Groupe de travail sur la question théologico-politique et la tolérance
Pierre Jurieu et la tolérance : rupture, modernité, laïcisation
Nicolas Piqué
1 mars et 13 mai 1997
Ce choix peut paraître paradoxal dans la mesure où Jurieu est surtout connu pour sa querelle avec Bayle, dans laquelle il critique la tolérance prônée par le philosophe de Rotterdam. Mais auparavant, il avait soutenu une position fort semblable à celle du critique, où la défense de la tolérance se conjugue avec une théorie absolutiste pour aboutir à une autonomisation des sphères temporelles, politiques et spirituelles (dans cette optique les "guerres de religion" ne sont plus que des guerres politiques, où seul l'intérêt commande). Puis, après la révocation de l'Edit de Nantes, les positions de Jurieu se transforment et s'inversent terme à terme : il critique la tolérance (contre Bayle), soutient une vision contractualiste de la souveraineté et entreprend de réarticuler sphères politique et religieuse (il faut remarquer alors que la théorie contractualiste ne dépend nullement d'une laïcisation de la politique comme on pourrait être tenté de le croire; Rousseau sera l'un des premiers à lier ces deux aspects). E. Labrousse explique ces revirements par la conjonction nouvelle du Refuge, dans une vision d'un Jurieu polémiste, peu enclin à une quelconque cohérence intellectuelle.
Toutefois le système que présente Jurieu au sein du Refuge apparaît alors cohérent. Cette cohérence renvoie à un niveau anthropologique et théologique : la critique de la raison et la théorie de la grâce qu'il défend, l'infinie dépendance de l'homme par rapport à Dieu qu'il souligne rendent inévitable la réarticulation qu'il réintroduit, sans laquelle l'homme serait perdu. Dans cette configuration, la tolérance est impensable : elle reviendrait à accepter l'erreur pour l'homme, incapable de se déterminer seul.
Ainsi, la notion de tolérance semble étroitement dépendante de la conception des rapports entre réalité mondaine et règne divin; chez Jurieu dans le sens où la réarticulation, fondée dans une anthropologie calviniste orthodoxe, en interdit la formulation. Il en va bien entendu différemment chez Bayle. Mais également chez J. Claude et les tenants de l'école de Saumur. L'étude de cette autre branche du calvinisme français fera l'objet d'une communication cette année. Cela permettra de valider notre hypothèse de travail : le développement de la notion de tolérance dépend de la rupture entre visible et invisible, entre réalité mondaine et règne divin, elle est un aspect de la laïcisation de la modernité. Cette laïcisation nous semble à son tour devoir être renvoyée à des options anthropo-théologiques spécifiques; le calvinisme y apparaît alors comme un vecteur de la modernité.