Discours de soutenance de thèse

Stéphan VAQUERO

Raison d'Etat, goût et intérêt chez Baltasar Gracian :

normativité et subjectivité baroques à l'âge classique


Thèse de doctorat de philosophie, soutenue le 13 novembre 2006, devant un Jury composé de Messieurs les Professeurs R. Damien (Président); D. Deleule (Directeur), P.-F. Moreau, E. Hidalgo-Serna et A. Tordesillas.

 

Le travail que je présente aujourd’hui est le résultat d’un cheminement que, pour simplifier, je décrirai ainsi : je me suis intéressé à Gracián, parce que je m’intéressais au baroque ; et je me suis intéressé au baroque, parce que mon parcours philosophique, marqué par la phénoménologie et l’herméneutique, m’y a tout naturellement conduit.

Le baroque constitue en effet un « objet » privilégié pour une phénoménologie et une herméneutique qui peuvent avec lui retrouver leur ambition première : décrire les phénomènes tels qu’ils apparaissent, et tenter d’en comprendre le sens. Car le baroque a ceci de particulier qu’il est en quelque sorte un pur phénomène, c’est-à-dire un « non-objet », ce qui explique la difficulté que l’on éprouve à en donner une définition claire et distincte. De prime abord, le baroque semble bien ne pas être autre chose que le nom donné à ce qui échappe à toute normativité. Du point de vue esthétique, par exemple, il désigne et qualifie une pratique artistique non pas dérégulée (ce qui supposerait une norme à laquelle il viendrait s’opposer, la norme classique, par exemple), mais plutôt une pratique sans norme définie ni même définissable a priori. L’évolution même de la notion de « baroque » dans l’histoire de l’art est d’ailleurs significative : d’une détermination strictement négative chez les premiers théoriciens (Burckhardt et Wölfflin notamment), on est passé à une détermination pleinement positive (chez Rousset et Tapié, par exemple), de sorte que la notion en est venue à désigner un ensemble de phénomènes s’étendant bien au-delà du seul champ artistique. Ainsi a-t-on parlé, et parle-t-on encore, d’État et de politique baroques, de société baroque, de culture baroque ou du baroque, et, finalement, d’époque baroque, en ce sens que le baroque est, pour reprendre l’expression de Maravall, un « concept d’époque », qui se caractérise par la notion de « crise ». Le phénomène baroque est donc le phénomène d’une époque, celle que l’on nomme également, non sans quelque paradoxe, « âge classique ». C’est ce phénomène en tant qu’époque, c’est-à-dire en tant qu’il manifeste une certaine manière d’être à soi, aux autres et au monde, qui a retenu mon intérêt : les phénomènes baroques à l’âge classique sont-ils, comme on le pense souvent, l’irrégularité, l’opposition ou la contradiction, le désordre et la distorsion des formes, ou le refus de toute norme donnée ? Phénomènes qui transparaîtraient, par exemple, dans la démesure architecturale qui bouleverse la représentation classique de l’espace, par la confusion de l’intérieur et de l’extérieur, ou dans la réaction à la rigidité de l’ordre politique et social, ou bien encore dans l’usage de techniques rhétoriques et littéraires qui inquiètent l’usage classique des règles de la représentation. Poser de telles questions, et tenter d’y répondre, c’est, inéluctablement, être confronté à un problème quasi aporétique, puisque c’est tenter, d’une manière ou d’une autre, de déterminer la normativité, ne serait-ce que conceptuelle, d’une époque qui se caractérise d’abord par son refus de toute normativité.

Bien évidemment, il ne pouvait être question, dans le cadre d’un travail de thèse, de résoudre un problème qui aurait nécessité d’envisager dans leur totalité à la fois chronologique et culturelle presque deux siècles d’histoire des idées. Il s’agissait, plus simplement, de poser clairement et distinctement les termes du problème, afin d’ébaucher quelques pistes possibles de résolutions. C’est dans ce cadre, d’abord seulement problématique, que s’est imposé le « phénomène Gracián ».

On peut en effet parler d’un « phénomène Gracián », pour rendre cette idée, répandue sous la plume des commentateurs, selon laquelle Gracián, qui n’aurait rien inventé, serait néanmoins le plus parfait représentant de son époque, et son œuvre, la plus pure expression de cette « crise » caractéristique de l’époque baroque. Gracián serait ainsi le philosophe baroque par excellence, et, de ce point de vue, le « phénomène Gracián » serait à entendre au sens quasi phénoménologique du terme : les caractères non systématique, aphoristique et allégorique de son œuvre manifesteraient dans toute leur évidence, et réfléchiraient, les symptômes d’une époque marquée par la dysharmonie, le perspectivisme ontologique et la désarticulation du langage. Il est vrai que le style de Gracián, son langage même, c’est-à-dire sa manière de penser et d’exprimer cette pensée, sont surprenants, en quelque sorte baroques. Mais il s’agit de style, donc de forme, non de contenu de pensée ; car, si l’on s’attache aux thématiques abordées par Gracián, on n’y trouve rien qui n’ait également été traité par ses contemporains, souvent de manière plus systématique : raison d’État, figure du prince, vertu et sagesse stoïciennes, primat de l’apparence, confusion de la réalité et de sa représentation, etc., sont, au XVIIe siècle, des lieux communs. C’est pourquoi la spécificité de l’œuvre de Gracián et, par suite, du « phénomène Gracián » réside moins dans les thèmes envisagés ou même dans le contenu conceptuel et sémantique qu’il donne à ces thèmes, que dans la manière de les lier entre eux. C’est cette manière de penser et de faire de la philosophie, en quelque sorte un maniérisme philosophique, qui permet, d’une part, de rendre raison de l’unité d’une œuvre pouvant, à bien des égards, sembler sans unité, et qui permet, d’autre part, de comprendre le sens du phénomène baroque, qui se manifeste par un style, c’est-à-dire par une manière d’être et de faire.

Quel rapport y a-t-il en effet entre ces traités que l’on qualifie en général de politico-éthique (Le Héros, Le Politique, Le Discreto et l’Oráculo manual) et ce traité de rhétorique qu’est l’Agudeza y arte de ingenio ou ce roman allégorique qu’est le Criticón ? De la réponse à cette question dépend la compréhension du sens d’une pensée qui se déploie dans des directions apparemment différentes, voire contradictoires. Mais cette réponse ne peut consister dans la seule considération d’un aspect de l’œuvre, auquel on réduirait alors, d’une manière ou d’une autre, le sens de la pensée. Cette réponse, quelle qu’elle soit, exige de prendre un risque, que l’on peut qualifier d’herméneutique : elle suppose de déterminer une clé d’interprétation qui donne accès au sens de la pensée, et permette d’envisager l’unité de l’œuvre comme déploiement de ce sens. Or, cette clé herméneutique est donnée par Gracián lui-même, dès les premières lignes de son premier ouvrage (Le Héros), lorsqu’il évoque cette raison d’État qui n’est ni politique ni économique, mais qu’il appelle raison d’État de soi-même, permettant d’atteindre, sans règle ou presque, l’excellence individuelle. Une raison d’État individuelle dont la normativité n’est ni politique ni économique est une raison d’État éthique ; et c’est là certainement que réside l’originalité de Gracián, dans un déplacement de la notion de raison d’État, d’un domaine originairement politique et économique vers le domaine éthique. Ce déplacement a pour conséquence non seulement la transformation de la notion de « raison d’État » elle-même, mais encore l’ébauche de ce que l’on nommerait aujourd’hui une autorégulation de la société civile et, au sein de cette société, la question du lieu du sujet individuel, dont la complexité exclut toute réduction du rapport à soi à une simple évidence à soi. Je ne veux pas ici reprendre le détail des analyses, mais seulement rappeler les résultats auxquels celles-ci m’ont conduit, et qui, d’une certaine manière, sont énoncés dans le titre de cette étude. Ce titre peut être lu dans les deux sens : l’articulation des notions de raison d’État, de goût et d’intérêt chez Gracián permet de comprendre la signification de la caractéristique proprement baroque de la normativité et de la subjectivité à l’âge classique, en même temps que cette caractéristique explique la nécessité d’articuler ces trois notions. Dans cette circularité, que l’on peut aisément qualifier d’herméneutique, se joue à la fois le sens de l’œuvre de Gracián et celui du phénomène baroque.

Ces résultats, donc, sont au nombre de quatre, et ne se situent pas tous sur le même plan : les trois premiers sont, dans ma thèse, les conclusions des trois parties, auxquelles ont conduit les analyses des textes de Gracián dans leurs relations aux contextes théoriques et historiques. Le quatrième est méthodologique : il concerne le sens du phénomène baroque, tel que le donne à penser la manière dont pense Gracián.

La première partie, qui porte sur les conditions de possibilité du déplacement évoqué plus haut, à partir de l’analyse du Héros et, surtout, du Politique, fait apparaître qu’il n’y a pas, à l’âge classique, deux formes de raison d’État (l’une qui serait « bonne » ou « vraie », et l’autre, « mauvaise » ou « fausse »), mais une seule et même rationalité pratique du gouvernement, qui tente de maintenir ensemble, dans l’écart même qui les sépare, des exigences politiques contradictoires. Sans doute cet écart explique-t-il que l’on puisse parler de « bonne » ou de « mauvaise » raison d’État, selon que l’on envisage l’une ou l’autre de ces exigences. Mais la raison d’État n’est pas l’une ou l’autre de ces exigences : elle est cet écart lui-même, c’est-à-dire une indétermination théorique, qui conduit directement à la nécessité d’élaborer une figure politique exceptionnelle. Celle-ci représente, au sein d’un seul et même centre ou sujet politique (Ferdinand, chez Gracián), la capacité héroïque de réunir les contradictions de la raison d’État. Le prince est ainsi la fiction d’un écart enfin résorbé ; un sujet politique réel – et tout autant fictif – indiquant le sens de cette normativité politique proprement baroque qu’est la raison d’État, à savoir une normativité feinte. Il y a là, certainement, une piste de recherche intéressante, qui consisterait à interroger cette idée, que l’on trouve chez Foucault notamment, selon laquelle la raison d’État correspondrait à l’apparition d’un souci de l’État en tant que tel, et se distinguerait de la problématique machiavélienne. Il s’agirait alors de renverser les termes du problème, en montrant que la fiction baroque qu’est la figure du prince à l’âge classique, n’est pas seulement l’héritage ou l’expression nostalgique d’un ordre politique disparaissant, mais plutôt l’indication de l’impossibilité de penser l’État autrement qu’à travers cette figure, c’est-à-dire autrement que comme fiction. Dès lors, la normativité politique n’est plus à chercher dans le traditionnel rapport vertical du prince à ses sujets, ou de l’État aux citoyens, mais dans une régulation horizontale des relations entre les individus, qui trouve en elle-même sa propre norme. C’est cette immanence de l’autorégulation que permet de penser la double normativité de la notion de « goût », à laquelle Gracián accorde, notamment dans Le Discreto et l’Oráculo manual, une signification essentiellement éthique, et dont la compréhension constitue l’objet de la deuxième partie.

D’un côté, en effet, l’objectivité du goût fonde une éthique du « bon goût », qui prescrit de réduire l’opacité de la manière d’être à soi à la transparence de la manière d’être aux autres. De cette publicité des individus émerge une forme d’autorégulation des relations entre les individus. Mais, d’un autre côté, le jugement du goût, préserve à ce point la liberté et le génie individuels qu’il en devient la norme de tout choix, et ramène, par conséquent, la transparence de la manière d’être aux autres à l’opacité de la manière d’être à soi. L’originalité de Gracián n’est pas de trancher en faveur de l’une ou l’autre de ces deux déterminations du goût, mais précisément de les maintenir ensemble, pour faire émerger, de leur contradiction même, l’écart dans lequel chacun se tient dès lors qu’il participe au commerce des individus.

Cet écart est en effet constitutif d’un milieu ou intervalle qui, bien que nécessairement indéterminé, fonde néanmoins la possibilité d’un échange. L’écart inhérent à la double normativité du goût aménage ainsi l’espace d’une civilité sociale, à l’origine de ce que l’on nommera « société civile ». C’est là une deuxième piste de recherche : montrer comment l’autorégulation des échanges d’abord seulement symboliques entre les individus correspond à une forme de libéralisme éthique, qui explique, sinon l’émergence, du moins le développement d’un libéralisme économique. Cette piste apparaît notamment à partir de la relation que l’on peut établir entre la notion de goût et celle d’intérêt, relation qui tend à montrer que, contrairement à ce qu’écrit Hirschman, il n’y a pas, au XVIIe siècle, une restriction de la notion d’intérêt à sa seule signification économique, mais au contraire un élargissement du sens de cette notion au domaine éthique des intérêts symboliques.

Cet élargissement est le point de départ de la troisième partie, qui veut établir, à travers l’analyse de l’Oráculo manual et du Criticón, que la possibilité d’un commerce des individus exige une composition des intérêts éthiques, comme il y en a une des intérêts économiques, mais qu’à la différence de ceux-ci, les intérêts symboliques ne portent pas sur l’acquisition d’un quelconque objet extérieur. L’objet, si l’on peut dire, de ce que Gracián et La Rochefoucauld appellent les « intérêts d’honneur » n’est autre que le sujet intéressé lui-même, de sorte que composer les intérêts ainsi entendus, c’est nécessairement se composer soi-même. Il y a donc, au principe de cette composition, une ingéniosité éthique, ou « art de la prudence », dont la normativité trouve certainement son expression la plus adéquate dans le modèle d’un jeu qui n’a d’autre finalité que lui-même : jouer, en ce sens, c’est moins s’assujettir à des règles en vue d’obtenir un gain quelconque, la satisfaction d’un intérêt matériel par exemple, que jouer à jouer, c’est-à-dire introduire suffisamment de jeu dans le jeu pour pouvoir jouer non seulement des règles elles-mêmes, mais encore, et indissociablement, de soi. C’est la normativité de ce double jeu qu’exprime, en définitive, la raison d’État de soi-même : de même que la normativité politique est pensée à travers la fiction d’un sujet qui feint d’unir des exigences contradictoires, de même la normativité éthique, ce que Gracián appelle les « règles de discrétion », suppose la fiction d’un centre qui maintient l’écart opposant la légitime manière d’être à soi et la nécessaire manière d’être aux autres. Or, donner à voir une telle fiction, c’est recourir, précisément, à un mode fictif, celui de l’allégorie du Criticón : l’objet que recherchent les deux personnages principaux – la félicité – n’est jamais là où l’on croit le trouver, car c’est un objet sans lieu déterminé ; une indétermination, donc, que produit la perte de l’estancia dont Gracián parle au début de l’ouvrage : la perte du lieu propre. Cette perte est un écart, qui a toujours déjà introduit suffisamment de jeu dans le rapport à soi pour rendre impossible cette parfaite coïncidence à soi-même que constitue la félicité. Je n’insiste pas trop sur la troisième perspective de recherche qu’ouvre cette normativité de l’écart. Elle indique assez clairement en effet qu’il n’est d’autre possibilité de penser la subjectivité que sur le mode d’une composition allégorique. C’est sans doute cette impossible plénitude ontologique qui a conduit certains commentateurs à prétendre que le Criticón constituerait une rupture plus ou moins radicale par rapport aux ouvrages précédents. Cette rupture se manifesterait notamment dans le passage d’un optimisme pratique à un pessimisme métaphysique, de l’exaltation d’un sujet héroïque tout-puissant à une « démolition du héros », pour reprendre l’expression de Paul Bénichou. Il est vrai que tout peut porter à le penser : la dénonciation des illusions et autres apparences trompeuses que produit un monde inversé, peuplé d’êtres monstrueusement déformés par une vanité démesurée, semble bien justifier ce desengaño qui ne pourra trouver son plein accomplissement qu’à la fin, c’est-à-dire dans la mort. En réalité, il n’en est rien, précisément parce qu’il n’est question ici que de desengaño et d’allégorie : il s’agit seulement, en quelque sorte, de se réveiller, pour suivre le chemin que trace le discours allégorique lui-même, dont le sens est toujours ailleurs, dans ce lieu qu’indique la seule manière de le dire, et dont la découverte suppose, par conséquent, le déchiffrement.

Saisir l’unité et la continuité de l’œuvre de Gracián exige en effet de se situer sur un autre plan, celui où nous place ce traité, généralement qualifié de rhétorique, qu’est l’Agudeza y arte de ingenio. En fait de rhétorique, il s’agit plutôt d’épistémologie, puisqu’il n’y est question que de ce pouvoir que possède l’ingenio (l’esprit) de produire des « artifices conceptuels », des figures, qui sont certes des manières de dire, mais surtout, et indissociablement, des manières de penser. Or, l’essentiel de cette activité ingénieuse consiste dans la production de « connexions » entre les objets, que ce soit sous la forme de « correspondances », de « ressemblances », ou même de « dissemblances ». L’Agudeza constitue ainsi la clé de voûte de la pensée de Gracián, en même temps qu’elle indique clairement le sens du phénomène baroque, tel qu’il se manifeste et se réfléchit en elle : penser, c’est produire de la relation, quelle que soit la nature de cette relation, donc créer l’artifice de l’écart qui rend possible la pensée elle-même. Il ne peut donc y avoir d’autre manière de penser et de dire qu’allégorique ou, plus généralement, métaphorique : c’est dans l’écart que produit la pensée que se joue son sens. C’est pourquoi elle ne peut jamais s’appréhender qu’en abîme. On ne peut pas ici (je veux dire à ce moment de l’analyse et, en même temps surtout, dans ce lieu) ne pas citer P. Ricœur, qui souligne qu’il n’y a pas de « lieu non métaphorique d’où l’on pourrait considérer la métaphore, ainsi que toutes les autres figures, comme un jeu déployé sous le regard » (MV, p. 25). L’absence d’un tel lieu explique alors certainement que la pensée de Gracián s’achève, et ne puisse que s’achever, dans une allégorie, qui est en même temps l’accomplissement de la pensée baroque comme problème.

Le titre que donne Gracián à son roman est un néologisme, formé sur la notion de « crisis », qui est également le nom et le statut de chacun des chapitres. Le Criticón est une succession de « crises », si bien que l’on a pu y percevoir l’allégorie du jugement, qui s’accomplit en choix décisifs. Mais on peut également y voir l’illustration de cette caractéristique principale que Maravall attribuait à l’époque baroque, de désigner par la notion de « crise » la phase décisive d’une maladie. Ces deux significations de la « crise » ne sont pas exclusives l’une de l’autre. Car le Criticón est une allégorie de la séparation ; séparation du sujet d’avec lui-même, que représentent les deux personnages principaux, Andrenio (l’homme naturel) et Critilo (l’homme de jugement) ; mais séparation aussi, et surtout, du lieu propre, de l’estancia, que signifie alors le départ de ce lieu originaire qu’est l’île de Sainte Hélène, la traversée mouvementée et inquiétante du monde, et l’arrivée sur cet autre lieu insulaire qu’est l’île de l’Immortalité. Le Criticón est la représentation d’un écart, au sens que Didier Deleule donne à ce terme : un centre qui n’est ni conciliation ni rassemblement ni même écartèlement, mais une tension qui sépare et unit les termes en présence (p. 14). C’est cet écart que Gracián pense tout au long de son œuvre ; et la notion d’allégorie doit alors s’entendre à la lettre : elle est non pas l’indication d’un sens toujours ailleurs, toujours différent (ou différant), mais la pensée et le discours en tant qu’ils se créent à même ce non-lieu qu’est le sens qu’ils pensent et disent. La « crise » est donc bien la caractéristique essentielle du baroque, et il faut l’entendre comme crise du lieu du sens. De ce point de vue, le baroque relève pleinement de cette rupture, désormais classique, des mots et des choses, de cette maladie de la représentation qui ne représente plus rien, si ce n’est sa propre mise en abîme. On le constate certes au théâtre et en littérature, notamment dans la littérature picaresque, qui est toujours la narration d’un égarement, mais aussi en architecture, dans l’urbanisme et même en peinture, où, par exemple, la confusion du dedans et du dehors, des lieux publics et privés, le clair-obscur, enfin, donnent à voir l’indétermination d’un entre-deux problématique.

Mais le baroque ne se réduit pas au constat d’une rupture et d’une crise ; il en est, en quelque sorte, le dépassement : puisque le mot ne dit plus la chose, puisque la représentation n’est plus le signe de ce qu’elle représente, alors il ne s’agit pas de rétablir, dans sa clarté et sa distinction, la vérité de la relation de signification, mais seulement de composer des choses avec des mots, ou bien avec des formes et des couleurs, et des signifiés avec des signifiants, donc de produire des fictions. Le baroque, je l’indique, pour finir, davantage à titre de perspective de recherche que comme résultat, le baroque donc est une forme de sophistique, la troisième peut-être, qui répond à la crise classique du sens par la composition même de son lieu. Il serait alors certainement intéressant de montrer que les œuvres baroques, quelle que soit leur nature, doivent être pensées en relation avec la pratique de la « composition de lieu » des Exercices spirituels de Loyola, et que, plus généralement, la Contre-Réforme, dont le baroque est, comme on a pu dire, l’expression esthétique, retrouve, par un retour aux Pères de l’Eglise, les enseignements de la Seconde sophistique.