I)
Les ambiguïtés de la vita civile
Avant de rentrer dans le vif du sujet, nous souhaiterions
clarifier d'emblée, sur deux point précis,
la position qui est la nôtre, afin de faire apparaître,
dans un débat qui est loin d'être strictement
sémantique, ce qui éloigne notre démarche
des deux postures critiques qui viennent immédiatement
à l'esprit lorsque l'on entreprend une réflexion
sur la notion de civilità et sa généalogie
: d'une part, les convictions affirmées par les tenants
de l'humanisme civique ; d'autre part, les analyses du "processus
de civilisation" effectuées par Norbert Elias.
En
premier lieu, on sait que la catégorie interprétative
d'"humanisme civique" (burgerhumanismus, umanesimo
civile, civic humanism) s'est en effet imposée
comme une référence obligée dans les
études sur la renaissance et le républicanisme
florentins (et ce depuis la sortie en 1955 de la première
édition du grand livre de Hans Baron consacré
à "la crise de la première renaissance italienne"
(1). Ce tournant théorique d'origine anglo-américaine
(même si on sait que la formation de Baron est allemande)
s'est trouvé, somme toute, confirmé, avec
certaines nuances chronologiques, par ce que l'on nomme
parfois, de façon impropre, "l'école de Cambridge",
autour des travaux de Quentin Skinner et de John Pocock
(tous deux récemment... et tardivement traduits en
français). Or, les auteurs de ces derniers écrits
(2), quelle que soit l'attention privilégiée
qu'ils entendent consacrer au "contexte linguistique" (3),
ne se sont pas vraiment interrogés, nous semble-t-il,
sur les implications d'éventuelles évolutions
ou ambiguïtés de la terminologie sur laquelle
se fonde leur présentation commune du grand "moment
républicain" florentin. A commencer justement par
le sens même de l'adjectif civile (ou, en anglais,
civic (4)) qui, dans les traductions italiennes
et anglaises du syntagme allemand, sont au coeur du questionnement.
Cela nous semble d'autant plus regrettable que le postulat
des tenants de l'"humanisme civique" est que l'on pourrait
affirmer l'existence d'un bloc républicain unique,
doté d'une perception du monde et d'une grille de
lecture commune de la vie de la cité (5).
Le problème est d'autant plus aigu que, à
lire précisément les textes des auteurs florentins
de cette période et à tenter de les traduire
avec un minimum de rigueur et de cohérence, on s'aperçoit
que la langue de la politique, surtout à partir de
la fin du XVe siècle, y est bien souvent lourde d'ambiguïtés
et de contradictions potentielles, minée qu'elle
est par la conjonction des bouleversements de la conjoncture
(marquée par le début des guerres d'Italie)
avec la jeunesse de l'instrument utilisé (la langue
vulgaire), réservé essentiellement jusqu'alors
aux textes de divertissements et de fiction ou aux chroniques.
L'enjeu
est donc de voir si le flottement et l'indétermination
du concept de civilità (et des autres termes
du même réseau sémantique, notamment
l'adjectif civile) ne pourraient pas être de
quelque utilité pour avancer une chronologie différente
du républicanisme florentin qui nous conduirait à
distinguer non pas "un" mais "des" républicanismes
florentins, quelles que puissent être certaines lignes
de continuité. En confrontant les uns aux autres
des usages et des sens différents qui subsistent
au même moment, en se demandant si ces distinctions
ont ou non une simple valeur épisodique, en intégrant
dans l'analyse la permanence des confusions ou des ambiguïtés
et le flou des frontières sémantiques, nous
considérons que nous pouvons en apprendre beaucoup
sur les formes de la vie politique florentine et sur l'idée
que les Florentins s'en font.
En
second lieu, tout comme il est difficile pour nous de croire
qu'il existe un seul "bloc" temporel et notionnel unitaire
durant près de deux siècles (voire même
plus...), il est bien délicat de postuler une quelconque
linéarité progressive, et rassurante, dans
l'évolution des emplois qui sont faits des termes
étudiés. C'est la raison pour laquelle cette
réflexion sur la civilità se démarquera
également de la perspective de Norbert Elias. Non
que nous voulions remettre en cause la pertinence des analyses
sociologiques d'Elias, fondées essentiellement sur
la France et l'Allemagne des XVIIe et des XVIIIe siècles.
Mais, tout simplement, elles ne nous semblent pas opératoires
pour la Florence républicaine de la Renaissance
(6). Dans le parcours que nous retracerons, on a
du mal à retrouver l'intériorisation d'une
norme de comportement non politique par les individus :
il n'y a pas à Florence de modalité "républicaine"
du passage d'une signification politique de la notion de
civilità à un sens qui en limiterait
l'emploi au domaine des moeurs et des "bonnes manières",
au gouvernement des paroles, des gestes et des corps en
société (7). De fait, il est malaisé
de retrouver à Florence un passage clair de la conversazione
civile (8) (en tant que commerce civique entre
les citoyens de la ville) alla civil conversazione
(en tant que conversation entre gens du même monde),
pour reprendre un concept qui fit florès dans toute
l'Europe d'Ancien régime à partir de la fin
du XVIe siècle et de la diffusion du dialogue homonyme
de Stefano Guazzo (9).
Nous
considérerons ici une période qui s'étend
peu ou prou de 1430 à 1570, c'est-à-dire de
la cité-Etat des chanceliers humanistes à
la chute de la république et à l'instauration
du grand-duché de Toscane parce que ce dernier
tournant marque le passage définitif de la communauté
de citoyens - porte-drapeau d'une proposition politique
à la fois très florentine et universelle -
à un Etat territorial et régional - voire
provincial - à la périphérie de l'Europe
des grandes monarchies nationales.
Tout
au long de cette période, le terme de civiltà
ou civilità - et ses dérivés
- n'a jamais un sens univoque. Il y subsiste constamment
une double référence : référence
à la forme du régime politique en vigueur
et référence au style de vie que se doit d'adopter
le bon citoyen dans une république (10). Mais
l'ambiguïté n'est pas indétermination
; au contraire, elle traduit, d'une part, la complexité
du rapport entre les individus et la collectivité
(la dépendance de ceux-ci par rapport à celle-là
mais aussi l'inexistence de celle-là sans ceux-ci,
dont elle n'est que la somme) et, d'autre part, la modification
des équilibres entre les différents paramètres
de l'analyse politique. Autant et plus que le substantif
de civilità, qui renvoie presque toujours
à la communauté des citoyens, c'est dès
lors l'adjectif civile (11) qui nous aidera à
saisir ces variations, selon qu'il est plus souvent accolé
au substantif de vita et à celui de conversazione
(dans un premier temps tout au long du Quattrocento), ou
encore à celui de governo et à celui,
plus neutre, de modi (à partir de Savonarole
et de 1494), ou enfin (au même moment et jusqu'à
la fin de la période considérée), à
ceux de divisioni, contese, discordie
(12).
Si
cittadino ("citoyen") ne semble pas se prêter
à de multiples interprétations ou emplois,
civile renvoie donc d'emblée à une
série de domaines et de connotations qui, pour partie,
se recouvrent et se conditionnent l'une l'autre : au XVe
siècle, ce qui est civile c'est, tour à
tour, et parfois en même temps, ce qui relève
du droit (de la sphère et des procédures juridiques),
des moeurs policées de la vie en ville (l'urbanité),
des situations de paix (par opposition aux contraintes de
la guerre), de l'ordinaire et de l'intérieur de la
communauté (par opposition aux situations d'urgence
et aux règles spécifiques des relations avec
l'extérieur), des formes de la participation au pouvoir
politique. De ce fait, les acceptions les plus claires du
sens de civile tendent souvent à apparaître
en creux, de façon défensive, au nom d'une
étrangeté radicale à ce qui n'est
pas 'civile' : la bonne éducation du citoyen
pacifique respectueux des procédures et des lois
en vigueur dans la cité libre entend imposer sa différence
face à la sujétion, à la grossièreté
des moeurs de la campagne, aux passions factieuses, aux
aspirations trop personnelles, à la tyrannie belliqueuse.
Deux
textes des années trente du Quattrocento,
deux dialogues écrits en langue vulgaire par des
humanistes florentins, membres de grandes familles, illustrent
ce contexte sémantique complexe : il s'agit du De
familia (mieux connu sous le titre deI libri della
famiglia, rédigé entre 1432 et 1437) de
Leon Battista Alberti et de la Vita civile de Matteo
Palmieri (achevé en 1438) (13). Comme la comparaison
des deux titres en attestent, l'un ancre sa réflexion
dans la sphère familiale privée alors que
l'autre privilégie la communauté publique
des citoyens, le second étant sans doute, pour partie,
une réponse au premier. Le premier s'inscrit dans
une tradition plus critique que le second qui est précieux
justement parce qu'il nous donne un état de la doxa
républicaine, des convictions et du système
de pensée quasi naturels de tout citoyen florentin
(d'où d'ailleurs son titre emblématique).
Pourtant, en ce qui concerne la question qui nous préoccupe
aujourd'hui, on ne constate pas de différence fondamentale
entre les deux propos : au-delà des quelques acceptions
clairement juridiques (ce qui est civile relevant
du droit du même nom), dans leur vocabulaire de la
civilità, se mêlent constamment de façon
inextricable la composante politico-sociale et le renvoi
aux moeurs ou coutumes spécifiques d'une vie urbaine
policée (qui n'est pas incivile, dans le sens de
rozza).
La
conviction partagée par les deux auteurs de la bonté
naturelle des institutions républicaines et du primat
de la vie active les conduit à ne pas interroger
le concept et à ne le charger que de connotations
positives. L'usage fréquent chez Alberti, des hendiadys,
agrémentés en outre parfois de superlatifs,
est, à ce propos, tout à fait notable : "prudentissimo
e civilissimo" (p. 24); "civilissimi e modestissimi"
(p. 52); "uso e vivere civile" (p. 90); "civili
onestissimi ozii" (p. 154) ; "tengomi netto, pulito,
civile" (p. 214) (14). Selon l'humaniste, "Nella
terra la gioventù impara la civilità"
(15), car "l'uso civile" abonde en "maravigliose
gentilezze" (p. 85) (16), et, à l'égal
des pères de famille diligents, du bon gouvernement,
des moeurs honnêtes, de l'humanité et de la
franchise, la civilità rend les familles plus
nombreuses et plus heureuses. Dans la plus parfaite orthodoxie
aristotélicienne, et à l'image de ces marchands
florentins qui vont et viennent entre leur demeure familiale
ou leur boutique et le palais communal, la perfection de
la famille et de la communauté politique s'enchaînent
et se conditionnent l'une l'autre : la civilità
(17) caractérise le mode de vie d'une communauté
tout entière (i.e. son "vivre", il suo vivere)
dans ses moeurs privées et dans sa vie publique sans
ligne précise de partage entre les deux sphères.
Palmieri,
dans un livre dont le titre manifeste l'ambition théorique
(18), va plus loin et, tout en reprenant la classification
traditionnelle des vertus selon Plotin et Macrobe (dans
son commentaire sur le Songe de Scipion), revisitée
par Pétrarque (De vita solitaria, I, 4), il
fait l'éloge des virtù civili, nouant
de façon déterminante les problématiques
de la virtus antique, des vertus morales chrétiennes
et du respect de la loi commune de la cité : "con
queste virtù i buoni huomini governono loro e le
loro cose ; di poi, venuti governatori delle republiche,
acrescono, consigliono e difendono quelle ; da queste procede
la pietà nei padri, l'amore nei figliuoli, la carità
de' parenti, la difensione degli amici et ultimamente il
publico governo et universale salute della civile unione
et concordia" (19). Cette laïcisation de
la vertu chrétienne (20) correspond parfaitement
au monde politique de la "république" (21).
Palmieri entend donc montrer "in che modo nella vita
civile si dia opera a exercitare l'huomo nei facti degni
delle operationi virtuose, dimostrando come si viva prudente,
temperato e forte, che sono tre delle principali parti in
che sta' tutta l'honesta de' civili" (22). Ici,
la civiltà , qui renvoie à la vie en
société dans la cité, à l'uso
civile, ou uso e conversazione civile, à
un habitus républicain, se résume au déploiement
laïc des vertus traditionnelles dont chacune sera examinée
au fur et à mesure du traité. Ces vertus-là
n'existent qu'en situation (23), ce sont des vertus
pratiques liées à la vie active et aux relations
sociales et politiques, le but étant d'atteindre
le "sommo bene civile" (24).
Le
citoyen est alors, la métonymie de la république,
non sans qu'apparaisse au passage une sorte de réflexion
sur le "double corps du citoyen". En effet, dans une formulation
frappante, Palmieri énonce que : "ogni buon cittadino
che è posto in magistrato dove rapresenti alcuno
principale membro civile, inanzi a ogni altra cosa intenda
non essere privata persona ma rappresentare l'universale
persona di tutta la città, et essere animata repubblica"
(25).
A titre
de comparaison, dans un passage fondamental, au début
de La civil conversazione de Stefano Guazzo, plus
d'un siècle plus tard, quand il s'agit de définir
l'adjectif civile, l'auteur écrit : "il viver
civilmente non dipende dalla città, ma dalle qualità
dell'animo". D'où sa conclusion : "Così
intendo la conversazione civile non per rispetto solo della
città, ma in considerazione de' costumi e delle maniere
che la rendono civile. E sì come le leggi e costumi
civili sono communicati non solamente alla città,
ma alle ville e castella e popoli che le sono sottoposti,
così voglio che la civil conversazione appartenga
nonché agli uomini che vivono nelle città,
ma ad ogn'altra sorte di persone dovunque si trovino e di
quale stato si siano : e insomma che la conversazione civile
sia onesta, lodevole e virtuosa" (26).
Une
telle position eût été de toute évidence
inacceptable pour un Palmieri, comme pour tous les représentants
d'une tradition républicaine de la cité-Etat,
attachés aux prérogatives de la ville dominante
: tous ses citoyens sont des "membres" de la république,
au sens quasi corporel et physique du terme, avant d'être
hommes. Chacun d'eux est une partie d'un Etat qui n'est
pas une abstraction, qui n'a pas d'existence en dehors de
la communauté, de vie et de destin, de ses citoyens.
Et ce, à tel point que ces derniers doivent "aimer
leur patrie plus que leur âme" : au-delà de
l'apparente usure de la formule, ce topos florentin souligne
avant tout la prédominance des vertus civiques sur
les autres vertus, morales ou religieuses (27).
Mais,
déjà, dans ce tableau irénique, le
spectre des dissensions, divisions et autre factions intérieures
- "civili", entre cives - assombrit l'horizon
républicain (28). Palmieri admet que la vérité
rassurante mais inaccessible s'efface devant la "meno
errante via" (29). Rien n'est dit sur les choix
à faire pour que "la moltitudine civile, tracto
però di quella sempre l'ultima plebe della città"
puisse imposer son "iudicio migliore" aux "piccoli
numeri degl'intendenti" (30), c'est-à-dire
pour éviter une cloture oligarchique ou "professionnelle"
du gouvernement. Le texte de Palmieri est suffisamment vague
et ambigu sur la définition de la civiltà
pour que, lu dans un autre contexte, loin de la Florence
républicaine dans le temps et dans l'espace, il puisse
être perçu comme un simple traité de
comportement : ce sera largement le cas en France après
sa traduction par Claude Gruget en 1557, l'ouvrage de Palmieri
pouvant avoir dès lors un statut comparable à
celui du Livre du courtisan de Castiglione ou, plus
tard, à celui du Galatée de Della Casa
(31). En effet, le propos de Palmieri fait l'impasse
sur l'histoire réelle de la république (32).
C'est justement cette histoire brûlante qui, à
partir de 1494, va contraindre les Florentins à repenser
leur chère république. |
|
Notes
(1)
Outre The Crisis of the early italian Renaissance,
on se reportera pour cette question de l'humanisme civique
aux deux volumes d'articles de Hans Baron parus en 1988
sous le titre In Search of Florentine Civic Humanism.
(2)
Nous pensons notamment aux Fondations de la pensée
politique moderne et au Moment machiavélien.
(3)
Pocock dans son importante préface inédite
à l'édition italienne du Machiavellian
Moment (Il momento machiavelliano, Bologna, Il
Mulino, 1980) remarquait, en réponse aux critiques
soulevées en Italie par son livre, que Skinner et
lui-même avaient en commun de considérer que
"l'histoire de la pensée politique peut être
écrite avec une plus grande exactitude et une plus
grande pertinence si l'attention est polarisée sur
les actes concrets de formulation et de conceptualisation
effectués par les différents penseurs qui
agissent comme des sujets actifs dans le cadre du discours
humain et si l'on prend en compte prioritairement les matrices
des "langages disponibles" auxquels les penseurs sont obligés
de recourir, même s'ils les modifient justement avec
leurs actes et interventions personnelles" (op. cit., p.
17, c'est nous qui traduisons).
(4)
La traduction française hésite, quant à
elle, entre "civique" - dominant - et "civil".
(5)
Les limites chronologiques de ce "moment républicain"
seraient respectivement, suivant les cas, soit le XIIIe
siècle et le milieu du XVIe (Skinner), soit la fin
du XIVe siècle et ce même milieu du XVIe (Baron,
Pocock). Voir aussi, sur ce débat, l'article de Michel
Senellart "Républicanisme, bien commun et liberté
individuelle : le modèle machiavélien selon
Quentin Skinner" (Revue d'éthique et de théologie
morale, n°193, juin 1995, p. 27-64).
(6)
L'ouvrage d'Elias auquel nous nous référons
ici est, bien sûr, avant tout, son livre majeur Uber
den Prozess der Zivilisation (édition originale
publiée à Bâle en 1939 en deux tomes
; voir, sa traduction incomplète en français,
La civilisation des moeurs, Paris, Calmann Levy,
1973 - et La dynamique de l'Occident, Paris, Calmann
Levy, 1975 - ; voir aussi, à ce propos, du même
auteur, La société de cour, Paris,
Calmann Levy, 1974 - dont l'édition allemande originale
date de 1969). Cette distance prise par rapport au "processus
de civilisation" vaudrait sans doute beaucoup moins pour
des structures politiques signorili comme Ferrare, Mantoue,
Urbin, voire Milan, Naples ou Turin.
(7)
Qui plus est, on peut même retrouver à l'occasion
- par exemple chez Machiavel ou, à un moindre degré,
Guicciardini lorsqu'ils évoquent les Suisses - la
formulation d'un lien d'interdépendance entre la
civiltà républicaine et une certaine rudesse
des moeurs.
(8)
Ce terme de conversazione civile se retrouve fréquemment
sous la plume des humanistes florentins du XVe siècle
dans son sens socio-politique.
(9)
Il s'agit de l'ouvrage intitulé La civil conversazione,
publié en 1574, écrit - ce qui n'est pas un
hasard - par un sujet des Gonzague de Mantoue, natif de
Casale Monferrato, petite ville de province du nord de l'Italie
n'ayant jamais eu de rôle politique notable dans l'Italie
républicaine des comuni. On consultera ce dialogue
dans la monumentale édition de Amedeo Quondam (Modena,
Franco Cosimo Panini editore, 1993, 2 volumes). On y remarquera,
par exemple, que Guazzo assimile Cortesia et civilità
(vol. 1, p. 60) ou politezza et civilità
(vol. 1, p. 259).
(10)
D'où deux autres ambiguïtés significatives,
celle de stato et de vivere (sur lesquelles
nous revenons dans d'autres travaux, voir les notes et la
postface à notre édition des Ecrits politiques
de Francesco Guicciardini, Paris, PUF, 1997) ; d'où
aussi le fait que l'on n'a pas besoin d'attendre le triomphe
du classicisme tridentin et la faillite des républiques
communales pour faire le lien entre la civilità
et una forma del vivere, contrairement à ce
que semblent supposer les études récentes
sur le classicisme et les traités de comportements
au XVIe siècle (sur ce point, voir, pour un point
de vue différent l'introduction d'Amedeo Quondam
à son édition, citée plus haut, de
la Civil conversazione).
(11)
Auquel on pourrait ajouter l'adverbe civilmente.
(12)
Il n'est d'ailleurs pas indifférent à cet
égard de remarquer que le nom de cittadino
(citoyen) dérive de civitas, par l'intermédiaire
de cittade (città, "ville"). En revanche,
c'est du substantif latin civis et de ses dérivés
que vient l'adjectif civile. Civis, "citoyen",
est même un substantif si central et si évident
dans le vocabulaire politique romain antique que, dans sa
thèse de droit consacré au "vocabulaire latin
des relations et des partis politiques"; Paris, Belles Lettres,
1963 et 1972, Hellegouarc'h ne l'interroge pas, pas plus
qu'aucun de ses dérivés (les termes en question
ne figurant même pas dans le lexique et l'index final
de cet ouvrage). Or, civile, malgré quelques
occurrences au XVe siècle, notamment chez Matteo
Palmieri (i civili pour les citoyens ,
voir infra note 22), ne parvient pas à s'imposer
comme substantif : ne peut-on pas y déceler un indice
de la variabilité et de la subsidiarité de
civile dans la langue vulgaire italienne ? Au contraire,
cittadino est, quant à lui, solidement ancré
dans la matérialité palpable de la ville libre
(la città) enserrée dans ses murailles,
dominatrice de son contado (le plat pays )
et des villes sujettes (la vraie ambiguïté de
cittadino, qui concerne la définition restrictive
de la citoyenneté, étant, quant à elle,
soigneusement occultée). En outre, on peut aussi
remarquer que civilità vient directement de
civilitas dont il conserve certains des sens (notamment,
chez Machiavel : par exemple, accogliere alla civiltà
dans le sens de donner le droit de cité )
. Quintilien, quant à lui, (Institutions oratoires,
II, 15, 25) traduisait politiken par civilitatem.
Le dictionnaire de Forcellini montre que l'on retrouve en
latin une pluralité d'emploi et de sens pour civilitas
: urbanité, droit de cité, art de gouverner
la chose publique. En revanche, les sens de civilitas
comme société politique (vivere civile)
ou forme de gouvernement (governo civile) n'apparaissent
jamais en latin.
En français, civilité ne conserve
un sens politique que jusquau milieu du XVIe siècle
(voir par exemple les traductions dAristote par Oresme,
au XIVe et les occurences dans le dictionnaire de la langue
française du XVIe siècle de Huguet); à
partir du XVIIe siècle, par exemple dans le dictionnaire
de Furetière, civilité ne revoie
plus quà une manière honneste,
douce et polie dagir, de converser ensemble .
Nous avons choisi, dans cette étude, de réutiliser
civilité pour traduire civilità
.
(13)
Nous citerons ces deux textes dans les éditions suivantes
: Leon Battista Alberti, I Libri della Famiglia,
a cura di Ruggiero Romano e Alberto Tenenti, nuova edizione
a cura di Francesco Furlan, Torino, Einaudi, 1994 et Matteo
Palmieri, Vita civile, a cura di Gino Belloni, Firenze,
Sansoni, 1982.
(14)
"très prudent et très civil", "très
civils et très modestes", "usage et vivre civil",
"oisivetés très honnêtes et très
civiles", "je reste net, poli et civil".
(15)
Op. cit., p. 248 : "Dans la ville la jeunesse apprend la
civilité".
(16)
"L'usage civil" abonde en "merveilleux actes de noblesse".
(17)
Contrairement à Alberto Tenenti dans ses notes au
chef d'oeuvre d'Alberti - voir, par exemple, I Libri
della Famiglia, op. cit., p. 52 - les deux termes de
civiltà et de civilità ne ne
nous semblent pas dissociables. Voir aussi, à ce
propos, l'article de Tenenti intitulé "Civilità"
e civiltà in Machiavelli (in Il Pensiero Politico,
1971, anno IV, n°2, pp. 161-174).
(18)
Il est intéressant de constater plus généralement
que le vocabulaire de la civilità semble présent
avant tout dans les traités ou dialogues à
portée théorique et dans l'historiographie
à prétention littéraire, alors même
qu'on en trouve très peu d'occurrences dans les textes
plus quotidiens (livres de raison, pratiche, chroniques).
Dans les procès-verbaux des pratiche (ces réunions
informelles et périodiques de sages citoyens convoqués
par la Seigneurie pour donner un avis sur une situation
d'urgence) on dit plus volontiers la città
ou la repubblica (souvent avec un adjectif possessif
affectif "nostra" ou "vostra") pour désigner
la communauté des citoyens.
(19)
Op. cit., p. 52-53 : "avec ces vertus les hommes bons se
gouvernent et gouvernent leurs affaires ; ensuite, une fois
devenus gouverneurs des républiques, ils les font
croître, les conseillent et les défendent ;
et, de ces vertus procèdent la piété
paternelle, l'amour filial, la charité parentale,
la protection par les amis, et, en dernier lieu, le gouvernement
public et le salut universel de l'union et de la concorde
civiles".
(20)
Il n'est pas indifférent, à cet égard,
de constater que la référence explicite aux
quatre vertus cardinales (prudence, courage (fortezza),
tempérance et justice) va de pair avec un certain
désintérêt pour les trois vertus théologales
- foi, espoir et charité.
(21)
Leonardo Bruni, dans ses traductions d'Aristote, traduit
politeia par respublica, politica par
precepta circa reempublicam. Pour lui, ce qui relevait,
dans la traduction de Guillaume de Moerbecke des "politici
intellectus et theoria", est le domaine de la "civilis
intelligentia et speculationis" (Paris, édition
de 1506, VII, 2 ; cité par Maurizio Viroli dans son
article "Machiavelli and the republican idea of politics"
- in Machiavelli and repubblicanism, G. Bock, Q.
Skinner et M. Viroli (eds), Cambridge, Cambridge University
Press, 1990, p. 147). Voir aussi, à ce propos, la
définition, par Salutati, de la scientia civilis
qui ne concerne que la civitas en tant que communauté
de citoyens liés par la loi (in Salutati, De nobilitate
legum et medicinae, a cura di E. Garin, Florence, 1947,
cap. X).
(22)
Op. cit., p. 61 : "de quelle façon l'homme s'y prend,
dans la vie civique, pour s'exercer à ces hauts faits
dignes des oeuvres vertueuses, montrant ainsi comment l'on
vit en homme prudent, tempéré et fort, ces
trois principales qualités en lesquelles réside
l'honnêteté des citoyens".
(23)
L'auteur insiste sur "la forza del luogo, tempo e circunstanti
persone" ("la force du lieu, du temps et des personnes
présentes") qui fait que "alle volte vitupera
le cose che per loro stessi sarebbono honeste e bene"
("parfois il condamne des choses qui en elles-mêmes
auraient été honnêtes et bonnes"), op.
cit., p. 92).
(24)
"Le bien civil suprême" (ibid., p. 115).
(25)
Ibid., p. 131-32 ("tout bon citoyen qui est placé
dans une magistrature où il représente l'un
des membres principaux de la cité, doit comprendre,
avant tout autre chose, qu'il n'est pas une personne privée
mais qu'il représente la personne universelle de
la cité tout entière, qu'il est la république
animée" (c'est nous qui soulignons). On pourrait
rapprocher cette dichotomie personne privée/personne
universelle des ambiguïtés sur les sens du terme
de stato qui peut renvoyer, d'une part, à
la détention personnel d'un bien, d'une position
ou d'un pouvoir et, d'autre part, à l'incarnation
matérielle, historique, de ce pouvoir ou de ce régime
(non sans que demeure parfois des cas où les deux
acceptions se croisent et s'entrecoupent, voire se confondent).
(26)
Op. cit., vol. 1, p. 40 : "vivre civilement ne dépend
pas de la cité mais des qualités de l'esprit"
; "c'est ainsi que j'entends la conversation civile non
par rapport à la seule cité, mais eu égard
aux coutumes et aux manières qui la rendent civile.
Et de même que les lois et les coutumes civiles sont
répandues non seulement dans les villes mais dans
les hameaux, les bourgs et les peuples qui sont soumis à
la cité, de même je veux que la conversation
civile appartienne non seulement aux hommes qui vivent dans
les villes mais à tout autre espèce de personnes,
où qu'elles se trouvent et quel que soit leur état
: et, en somme, que la conversation civile soit honnête,
louable et vertueuse".
(27)
La formule est présente chez Machiavel et Guicciardini
: voir Istorie fiorentine, III, 7 et Dialogo del
reggimento di Firenze (in Ecrits politiques,
op. cit., p. 296 - où Guicciardini cite un ricordo
de Gino Capponi, remontant à la fin du XIVe siècle).
(28)
Palmieri, op. cit., p. 133-136.
(29)
Ibid., p. 139 : dans ce "chemin moins erroné" (et,
en même temps, moins "errant"), on retrouve le concept
florentin de manco male ("moindre mal"), ou meno
peggio ( moins pire ), fréquemment
utilisé par Guicciardini, mais aussi par Machiavel.
(30)
Ibid., p. 191 : "la multitude civile, en en retranchant
toutefois l'infime plèbe de la cité" doit
imposer son "jugement meilleur" au "petit nombre de ceux
qui s'y entendent".
(31)
Le chef d'oeuvre de Castiglione est traduit en français
dès 1538 (nouvelle traduction en 1580) ; la traduction
française du Galatée est publiée
en 1562 ; celle de la Civil conversazione de Guazzo
sort en 1579 (cinq ans après sa première édition
italienne).
(32)
D'une autre façon, à cause de son attention
privilégiée aux luttes extérieures
contre les tyrans milanais et au nom d'une posture oligarchique
et anti-mercantile qui ne dialogue pas avec la tradition
communale, Leonardo Bruni se garde bien de traiter des dissensions
internes et des luttes sociales dans son "histoire du peuple
florentin" (ce que lui reprochera d'ailleurs, un siècle
plus tard, Machiavel, dans son prologue général
à ses propres Histoires florentines).
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