Ateliers de réflexion
Philosophie et nouvelles technologies
Deuxième séance
Laurent Gerbier
(Aristote, Politiques,
III, 11, 18).
Les bouleversements à l'oeuvre dans ce que l'on appelle les « nouvelles technologies » modifient radicalement nos façons de communiquer. Mais le problème est largement plus profond qu'un simple progrès quantitatif de la vitesse ou de la facilité de transmission des informations. Il y a deux façons d'aborder ce problème : à partir de son impact ou à partir de notre projet (Lévy p. 10).
Le but de Lévy est bien sûr de l'aborder par le projet, c'est-à-dire à partir de ce que nous voulons faire de ces technologies et de leurs possibilités. Pour lui, elles montrent que le processus d'hominisation n'est pas achevé : à travers les réseaux de communication de l'information, c'est à une « subjectivité nomade » que nous sommes introduits (nous sommes conduits à traverser des univers de problèmes, de textes, de points de vue sans jamais pouvoir nous y territorialiser totalement).
A travers cette « subjectivité nomade », c'est la possibilité de bâtir une intelligence collective concrète qui se dessine. Comment la définir ? Pas seulement comme une attitude cognitive, mais bien comme une attitude civique : la collectivité de l'intelligence est l'exploration d'une forme de complicité indissociablement éthique et noétique qui nous permette d'occuper collectivement l'espace des savoirs. Lévy distingue en effet, de façon assez schématique, quatre moments de la spatialisation de l'occupation humaine. Ces quatre étapes, identifiées d'un point de vue anthropologique, sont assez sommairement ramenés à des moments historiques (on n'en retiendra pour l'instant que la succession : la pertinence de l'historicisme ainsi esquissé reste discutable :
« l'apprentissage réciproque comme médiation des rapports entre les hommes » (p. 27)
C'est le premier point que l'on retient : une socialité nomade, fondé sur des interactions de type pédagogique.
2. L'intelligence collective.
Comment comprendre et définir ce nouveau type d'existence collective qui nous est rendu possible par ces relations d'apprentissage ? Comme, on l'a vu, une intelligence collective serait ce nouveau « sujet » émergent des nouvelles technologies. Cependant Lévy en fait surgir la nécessité d'une analyse plus concrète (et plus politique) : l'« ingénierie du lien social » dont il traite s'atteste déjà dans l'ensemble des activités qui visent à entretenir et assurer le fonctionnement de la société comme telle (ceux qu'il appelle les « nouveaux soutiers de la société », enseignants, travailleurs sociaux, animateurs, formateurs de toute nature, sont en fait tous ceux qui ne produisent aucune richesse marchande mais contribuent en revanche à produire des « effets de communauté »).
Son chapitre III lui sert alors à montrer comment cette ingénierie du lien social s'apparente à une ingénierie de l'information par ses procédures : il s'agit en effet d'élaborer des technique d'affinement et d'hyper-différenciation du matériau (on traite l'humain qualité par qualité comme on traite l'information bit par bit, au lieu de traiter les sociétés organiques ou les classes d'énoncés). Dans ce mouvement, c'est la transcendance de l'organisation que l'on abandonne :
« l'évolution technique a rendu la transcendance obsolète » (p. 63).
Ainsi les technologies de l'intelligence collective sont des technologies de l'immanence. Second point à retenir : le nomadisme didactique se déploie dans un champ d'immanence, dans lequel toute transcendance disparaît comme fait (ce qui n'oblige pas à la faire disparaître comme visée : il est toujours possible d'invoquer Dieu ou le Bien dans un champ d'immanence donné).
3. La politique collective.
Conformément à cette visée, Lévy élabore une politique « démodynamique » dans laquelle le kratein de la démocratie laisse la place à la dynamis des masses : on passe du commandement à la puissance, échange transversal plutôt qu'organisation verticale, qui présente l'avantage de
« limiter le pouvoir au minimum nécessaire pour faire respecter le droit » (p. 95).
Troisième point à retenir : les nouvelles technologies sont porteuses d'une nouvelle politique en puissance. Comme Lévy le note ailleurs,
« Non seulement la technique est un enjeu politique, mais elle est même, de part en part, une micro-politique » (Les technologies de l'intelligence, p. 10).
4. Récapitulation et questions.
Cette rapide lecture de Lévy permet de mettre en évidence trois points clefs autour desquels s'articulera l'analyse du projet possible de ces nouvelles technologies (il faut rappeler qu'il y va ici d'un projet et pas du tout d'une analyse : autrement dit, la structure du discours de Lévy n'est in fine pas descriptive mais prescriptive) :
a] Il faut reprendre ces points dans l'ordre, parce qu'ils sont particulièrement propre à organiser notre exploration des enjeux philosophiques des nouvelles technologies. Primo, le « nomadisme pédagogique ». Il contient en lui-même deux ordres de question. D'abord, celui du nomadisme même, qui suppose que l'espace du savoir est un espace « lisse », c'est-à-dire un espace dans lequel il n'y aurait jamais rien d'institué durablement, jamais de « position » fixe, mais toujours des lignes de fuite, des ouvertures, des bifurcations, des devenirs. Cet espace serait l'espace du provisoire pur (un espace sans segments pour fixer des sous-espaces). Comment penser un tel espace ? Qui a essayé ? Quels textes, quels concepts, quels enjeux invoquer ?
Ensuite il s'agit de pédagogie : autrement dit, dans cet espace lisse dans lequel notre bonne vieille subjectivité ne cesse de se fuir elle-même en traversant des plans textuels, des plans affectifs, des plans esthétiques sans cesses différents, il y a pourtant une certaine opération à l'oeuvre : l'apprentissage. Cette idée est intéressante (puissante, au sens ouvert) parce qu'elle montre des sujets qui cherchent à devenir autre chose (apprendre, c'est se transformer). Comment concevoir ce nouveau type de subjectivité ? Est-ce un pur foyer (de lecture, de savoir, de discours) qui se déplace dans les différents plans, comme un gros oeil ouvert qui regarderait successivement des pages de textes et de dessins, ou bien faut-il admettre qu'il y a autre chose à comprendre dans l'idée d'apprentissage ? L'intellect, dit Aristote, devient intelligible en intelligeant (De l'âme, III, 4). Que signifie ce devenir ? Que devenons-nous en enseignant et en apprenant ? Faut-il comprendre cette articulation multiple des sujets apprenants sur le modèle des monades entre-exprimant un univers complexe à la mesure de leurs facultés d'expression et de perception ? Et quel type de savoir (quel contenu, quelle forme, quelle organisation) est impliqué par ces apprentissages ? En quoi l'articulation et la rencontre des sujets va permettre d'envisager une intelligence collective ? En quoi quitte-t-on, par exemple, la relation entre celui qui sait et enseigne et celui qui ne sait pas et apprend ?
b] On en vient alors directement au point suivant : que ces apprentissages se déroulent dans un plan d'immanence est inséparable de l'idée d'intelligence collective. En effet, le schéma enseignant-enseigné n'est valable qu'au niveau des contenus (« je sais » signifie alors « je possède un certain savoir, sur le mode d'une chose » ; et « j'enseigne » signifie « je donne ce contenu à autrui »). Tout enseignant sait que ce n'est jamais aussi simple : il n'est pas au-dessus des enseignés comme le possédant au-dessus des pauvres ou la forme au-dessus de la matière, parce qu'il ne sait pas lui-même ce qu'il enseigne réellement. Dans l'ensemble des discours, des images, des lectures proposées par un « enseignement », lesquel(le)s seront effectivement appréhendées, approprié(e)s et incorporé(e)s par les « enseignés » ?
Autrement dit : quelle est la pertinence d'un savoir a priori ? Dans une relation d'enseignement, nulle : le savoir n'est pertinent qu'en tant qu'il est choisi, reçu, réutilisé, digéré. Il en va de même lorsque l'on consulte une banque de données : la banque n'a pas de pertinence a priori comme contenu de savoir : elle se contente d'attendre passivement qu'une ligne de requête la traverse, et elle se présente alors elle-même selon cette ligne. Mais au sens strict la requête constitue le savoir échangé au moins autant que la base elle-même (la pertinence d'une recherche lexico- ou bibliographique est due à 50% au moins à la pertinence de la formulation de la question).
Cela signifie donc qu'il faut sortir de la relation d'enseignant à enseigné pour envisager une relation dans laquelle des savoirs sont disponibles, non pas comme compétences exclusives, mais comme positions, attitudes, lignes de requête pour convoquer le monde. L'apprentissage peut alors être conçu comme une certaine mise en ligne des savoirs qui se jouera dans toute relation d'enseignement. Attention, pas d'angélisme ni de radicalisme inutile : dans toute relation d'apprentissage on pourra distinguer formellement un émetteur d'un récepteur, mais les rôles ne seront plus fixes ni très importants : d'abord, parce que l'« enseignant » apprend également des « enseignés » pendant le temps même où il « enseigne », ensuite parce que ce rapport d'échange mutuel des savoirs n'est jamais, désormais, pensable sur le modèle de la pure transmission. Il y va de quelque chose de plus lent, de moins performant, de plus obscur que ce simple transfert :
« La transparence ne sera jamais totale, et elle ne doit pas l'être. Le savoir de l'autre ne peut se réduire à une somme de résultats ou de données. Le savoir, au sens que nous tentons de promouvoir ici, est aussi un savoir-vivre, il est indissociable de la construction et de l'habitation d'un monde, il incorpore le temps long de la vie » (Lévy, L'intelligence collective, p. 28).
On comprend donc ce que signifie la disparition de la transcendance dans l'apprentissage. Reste à comprendre comment et à quel titre ce type de relation d'apprentissage peut donner lieu à une analyse en termes d'« intelligence collective ». Quel est le sujet d'un tel collectif ? Est-ce un phénomène de cette nature qui se joue dans l'échange des savoirs ? L'échange médiatisé par les nouvelles technologies, en tant qu'il dissout les « pôles » rigides du savoir comme contenu (et autorise enfin la « mise en ligne » d'archives passives qui offrent à l'enseigné la possibilité de façonner lui-même le savoir qu'il cherche), contribue-t-il à une telle « collectivisation » de l'intelligence ? Que laisse-t-il subsister de hiérarchie ? Quel structuration se joue dans cet espace « lisse » et « immanent » ?
c] Ces questions introduisent directement le dernier point : la politique des espaces de savoir. Parce qu'on pourrait croire que tout transite sans obstacle dans le lisse, il faut au contraire souligner les hiérarchies, les structures (les « stries ») qui continuent d'organiser cet espace. Chanter sans réserves les louanges du cyberspace, c'est reproduire une vieille erreur : dans la conception de l'espace du savoir comme espace lisse il y va de l'éternel danger des transparences. Lévy la souligne très bien. On n'échange qu'à partir d'une langue commune (archaïque projet de la lingua franca, de la characteristica universalis, du HTML, de l'UNL), qu'il faut donc maîtriser. Dans l'échange demeurent des pôles et des banlieues, des centres et des fronts pionniers (il suffit de faire une carte du monde électronique). Ces rappels suffisent à souligner l'importance de ne jamais oublier : primo, que tout ce que l'on vient de dire est de l'ordre du devenir (et ne constitue pas du tout une description de ce qui est) ; secundo, que dans tout échange de savoir se joue un pouvoir.
Toutes ces questions nous introduisent directement à la notion de réseau, parce que c'est elle qui constitue la pierre d'achoppement de l'analyse de Lévy. Lévy cherche en effet à penser au-delà du réseau parce que le réseau est la structure communicationnelle de l'espace marchand. Il se situe ainsi dans un espace non strié, totalement lisse, que rien ne vient organiser. Or, primo, cette définition de l'espace de savoir ne correspond pas du tout à l'expérience que l'on peut en faire dans la moindre bibliothèque ; et secundo, il est extrêmement amusant que Lévy reprenne ici sans le travailler un des mots les plus étrange de la science des réseaux : le cyberspace. Ce mot est en effet inventé en 1982 par William Gibson, dans un roman de SF (Neuromancer, traduit chez j'ai Lu SF sous le titre Neuromancien). Il sert à désigner l'espace virtuel dans lequel sont représentés en trois dimensions les serveurs de données (bancaires, universitaires, technologiques) d'un monde futuriste que Gibson lui-même reconnaît avoir « déliré » plutôt que planifié (il avoue n'avoir eu aucune connaissance spécifique des ordinateurs ni des langages informatiques au moment où il écrivait son livre). L'ouvrage, devenu rapidement un succès, n'a pas réellement « prévu » ce qui allait arriver : il a plutôt fourni un stock d'images qui ont organisé ce qui était déjà en train d'arriver en 1982. Significatif : les informaticiens qui ont élaboré en 1994 les premiers serveurs bancaires capables de matérialiser les valeurs boursières en trois dimensions se sont ouvertement réclamés de la description de Gibson. La logique de l'image qui intervient ici est à retenir : Lévy utilise une image qui a produit des effets de savoir et des effets de réels importants.
Or cet espace qui ne s'appelait pas cyber et qui commençait à s'organiser au début des années 1980 comme espace de savoir est un espace fortement structuré. C'est un espace réticulaire, certes, mais qui se présente surtout comme un empilement de strates (matérielles, logiques, logicielles, humaines, etc...). L'analyse de ces strates doit nous éviter de tomber dans l'idéalisation d'un espace lisse qui n'existe pas dans l'échange des savoirs. Il faut au contraire repérer les moments de l'organisation de cet espace (il le faut aussi parce que la fantasme d'un espace lisse est aussi le fantasme d'un espace libre, sans que l'on comprenne très bien quel type de liberté se joue dans cette soi-disant absence de structures préalables : la dérive libérale du discours libertaire est possible - il suffit de lire chez Lévy les premières pages de son introduction, p. 17-21, qui reprennent de façon inquiétante un discours de la compétition et de la vitesse assez peu critique).
D'autre part, cette investigation permettra aussi de recomprendre ce qui est en jeu dans l'idée d'intelligence collective : à partir des structures préalables de cet espace du savoir, quel type d'ordre collectif se dessine ? Laisse-t-il place à une mutualisation des savoirs telle que la décrit Lévy ? Que devient notre fameuse « subjectivité nomade » dans un espace qui se révèle beaucoup plus organisé que prévu ?
5. L'ordre du savoir
Foucault, dans L'Ordre du Discours,
reprend ce problème du point de vue de celui qui « entre »
dans le discours. Il désigne dans le même mouvement les types
d'organisation du savoir à l'oeuvre : structures discursives, structures
imaginaires seront les deux pôles selon lesquels on pourra comprendre
la façon dont s'organise l'espace du savoir et, partant, notre façon
d'y agir.