Agrégation : Cours et documents


Documents sur Machiavel



Jean-Louis Fournel
(Paris 8 - Vincennes/Saint-Denis
CERPPI - Centre de recherche sur la pensée politique italienne, ENS Fontenay/Saint-Cloud)
et
Jean-Claude Zancarini
(ENS Fontenay/Saint-Cloud
CERPPI)

La civilità à Florence au temps des guerres d'Italie" : "âme de la cité" ou "espèce d'ânerie" ?

Communication au colloque de Montpellier (30-31 janvier 1998)
"Civisme et citoyenneté dans les traditions républicaines de l'Europe"



I) Les ambiguïtés de la vita civile


Avant de rentrer dans le vif du sujet, nous souhaiterions clarifier d'emblée, sur deux point précis, la position qui est la nôtre, afin de faire apparaître, dans un débat qui est loin d'être strictement sémantique, ce qui éloigne notre démarche des deux postures critiques qui viennent immédiatement à l'esprit lorsque l'on entreprend une réflexion sur la notion de civilità et sa généalogie : d'une part, les convictions affirmées par les tenants de l'humanisme civique ; d'autre part, les analyses du "processus de civilisation" effectuées par Norbert Elias.

En premier lieu, on sait que la catégorie interprétative d'"humanisme civique" (burgerhumanismus, umanesimo civile, civic humanism) s'est en effet imposée comme une référence obligée dans les études sur la renaissance et le républicanisme florentins (et ce depuis la sortie en 1955 de la première édition du grand livre de Hans Baron consacré à "la crise de la première renaissance italienne" (1). Ce tournant théorique d'origine anglo-américaine (même si on sait que la formation de Baron est allemande) s'est trouvé, somme toute, confirmé, avec certaines nuances chronologiques, par ce que l'on nomme parfois, de façon impropre, "l'école de Cambridge", autour des travaux de Quentin Skinner et de John Pocock (tous deux récemment... et tardivement traduits en français). Or, les auteurs de ces derniers écrits (2), quelle que soit l'attention privilégiée qu'ils entendent consacrer au "contexte linguistique" (3), ne se sont pas vraiment interrogés, nous semble-t-il, sur les implications d'éventuelles évolutions ou ambiguïtés de la terminologie sur laquelle se fonde leur présentation commune du grand "moment républicain" florentin. A commencer justement par le sens même de l'adjectif civile (ou, en anglais, civic (4)) qui, dans les traductions italiennes et anglaises du syntagme allemand, sont au coeur du questionnement. Cela nous semble d'autant plus regrettable que le postulat des tenants de l'"humanisme civique" est que l'on pourrait affirmer l'existence d'un bloc républicain unique, doté d'une perception du monde et d'une grille de lecture commune de la vie de la cité (5). Le problème est d'autant plus aigu que, à lire précisément les textes des auteurs florentins de cette période et à tenter de les traduire avec un minimum de rigueur et de cohérence, on s'aperçoit que la langue de la politique, surtout à partir de la fin du XVe siècle, y est bien souvent lourde d'ambiguïtés et de contradictions potentielles, minée qu'elle est par la conjonction des bouleversements de la conjoncture (marquée par le début des guerres d'Italie) avec la jeunesse de l'instrument utilisé (la langue vulgaire), réservé essentiellement jusqu'alors aux textes de divertissements et de fiction ou aux chroniques.

L'enjeu est donc de voir si le flottement et l'indétermination du concept de civilità (et des autres termes du même réseau sémantique, notamment l'adjectif civile) ne pourraient pas être de quelque utilité pour avancer une chronologie différente du républicanisme florentin qui nous conduirait à distinguer non pas "un" mais "des" républicanismes florentins, quelles que puissent être certaines lignes de continuité. En confrontant les uns aux autres des usages et des sens différents qui subsistent au même moment, en se demandant si ces distinctions ont ou non une simple valeur épisodique, en intégrant dans l'analyse la permanence des confusions ou des ambiguïtés et le flou des frontières sémantiques, nous considérons que nous pouvons en apprendre beaucoup sur les formes de la vie politique florentine et sur l'idée que les Florentins s'en font.

En second lieu, tout comme il est difficile pour nous de croire qu'il existe un seul "bloc" temporel et notionnel unitaire durant près de deux siècles (voire même plus...), il est bien délicat de postuler une quelconque linéarité progressive, et rassurante, dans l'évolution des emplois qui sont faits des termes étudiés. C'est la raison pour laquelle cette réflexion sur la civilità se démarquera également de la perspective de Norbert Elias. Non que nous voulions remettre en cause la pertinence des analyses sociologiques d'Elias, fondées essentiellement sur la France et l'Allemagne des XVIIe et des XVIIIe siècles. Mais, tout simplement, elles ne nous semblent pas opératoires pour la Florence républicaine de la Renaissance (6). Dans le parcours que nous retracerons, on a du mal à retrouver l'intériorisation d'une norme de comportement non politique par les individus : il n'y a pas à Florence de modalité "républicaine" du passage d'une signification politique de la notion de civilità à un sens qui en limiterait l'emploi au domaine des moeurs et des "bonnes manières", au gouvernement des paroles, des gestes et des corps en société (7). De fait, il est malaisé de retrouver à Florence un passage clair de la conversazione civile (8) (en tant que commerce civique entre les citoyens de la ville) alla civil conversazione (en tant que conversation entre gens du même monde), pour reprendre un concept qui fit florès dans toute l'Europe d'Ancien régime à partir de la fin du XVIe siècle et de la diffusion du dialogue homonyme de Stefano Guazzo (9).

Nous considérerons ici une période qui s'étend peu ou prou de 1430 à 1570, c'est-à-dire de la cité-Etat des chanceliers humanistes à la chute de la république et à l'instauration du grand-duché de Toscane parce que ce dernier tournant marque le passage définitif de la communauté de citoyens - porte-drapeau d'une proposition politique à la fois très florentine et universelle - à un Etat territorial et régional - voire provincial - à la périphérie de l'Europe des grandes monarchies nationales.

Tout au long de cette période, le terme de civiltà ou civilità - et ses dérivés - n'a jamais un sens univoque. Il y subsiste constamment une double référence : référence à la forme du régime politique en vigueur et référence au style de vie que se doit d'adopter le bon citoyen dans une république (10). Mais l'ambiguïté n'est pas indétermination ; au contraire, elle traduit, d'une part, la complexité du rapport entre les individus et la collectivité (la dépendance de ceux-ci par rapport à celle-là mais aussi l'inexistence de celle-là sans ceux-ci, dont elle n'est que la somme) et, d'autre part, la modification des équilibres entre les différents paramètres de l'analyse politique. Autant et plus que le substantif de civilità, qui renvoie presque toujours à la communauté des citoyens, c'est dès lors l'adjectif civile (11) qui nous aidera à saisir ces variations, selon qu'il est plus souvent accolé au substantif de vita et à celui de conversazione (dans un premier temps tout au long du Quattrocento), ou encore à celui de governo et à celui, plus neutre, de modi (à partir de Savonarole et de 1494), ou enfin (au même moment et jusqu'à la fin de la période considérée), à ceux de divisioni, contese, discordie (12).

Si cittadino ("citoyen") ne semble pas se prêter à de multiples interprétations ou emplois, civile renvoie donc d'emblée à une série de domaines et de connotations qui, pour partie, se recouvrent et se conditionnent l'une l'autre : au XVe siècle, ce qui est civile c'est, tour à tour, et parfois en même temps, ce qui relève du droit (de la sphère et des procédures juridiques), des moeurs policées de la vie en ville (l'urbanité), des situations de paix (par opposition aux contraintes de la guerre), de l'ordinaire et de l'intérieur de la communauté (par opposition aux situations d'urgence et aux règles spécifiques des relations avec l'extérieur), des formes de la participation au pouvoir politique. De ce fait, les acceptions les plus claires du sens de civile tendent souvent à apparaître en creux, de façon défensive, au nom d'une étrangeté radicale à ce qui n'est pas 'civile' : la bonne éducation du citoyen pacifique respectueux des procédures et des lois en vigueur dans la cité libre entend imposer sa différence face à la sujétion, à la grossièreté des moeurs de la campagne, aux passions factieuses, aux aspirations trop personnelles, à la tyrannie belliqueuse.

Deux textes des années trente du Quattrocento, deux dialogues écrits en langue vulgaire par des humanistes florentins, membres de grandes familles, illustrent ce contexte sémantique complexe : il s'agit du De familia (mieux connu sous le titre deI libri della famiglia, rédigé entre 1432 et 1437) de Leon Battista Alberti et de la Vita civile de Matteo Palmieri (achevé en 1438) (13). Comme la comparaison des deux titres en attestent, l'un ancre sa réflexion dans la sphère familiale privée alors que l'autre privilégie la communauté publique des citoyens, le second étant sans doute, pour partie, une réponse au premier. Le premier s'inscrit dans une tradition plus critique que le second qui est précieux justement parce qu'il nous donne un état de la doxa républicaine, des convictions et du système de pensée quasi naturels de tout citoyen florentin (d'où d'ailleurs son titre emblématique). Pourtant, en ce qui concerne la question qui nous préoccupe aujourd'hui, on ne constate pas de différence fondamentale entre les deux propos : au-delà des quelques acceptions clairement juridiques (ce qui est civile relevant du droit du même nom), dans leur vocabulaire de la civilità, se mêlent constamment de façon inextricable la composante politico-sociale et le renvoi aux moeurs ou coutumes spécifiques d'une vie urbaine policée (qui n'est pas incivile, dans le sens de rozza).

La conviction partagée par les deux auteurs de la bonté naturelle des institutions républicaines et du primat de la vie active les conduit à ne pas interroger le concept et à ne le charger que de connotations positives. L'usage fréquent chez Alberti, des hendiadys, agrémentés en outre parfois de superlatifs, est, à ce propos, tout à fait notable : "prudentissimo e civilissimo" (p. 24); "civilissimi e modestissimi" (p. 52); "uso e vivere civile" (p. 90); "civili onestissimi ozii" (p. 154) ; "tengomi netto, pulito, civile" (p. 214) (14). Selon l'humaniste, "Nella terra la gioventù impara la civilità" (15), car "l'uso civile" abonde en "maravigliose gentilezze" (p. 85) (16), et, à l'égal des pères de famille diligents, du bon gouvernement, des moeurs honnêtes, de l'humanité et de la franchise, la civilità rend les familles plus nombreuses et plus heureuses. Dans la plus parfaite orthodoxie aristotélicienne, et à l'image de ces marchands florentins qui vont et viennent entre leur demeure familiale ou leur boutique et le palais communal, la perfection de la famille et de la communauté politique s'enchaînent et se conditionnent l'une l'autre : la civilità (17) caractérise le mode de vie d'une communauté tout entière (i.e. son "vivre", il suo vivere) dans ses moeurs privées et dans sa vie publique sans ligne précise de partage entre les deux sphères.

Palmieri, dans un livre dont le titre manifeste l'ambition théorique (18), va plus loin et, tout en reprenant la classification traditionnelle des vertus selon Plotin et Macrobe (dans son commentaire sur le Songe de Scipion), revisitée par Pétrarque (De vita solitaria, I, 4), il fait l'éloge des virtù civili, nouant de façon déterminante les problématiques de la virtus antique, des vertus morales chrétiennes et du respect de la loi commune de la cité : "con queste virtù i buoni huomini governono loro e le loro cose ; di poi, venuti governatori delle republiche, acrescono, consigliono e difendono quelle ; da queste procede la pietà nei padri, l'amore nei figliuoli, la carità de' parenti, la difensione degli amici et ultimamente il publico governo et universale salute della civile unione et concordia" (19). Cette laïcisation de la vertu chrétienne (20) correspond parfaitement au monde politique de la "république" (21). Palmieri entend donc montrer "in che modo nella vita civile si dia opera a exercitare l'huomo nei facti degni delle operationi virtuose, dimostrando come si viva prudente, temperato e forte, che sono tre delle principali parti in che sta' tutta l'honesta de' civili" (22). Ici, la civiltà , qui renvoie à la vie en société dans la cité, à l'uso civile, ou uso e conversazione civile, à un habitus républicain, se résume au déploiement laïc des vertus traditionnelles dont chacune sera examinée au fur et à mesure du traité. Ces vertus-là n'existent qu'en situation (23), ce sont des vertus pratiques liées à la vie active et aux relations sociales et politiques, le but étant d'atteindre le "sommo bene civile" (24).

Le citoyen est alors, la métonymie de la république, non sans qu'apparaisse au passage une sorte de réflexion sur le "double corps du citoyen". En effet, dans une formulation frappante, Palmieri énonce que : "ogni buon cittadino che è posto in magistrato dove rapresenti alcuno principale membro civile, inanzi a ogni altra cosa intenda non essere privata persona ma rappresentare l'universale persona di tutta la città, et essere animata repubblica" (25).

A titre de comparaison, dans un passage fondamental, au début de La civil conversazione de Stefano Guazzo, plus d'un siècle plus tard, quand il s'agit de définir l'adjectif civile, l'auteur écrit : "il viver civilmente non dipende dalla città, ma dalle qualità dell'animo". D'où sa conclusion : "Così intendo la conversazione civile non per rispetto solo della città, ma in considerazione de' costumi e delle maniere che la rendono civile. E sì come le leggi e costumi civili sono communicati non solamente alla città, ma alle ville e castella e popoli che le sono sottoposti, così voglio che la civil conversazione appartenga nonché agli uomini che vivono nelle città, ma ad ogn'altra sorte di persone dovunque si trovino e di quale stato si siano : e insomma che la conversazione civile sia onesta, lodevole e virtuosa" (26).

Une telle position eût été de toute évidence inacceptable pour un Palmieri, comme pour tous les représentants d'une tradition républicaine de la cité-Etat, attachés aux prérogatives de la ville dominante : tous ses citoyens sont des "membres" de la république, au sens quasi corporel et physique du terme, avant d'être hommes. Chacun d'eux est une partie d'un Etat qui n'est pas une abstraction, qui n'a pas d'existence en dehors de la communauté, de vie et de destin, de ses citoyens. Et ce, à tel point que ces derniers doivent "aimer leur patrie plus que leur âme" : au-delà de l'apparente usure de la formule, ce topos florentin souligne avant tout la prédominance des vertus civiques sur les autres vertus, morales ou religieuses (27).

Mais, déjà, dans ce tableau irénique, le spectre des dissensions, divisions et autre factions intérieures - "civili", entre cives - assombrit l'horizon républicain (28). Palmieri admet que la vérité rassurante mais inaccessible s'efface devant la "meno errante via" (29). Rien n'est dit sur les choix à faire pour que "la moltitudine civile, tracto però di quella sempre l'ultima plebe della città" puisse imposer son "iudicio migliore" aux "piccoli numeri degl'intendenti" (30), c'est-à-dire pour éviter une cloture oligarchique ou "professionnelle" du gouvernement. Le texte de Palmieri est suffisamment vague et ambigu sur la définition de la civiltà pour que, lu dans un autre contexte, loin de la Florence républicaine dans le temps et dans l'espace, il puisse être perçu comme un simple traité de comportement : ce sera largement le cas en France après sa traduction par Claude Gruget en 1557, l'ouvrage de Palmieri pouvant avoir dès lors un statut comparable à celui du Livre du courtisan de Castiglione ou, plus tard, à celui du Galatée de Della Casa (31). En effet, le propos de Palmieri fait l'impasse sur l'histoire réelle de la république (32). C'est justement cette histoire brûlante qui, à partir de 1494, va contraindre les Florentins à repenser leur chère république.


Notes

(1) Outre The Crisis of the early italian Renaissance, on se reportera pour cette question de l'humanisme civique aux deux volumes d'articles de Hans Baron parus en 1988 sous le titre In Search of Florentine Civic Humanism.

(2) Nous pensons notamment aux Fondations de la pensée politique moderne et au Moment machiavélien.

(3) Pocock dans son importante préface inédite à l'édition italienne du Machiavellian Moment (Il momento machiavelliano, Bologna, Il Mulino, 1980) remarquait, en réponse aux critiques soulevées en Italie par son livre, que Skinner et lui-même avaient en commun de considérer que "l'histoire de la pensée politique peut être écrite avec une plus grande exactitude et une plus grande pertinence si l'attention est polarisée sur les actes concrets de formulation et de conceptualisation effectués par les différents penseurs qui agissent comme des sujets actifs dans le cadre du discours humain et si l'on prend en compte prioritairement les matrices des "langages disponibles" auxquels les penseurs sont obligés de recourir, même s'ils les modifient justement avec leurs actes et interventions personnelles" (op. cit., p. 17, c'est nous qui traduisons).

(4) La traduction française hésite, quant à elle, entre "civique" - dominant - et "civil".

(5) Les limites chronologiques de ce "moment républicain" seraient respectivement, suivant les cas, soit le XIIIe siècle et le milieu du XVIe (Skinner), soit la fin du XIVe siècle et ce même milieu du XVIe (Baron, Pocock). Voir aussi, sur ce débat, l'article de Michel Senellart "Républicanisme, bien commun et liberté individuelle : le modèle machiavélien selon Quentin Skinner" (Revue d'éthique et de théologie morale, n°193, juin 1995, p. 27-64).

(6) L'ouvrage d'Elias auquel nous nous référons ici est, bien sûr, avant tout, son livre majeur Uber den Prozess der Zivilisation (édition originale publiée à Bâle en 1939 en deux tomes ; voir, sa traduction incomplète en français, La civilisation des moeurs, Paris, Calmann Levy, 1973 - et La dynamique de l'Occident, Paris, Calmann Levy, 1975 - ; voir aussi, à ce propos, du même auteur, La société de cour, Paris, Calmann Levy, 1974 - dont l'édition allemande originale date de 1969). Cette distance prise par rapport au "processus de civilisation" vaudrait sans doute beaucoup moins pour des structures politiques signorili comme Ferrare, Mantoue, Urbin, voire Milan, Naples ou Turin.

(7) Qui plus est, on peut même retrouver à l'occasion - par exemple chez Machiavel ou, à un moindre degré, Guicciardini lorsqu'ils évoquent les Suisses - la formulation d'un lien d'interdépendance entre la civiltà républicaine et une certaine rudesse des moeurs.

(8) Ce terme de conversazione civile se retrouve fréquemment sous la plume des humanistes florentins du XVe siècle dans son sens socio-politique.

(9) Il s'agit de l'ouvrage intitulé La civil conversazione, publié en 1574, écrit - ce qui n'est pas un hasard - par un sujet des Gonzague de Mantoue, natif de Casale Monferrato, petite ville de province du nord de l'Italie n'ayant jamais eu de rôle politique notable dans l'Italie républicaine des comuni. On consultera ce dialogue dans la monumentale édition de Amedeo Quondam (Modena, Franco Cosimo Panini editore, 1993, 2 volumes). On y remarquera, par exemple, que Guazzo assimile Cortesia et civilità (vol. 1, p. 60) ou politezza et civilità (vol. 1, p. 259).

(10) D'où deux autres ambiguïtés significatives, celle de stato et de vivere (sur lesquelles nous revenons dans d'autres travaux, voir les notes et la postface à notre édition des Ecrits politiques de Francesco Guicciardini, Paris, PUF, 1997) ; d'où aussi le fait que l'on n'a pas besoin d'attendre le triomphe du classicisme tridentin et la faillite des républiques communales pour faire le lien entre la civilità et una forma del vivere, contrairement à ce que semblent supposer les études récentes sur le classicisme et les traités de comportements au XVIe siècle (sur ce point, voir, pour un point de vue différent l'introduction d'Amedeo Quondam à son édition, citée plus haut, de la Civil conversazione).

(11) Auquel on pourrait ajouter l'adverbe civilmente.

(12) Il n'est d'ailleurs pas indifférent à cet égard de remarquer que le nom de cittadino (citoyen) dérive de civitas, par l'intermédiaire de cittade (città, "ville"). En revanche, c'est du substantif latin civis et de ses dérivés que vient l'adjectif civile. Civis, "citoyen", est même un substantif si central et si évident dans le vocabulaire politique romain antique que, dans sa thèse de droit consacré au "vocabulaire latin des relations et des partis politiques"; Paris, Belles Lettres, 1963 et 1972, Hellegouarc'h ne l'interroge pas, pas plus qu'aucun de ses dérivés (les termes en question ne figurant même pas dans le lexique et l'index final de cet ouvrage). Or, civile, malgré quelques occurrences au XVe siècle, notamment chez Matteo Palmieri (i civili pour les “ citoyens ”, voir infra note 22), ne parvient pas à s'imposer comme substantif : ne peut-on pas y déceler un indice de la variabilité et de la subsidiarité de civile dans la langue vulgaire italienne ? Au contraire, cittadino est, quant à lui, solidement ancré dans la matérialité palpable de la ville libre (la città) enserrée dans ses murailles, dominatrice de son contado (le “ plat pays ”) et des villes sujettes (la vraie ambiguïté de cittadino, qui concerne la définition restrictive de la citoyenneté, étant, quant à elle, soigneusement occultée). En outre, on peut aussi remarquer que civilità vient directement de civilitas dont il conserve certains des sens (notamment, chez Machiavel : par exemple, accogliere alla civiltà dans le sens de “ donner le droit de cité ”) . Quintilien, quant à lui, (Institutions oratoires, II, 15, 25) traduisait politiken par civilitatem. Le dictionnaire de Forcellini montre que l'on retrouve en latin une pluralité d'emploi et de sens pour civilitas : urbanité, droit de cité, art de gouverner la chose publique. En revanche, les sens de civilitas comme société politique (vivere civile) ou forme de gouvernement (governo civile) n'apparaissent jamais en latin.
En français, “ civilité ” ne conserve un sens politique que jusqu’au milieu du XVIe siècle (voir par exemple les traductions d’Aristote par Oresme, au XIVe et les occurences dans le dictionnaire de la langue française du XVIe siècle de Huguet); à partir du XVIIe siècle, par exemple dans le dictionnaire de Furetière, “ civilité ” ne revoie plus qu’à “ une manière honneste, douce et polie d’agir, de converser ensemble ”. Nous avons choisi, dans cette étude, de réutiliser “ civilité ” pour traduire “ civilità ”.

(13) Nous citerons ces deux textes dans les éditions suivantes : Leon Battista Alberti, I Libri della Famiglia, a cura di Ruggiero Romano e Alberto Tenenti, nuova edizione a cura di Francesco Furlan, Torino, Einaudi, 1994 et Matteo Palmieri, Vita civile, a cura di Gino Belloni, Firenze, Sansoni, 1982.

(14) "très prudent et très civil", "très civils et très modestes", "usage et vivre civil", "oisivetés très honnêtes et très civiles", "je reste net, poli et civil".

(15) Op. cit., p. 248 : "Dans la ville la jeunesse apprend la civilité".

(16) "L'usage civil" abonde en "merveilleux actes de noblesse".

(17) Contrairement à Alberto Tenenti dans ses notes au chef d'oeuvre d'Alberti - voir, par exemple, I Libri della Famiglia, op. cit., p. 52 - les deux termes de civiltà et de civilità ne ne nous semblent pas dissociables. Voir aussi, à ce propos, l'article de Tenenti intitulé "Civilità" e civiltà in Machiavelli (in Il Pensiero Politico, 1971, anno IV, n°2, pp. 161-174).

(18) Il est intéressant de constater plus généralement que le vocabulaire de la civilità semble présent avant tout dans les traités ou dialogues à portée théorique et dans l'historiographie à prétention littéraire, alors même qu'on en trouve très peu d'occurrences dans les textes plus quotidiens (livres de raison, pratiche, chroniques). Dans les procès-verbaux des pratiche (ces réunions informelles et périodiques de sages citoyens convoqués par la Seigneurie pour donner un avis sur une situation d'urgence) on dit plus volontiers la città ou la repubblica (souvent avec un adjectif possessif affectif "nostra" ou "vostra") pour désigner la communauté des citoyens.

(19) Op. cit., p. 52-53 : "avec ces vertus les hommes bons se gouvernent et gouvernent leurs affaires ; ensuite, une fois devenus gouverneurs des républiques, ils les font croître, les conseillent et les défendent ; et, de ces vertus procèdent la piété paternelle, l'amour filial, la charité parentale, la protection par les amis, et, en dernier lieu, le gouvernement public et le salut universel de l'union et de la concorde civiles".

(20) Il n'est pas indifférent, à cet égard, de constater que la référence explicite aux quatre vertus cardinales (prudence, courage (fortezza), tempérance et justice) va de pair avec un certain désintérêt pour les trois vertus théologales - foi, espoir et charité.

(21) Leonardo Bruni, dans ses traductions d'Aristote, traduit politeia par respublica, politica par precepta circa reempublicam. Pour lui, ce qui relevait, dans la traduction de Guillaume de Moerbecke des "politici intellectus et theoria", est le domaine de la "civilis intelligentia et speculationis" (Paris, édition de 1506, VII, 2 ; cité par Maurizio Viroli dans son article "Machiavelli and the republican idea of politics" - in Machiavelli and repubblicanism, G. Bock, Q. Skinner et M. Viroli (eds), Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 147). Voir aussi, à ce propos, la définition, par Salutati, de la scientia civilis qui ne concerne que la civitas en tant que communauté de citoyens liés par la loi (in Salutati, De nobilitate legum et medicinae, a cura di E. Garin, Florence, 1947, cap. X).

(22) Op. cit., p. 61 : "de quelle façon l'homme s'y prend, dans la vie civique, pour s'exercer à ces hauts faits dignes des oeuvres vertueuses, montrant ainsi comment l'on vit en homme prudent, tempéré et fort, ces trois principales qualités en lesquelles réside l'honnêteté des citoyens".

(23) L'auteur insiste sur "la forza del luogo, tempo e circunstanti persone" ("la force du lieu, du temps et des personnes présentes") qui fait que "alle volte vitupera le cose che per loro stessi sarebbono honeste e bene" ("parfois il condamne des choses qui en elles-mêmes auraient été honnêtes et bonnes"), op. cit., p. 92).

(24) "Le bien civil suprême" (ibid., p. 115).

(25) Ibid., p. 131-32 ("tout bon citoyen qui est placé dans une magistrature où il représente l'un des membres principaux de la cité, doit comprendre, avant tout autre chose, qu'il n'est pas une personne privée mais qu'il représente la personne universelle de la cité tout entière, qu'il est la république animée" (c'est nous qui soulignons). On pourrait rapprocher cette dichotomie personne privée/personne universelle des ambiguïtés sur les sens du terme de stato qui peut renvoyer, d'une part, à la détention personnel d'un bien, d'une position ou d'un pouvoir et, d'autre part, à l'incarnation matérielle, historique, de ce pouvoir ou de ce régime (non sans que demeure parfois des cas où les deux acceptions se croisent et s'entrecoupent, voire se confondent).

(26) Op. cit., vol. 1, p. 40 : "vivre civilement ne dépend pas de la cité mais des qualités de l'esprit" ; "c'est ainsi que j'entends la conversation civile non par rapport à la seule cité, mais eu égard aux coutumes et aux manières qui la rendent civile. Et de même que les lois et les coutumes civiles sont répandues non seulement dans les villes mais dans les hameaux, les bourgs et les peuples qui sont soumis à la cité, de même je veux que la conversation civile appartienne non seulement aux hommes qui vivent dans les villes mais à tout autre espèce de personnes, où qu'elles se trouvent et quel que soit leur état : et, en somme, que la conversation civile soit honnête, louable et vertueuse".

(27) La formule est présente chez Machiavel et Guicciardini : voir Istorie fiorentine, III, 7 et Dialogo del reggimento di Firenze (in Ecrits politiques, op. cit., p. 296 - où Guicciardini cite un ricordo de Gino Capponi, remontant à la fin du XIVe siècle).

(28) Palmieri, op. cit., p. 133-136.

(29) Ibid., p. 139 : dans ce "chemin moins erroné" (et, en même temps, moins "errant"), on retrouve le concept florentin de manco male ("moindre mal"), ou meno peggio (“ moins pire ”), fréquemment utilisé par Guicciardini, mais aussi par Machiavel.

(30) Ibid., p. 191 : "la multitude civile, en en retranchant toutefois l'infime plèbe de la cité" doit imposer son "jugement meilleur" au "petit nombre de ceux qui s'y entendent".

(31) Le chef d'oeuvre de Castiglione est traduit en français dès 1538 (nouvelle traduction en 1580) ; la traduction française du Galatée est publiée en 1562 ; celle de la Civil conversazione de Guazzo sort en 1579 (cinq ans après sa première édition italienne).

(32) D'une autre façon, à cause de son attention privilégiée aux luttes extérieures contre les tyrans milanais et au nom d'une posture oligarchique et anti-mercantile qui ne dialogue pas avec la tradition communale, Leonardo Bruni se garde bien de traiter des dissensions internes et des luttes sociales dans son "histoire du peuple florentin" (ce que lui reprochera d'ailleurs, un siècle plus tard, Machiavel, dans son prologue général à ses propres Histoires florentines).






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