suffire à notre bonheur ?
Pour traiter ces problèmes, il faut sinterroger sur ce que signifie cette impuissance qui caractérise la passivité de tout mode fini, à commencer par lesprit et le corps humains. Dabord, la question se pose de savoir comment comprendre cette négation de puissance au plan ontologique : dans la mesure où lhomme est une modification précise et déterminée de Dieu, et où Dieu est la puissance absolument infinie et agissante, lêtre du mode, même fini, peut-il être appréhendé autrement que comme pure positivité ? Si notre essence est puissance dagir, limpuissance qui définit notre passivité est-elle pour nous autre chose quune dénomination extrinsèque ? Dès lors la question se pose au niveau existentiel de savoir si cette impuissance est ressentie comme telle lorsque nous sommes passifs, cest-à-dire conduits par les causes extérieures : y a-t-il pour nous une foncière insatisfaction à être passifs ?
Lactivité certes ne saurait relever que du désir et de la joie, puisquaucun effet sexpliquant à travers notre seule nature ne peut nous être contraire. Mais la passivité, quant à elle, ne saurait se réduire à la seule tristesse ; bien au contraire, elle est souvent joyeuse, et saccompagne par conséquent de satisfaction (acquiescentia). Comment dès lors concevoir la nécessité éthique du passage de la passivité à lactivité ? La question de la passivité joyeuse permet de poser le problème dans sa dimension la plus paradoxale : en tant que joie, elle est augmentation de notre puissance dagir ; en tant que passivité, elle est négation de cette même puissance. Comment le comprendre ?
On a pu dire, pour rendre compte de cette négation de puissance qui fait notre passivité (triste ou joyeuse), que lhomme passif est un homme séparé de ce quil peut (G. Deleuze), aliéné au sens non seulement de dépendant des causes extérieures, mais aussi détranger à lui-même (A. Matheron). Lhomme vivant en régime de passivité serait un être dont lexistence nest pas en accord avec lessence : un être qui ne réaliserait pas pour lui-même toute la puissance qui le définit en lui-même. Ainsi, penser le passage de la passivité à lactivité signifierait penser le passage de len soi au pour soi de la puissance : ce serait penser que la puissance, telle quelle est en elle-même, naccède progressivement à la pleine et entière activité que lorsquelle devient puissance pour elle-même. En somme, le passage de la passivité à lactivité devrait être lu comme le passage dune puissance séparée de ce quelle peut à une puissance maîtresse delle-même : devenir actif, ce serait prendre possession de sa puissance, avoir la puissance de sa puissance.
Or, il faut se demander si nous devons véritablement concevoir, à lintérieur de la puissance humaine, une béance ou une scission pour penser la passivité, et la nécessité éthique du devenir actif : une telle interprétation ne revient-elle pas fondamentalement à réintroduire, au cur du mode, la transcendance, la finalité et la potentialité qui ont pourtant été congédiées par lontologie spinoziste et son corrélat, la morale du jugement ? Si la puissance essentielle désigne lhorizon duquel, dans la vie passive, la puissance existentielle est séparée, alors le devoir-être nest plus extérieur mais intérieur au mode : à la limite, il peut même être perçu comme la fin toujours-déjà-là à laquelle est convoquée lexistence qui, dans la passivité, est à peine capable dentendre lappel. Lessence humaine serait désir parce que lindividu passif, éloigné de son degré maximum de puissance, sefforcerait de le rejoindre. Le conatus aurait pour " projet " le plein et entier accomplissement de tout ce quil peut.
La thèse de notre travail est dès lors la suivante : penser la nécessité du devenir actif en allant, autant que nous le pouvons, jusquau bout de lidée que chez Spinoza nul nest jamais séparé de ce quil peut. Lhomme est toujours aussi parfait quil peut lêtre ; sa puissance dagir est en elle-même tout ce quelle est pour elle-même.
Nous développons cette thèse en six chapitres.
Dans le premier chapitre, nous examinons, en la confrontant aux conceptions aristotélicienne, leibnizienne et cartésienne, la conception spinoziste du rapport entre la puissance et lagir de Dieu, et mettons en valeur lidée, chez Spinoza, dun " épuisement " de la puissance divine dans son agir : bien loin que cet épuisement signifie un appauvrissement de la puissance, il explique au contraire la productivité totalement agissante de toute essence, divine ou modale. Sont alors élucidés les rapports entre essence et existence modales : celles-ci ne sauraient constituer deux mondes figés et hiérarchisés. Certes, létat dexistence du mode fini, cest-à-dire le fait quil commence et continue à exister un certain temps, se comprend à partir de la série infinie des causes finies. Mais cet état dexistence implique en lui-même un acte dexister, cest-à-dire une force dexister qui fait lessence du mode : essence et existence, dans le mode, peuvent être distinguées ; cette distinction ne signifie pas pour autant que le mode, dans son existence, puisse être séparé de son essence. Dans cette perspective, est étudiée la définition de lagir et du pâtir humains (E, III, déf. 2) : en insistant sur le fait que la passivité relève encore dune effectivité réelle, quoique partielle, nous soulignons loriginalité de la conception spinoziste de laction et de la passion modales.
Si la puissance dagir de lhomme est sans reste, sans réserve, comment alors penser la possibilité de son devenir actif : comment, dans une ontologie " pleine ", sans arrière-fond de puissance inactualisée, envisager le passage de la passivité à lactivité ? Cest à ce problème quest consacré notre deuxième chapitre, qui montre notamment que la contrainte entre les modes finis ne constitue pas un obstacle à leur devenir actif : au contrainte, elle est le milieu dans lequel agit leur communauté, universelle ou propre. Sont considérés alors les niveaux de convenance existant entre les modes, à partir desquels se comprend la constitution de lactivité humaine rationnelle.
Cependant, dans la mesure où cette activité de lesprit humain ne peut être pleinement appréhendée quà travers la considération de lactivité de son objet le corps , est alors travaillée la question du devenir actif proprement corporel. A cette fin, notre troisième chapitre définit dabord ce quil faut entendre par " aptitude " à être affecté et à affecter, en rapport avec la question de lactivité réelle (ou potentielle) des propriétés du corps humain. Il distingue ensuite entre la dimension physique et la dimension affective du corps, pour montrer que cest à cette dernière quest posée la question éthique du passage de la passivité à lactivité. Nous interrogeons alors certaines interprétations de lactivité corporelle (W. Bartuschat, A. Matheron) et montrons en quoi laptitude du corps à être affecté dune multiplicité de façons à la fois est constitutive du devenir actif du corps affectif.
Nous sommes alors conduit, dans un quatrième chapitre consacré à ce que nous pouvons appeler une " théorie de loccupation de lesprit ", à distinguer entre dune part la pensée plurielle simultanée, qui définit lactivité mentale de compréhension des rapports entre les choses, et dautre part la pensée fixe obsessionnelle, qui définit la passivité mentale par excellence. A partir dune analyse du prologue du TRE, nous montrons comment le concept de " distraction " permet à Spinoza, selon nous, de penser un empêchement dagir qui nest pas ressenti comme tel : les hommes sont distraits par la recherche des biens ordinaires (honneurs, argent, plaisirs), quils se représentent comme souverains biens. A la lumière de cette analyse, se comprend alors la négation de puissance propre à la passivité joyeuse : nos amours ordinaires sont des amours qui nous distraient, et cette distraction, bien loin de nous faire considérer notre malheur, nous jette la plupart du temps dans les comportements les plus destructeurs. Cette passivité de la distraction peut alors être rapportée à la figure, présente dans lEthique, de ladmiration. A travers une confrontation des conceptions cartésienne et spinoziste de ladmiration, nous montrons que celle-ci ne saurait constituer chez Spinoza la passion de notre souverain bien : ladmiration nest pas une affect pour Spinoza, car il nexiste rien qui soit hors du commun et qui nous affecterait. Ladmiration est une figure de la passivité sans être une figure de laffectivité : elle est la figure de la passivité par excellence. Nous examinons alors quels en sont les effets cognitifs, notamment dans la genèse des notions universelles.
Notre chapitre V approfondit ensuite les conséquences de ladmiration sur laffectivité passionnelle, et se demande dans quelle mesure un désir dactivité peut naître au sein même de cette passivité. Ce désir ne peut être compris quen rapport avec la constitution dun " modèle de la nature humaine ", qui nous détermine à penser la double dimension de la raison : prescriptive et explicative. Un tel modèle permet, dune part, de définir en quel sens nous pouvons être dits séparés de notre essence : ce nest que par rapport à une norme extérieure de perfection, explicitement définie comme telle, que nous pouvons nous considérer comme en deçà de notre puissance. Cette norme extérieure permet dautre part de dresser le portrait de lennemi que doit combattre tout désir dactivité : à savoir " laffect qui adhère tenacement ", cest-à-dire laffectivité passionnelle possédant la structure même de la distraction mentale. Une telle affectivité équivaut en effet à un investissement total de la puissance corporelle et mentale dans une idée et une image singulières, de telle sorte que toutes les actions psycho-physiques de lhomme sont surpassées. Dans le langage de Canguilhem, dont nous montrons la proximité avec la pensée de Spinoza, nous pouvons dire que cest la normativité du conatus qui est réduite : la passivité nest pas absence de normes, mais polarisation de leffort de vie selon certaines normes affectives qui absorbent, sans que nous ne le ressentions, notre puissance dagir.
Pour lutter contre laffectivité passionnelle contraire à notre nature, il faut donc entreprendre de détruire limaginaire admiratif qui la constitue. Le premier moment de notre sixième et dernier chapitre développe alors ce quil en est de la puissance et de limpuissance de la Raison dans cette lutte contre les passions : comment devons-nous comprendre lintelligence de notre propre affectivité ? Comment passer de nos amours passives à lamour actif de Dieu ? Lenjeu est de réformer limagination, en rationalisant limaginaire et en imaginant le rationnel. A limagination obsessionnelle des biens ordinaires se substitue une nouvelle occupation de lesprit : une occupation par lidée adéquate de Dieu, qui néquivaut plus à une distraction, mais à une compréhension de la communauté agissante et nécessaire constitutive de notre affectivité. Le second moment de notre dernier chapitre se confronte alors au problème non plus de notre activité dans la passivité, mais de notre activité éternelle. Il montre que lorsque nous nous connaissons intuitivement, nous et les autres, nous ne pouvons plus nous penser comme finis : nous nous comprenons, nous avec les autres, comme unis à Dieu de telle sorte que notre être est appréhendé comme pure positivité. La pratique affective dune telle connaissance est un amour éternel : la béatitude. Mais alors se pose la question de savoir comment comprendre que nous puissions vraiment naître à la béatitude ? Comment ne pas penser que la perfection de notre béatitude, si elle est éternelle, est toujours déjà présente à même notre existence dans la durée ? Avec la question du devenir actif éternel, se pose ainsi, de la manière la plus aiguë qui soit, le problème qui travaille notre thèse : pouvons-nous véritablement faire léconomie de la distinction entre dune part ce que nous sommes ici et maintenant, et dautre part ce que nous pouvons éternellement, si nous voulons comprendre laccès à notre activité éternelle ? Nous montrons que le devenir actif, dès lors quil se pense en termes déternité, ne peut en fait que relever de la fiction. Mais cette fiction, bien loin de signer la fausseté dun tel devenir, est en vérité ce qui laccomplit réellement : la fiction du devenir actif éternel engendre effectivement ce qui " après coup " ne peut plus être pensé comme devenir. Leffort suprême pour devenir actif réalise une activité éternelle qui ne peut plus être conçue en termes deffort : lactivité en devenir se réalise, à travers la fiction, dans laffirmation éternelle dune activité " en repos " acquiescentia in se ipso.