Groupe de travail sur la question théologico-politique et la tolérance


Théologie et politique au XVIIe siècle

De Bérulle à Bossuet : références et théologie politique

Samedi 5 mars 2005, 14 H 30, École Normale Supérieure, 45 rue d’Ulm, Paris 5e, Pavillon Pasteur.

Après-midi d’étude organisée par le C.E.R.P.H.I.
– Stéphane-Marie Morgain (Institut catholique de Toulouse), Le corps brisé : les implications sociales de la controverse eucharistique chez Pierre de Bérulle

– Jacques Le Brun (École Pratique des Hautes Études), Y a-t-il une théologie politique de Bossuet ?


Résumé (par Frédéric Gabriel)


Il s’agissait, à l’occasion de cet après-midi d’étude du samedi 5 mars 2005, qui s’inscrivait parfaitement dans le fil du champ étudié depuis plusieurs années, de mesurer l’écart frappant entre deux prélats qui appartiennent au même siècle, mais qui, à quelques années d’écart, ne sont déjà plus dans le même monde. La théologie et la politique tiennent chez eux une place centrale, mais s’ils partagent parfois certains modèles, l’usage et les finalités en sont différents. Deux conférenciers étaient présents : Stéphane-Marie Morgain et Jacques Le Brun. Nous n’indiquons ici que quelques thèmes abordés, sans pouvoir rendre compte de l’ensemble des références convoquées et de la finesse de leur utilisation.
Stéphane-Marie Morgain est docteur en théologie de l’Université de Fribourg, et docteur en histoire de l’Université de Paris-I. Il a étudié à l’Université Grégorienne de Rome, et enseigné l’histoire au Theresianum de la même ville ainsi qu’à l’Institut catholique de Paris. Il est maintenant professeur à l’Institut catholique de Toulouse. Il participe à l’édition des œuvres complètes de Bérulle au Cerf, et édite également Richelieu – en collaboration avec Françoise Hidelsheimer – dont le volumineux Traité des controverses à paraître très prochainement aux éditions Honoré Champion. Parmi ses derniers livres, retenons : La théologie politique de Pierre de Bérulle (Paris, Publisud, 2001), et Pierre de Bérulle et les Carmélites de France : la querelle du gouvernement 1583-1629 (Paris, Cerf, 1995).
L’intérêt de la conférence de Stéphane-Marie Morgain était de partir d’un événement historique initial précis pour dérouler l’histoire des idées, et en retour, mesurer l’implication de la théologie politique de Bérulle sur le contexte, ou tout au moins ce qu’elle impliquerait. L’intitulé de son exposé, « Le corps brisé : les implications sociales de la controverse eucharistique chez Pierre de Bérulle », évoque les implications politiques d’un domaine sacramentel. En effet, pour Bérulle, l’État est dans l’Église. Et pour les catholiques, souligne Stéphane-Marie Morgain, la question eucharistique du corpus verum est centrale. C’est à partir de ce point de doctrine que les distinctions se font entre ce qui est orthodoxe, et ce qui ne l’est pas : en cela, il y a bien chez Bérulle une « théologie politique » forte. Stéphane-Marie Morgain s’appuie principalement sur les Discours des controverses publiés en 1609, tout en faisant remarquer, dans la lignée de Jean Orcibal, que la pensée de Bérulle a évolué au fil des années.
Le point de départ est la conférence de Fontainebleau qui oppose, le 4 mai 1610, deux grands chefs de partis : Philippe Duplessis-Mornay et Jacques Du Perron assisté de Bérulle. Le débat se déroule autour de la messe, et plus précisément de l’eucharistie. Contester la présence réelle, c’est en même temps attaquer la conception catholique du corps, aussi bien eucharistique qu’institutionnel, social : le corps mystique est en effet l’archétype du corps social. L’attaque de Duplessis-Mornay s’appuie sur un corpus conséquent de citations bibliques et patristiques, mais l’issue est bien connue : Du Perron gagne haut la main, et Stéphane-Marie Morgain souligne à quel point, à ce moment précis, Henri IV se place théologiquement et politiquement du côté catholique. Cet épisode conforte Bérulle dans son système théologico-politique unitaire, centré et hiérarchique. L’exemplarisme bérullien s’appuie sur une vision solidement ordonnée du monde, où tout est lié à une unité fondamentale, une unité théologique archétypale – constituée d’imitations miroitantes, circulaires et réciproques – qui s’inspire de l’univers dyonisien. Le soleil est l’une des images importantes utilisées par Bérulle.
Les revendications protestantes défont cet ordonnancement qui repose sur l’unité (d’essence, de personne, de corps). En introduisant de la division dans l’Église, elles brisent cette procession de l’unité, tant mystique que politique. Bérulle, peu pragmatique même s’il est proche de certains centres du pouvoir, pense une société catholique idéale, une société parfaite pleinement unie, et en cela il est l’héritier du long moyen-âge. Ses textes, d’essence méditative, sont l’écho, par-delà leur poésie, d’une pensée raide et intransigeante en ce qui concerne les protestants : toute personne qui est contre l’unité catholique doit être éliminée.

Jacques Le Brun, ancien directeur d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (section des Sciences Religieuses), est l’auteur d’une œuvre érudite, imposante et réputée : outre de nombreux articles d’érudition, il a publié plusieurs livres sur Bossuet et a édité la correspondance de Fénelon. Il est par ailleurs un spécialiste de Richard Simon et de nombreux aspects de l’époque moderne, notamment sa spiritualité. Parmi ses dernières publications, mentionnons Le pur amour de Platon à Lacan (Paris, Seuil, 2002), ainsi qu’un recueil très précieux d’une petite partie de ses articles : La jouissance et le trouble. Recherches sur la littérature chrétienne de l’âge classique, Genève, Droz, 2004, 635 pages passionnantes pour le modeste prix de 22 euros. Il vient par ailleurs de diriger deux collectifs : Fénelon, mystique et politique, (en collaboration avec F.-X. Cuche, Paris, Champion, 2004), et Conflits politiques, controverses religieuses : essais d’histoire européenne aux 16e – 18e siècles, (en collaboration avec Ouzi Elyada, Paris, EHESS, 2002).
L’intitulé de sa conférence, « Y a-t-il une théologie politique chez Bossuet ? » indiquait une réflexion méthodologique à partir de la lecture de la Politique tirée des propres paroles de l’Ecriture sainte dont il a donné une édition de référence (Genève, Droz, 1967). Si Bossuet a été investi de fonctions éminemment politiques, s’il a fréquenté les lieux de pouvoir, il ne faudrait pas en conclure trop rapidement à l’élaboration automatique, dans son œuvre, d’une théologie politique. Le point de départ de Jacques Le Brun est donc une méthode prudentielle de lecture.
Le principe unitaire de l’Un est présent chez Bossuet, même s’il a un sens différent de l’acception bérullienne et que les renvois ne sont jamais explicites. Bossuet est fasciné par l’un, et l’on peut se reporter aux passages où il parle du genre humain, (renvoyant à l’unité du premier homme, Adam, et à celle de Noé recréant l’unité), où il évoque un seul corps (écho de Romains XII). Le but de la politique est justement de réaliser l’unité du genre humain, naturellement divisé par les passions et la multiplication démographique des hommes. Pourtant, Bossuet justifie bien le régime monarchique, mais en précisant que son unité ne vient pas de Dieu. Et ses modèles ne sont pas bibliques : il cite au contraire Homère, par la biais d’Aristote. De plus, le modèle de l’empire paternel ne provient que la nature elle-même. On ne peut donc parler de théologie politique.
Pour nuancer ce tableau – esquissé à partir de la Politique tirée des propres paroles de l’Ecriture sainte – il faudrait toutefois mentionner le rôle de la providence, mis en avant de manière plus évidente dans d’autres œuvres. La providence, instrument de Dieu, dirige le monde et signale l’empire du Créateur. Mais dans l’ordre de la pratique, il y a une primauté de la nature, car la première de toutes les lois est la loi de la nature. On peut conclure que s’il est fait un usage didactique de l’Ecriture dans cette œuvre de Bossuet – qui annonce le décrochage entre politique et théologie – il n’y a pas d’usage théologique : la Bible n’est ici qu’une source historique.
Anne Lagny, Hubert Bost, Anne Régent, Nicolas Piqué et Ghislain Waterlot, notamment, ont participé à la discussion.