Agrégation : Cours et documents


Documents sur Machiavel



Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini
La civilità à Florence au temps des guerres d'Italie" :
"âme de la cité" ou "espèce d'ânerie" ?
(Suite)


III) En forme de "conclusion" : critique et restriction de la civilità


Mais ce dernier espoir sera vite déçu. En 1523, Clément VII place à la tête du gouvernement florentin Silvio Passerini, cardinal de Cortona (c'est-à-dire, affront suprême pour les citoyens, un "étranger" à la cité !). Chassés à nouveau de Florence, en 1527 peu après le sac de Rome par l'armée impériale, les Médicis y reviendront par la force trois ans plus tard, au terme d'un siège mémorable qui verra la dernière république florentine résister, contre toute attente, huit mois durant aux armées alliées du pape et de l'Empereur Charles Quint. Deux ans plus tard, les derniers vestiges des institutions républicaines, notamment l'ancestrale signoria, sont supprimées et Alexandre de Médicis devient "duc des Florentins", imposant explicitement une succession dynastique à la tête de l'Etat. Après la mort de ce dernier, assassiné par Lorenzaccio en janvier 1537, Côme de Médicis lui succède et va bientôt s'intituler Duc puis, en 1570, se faire couronner Grand-Duc de Toscane : la cité-Etat, disparue depuis déjà quarante années, cède alors officiellement le pas à un petit état territorial, effaçant du même coup la dernière référence à la ville et à sa communauté de citoyens (78). Qu'en est-il de la civilità dans les textes historico-politiques de cette période ? C'est vers les historiographes qu'il faut se tourner pour tenter de répondre à cette question, aucun traité politique d'importance - à l'exception des oeuvres de Donato Giannotti évoquées plus haut - n'étant produit par des Florentins à cette époque-là.

Les "histoires de Florence" qu'écrivent Benedetto Varchi (historiographe officiel de Côme), Filippo de' Nerli (contemporain de Guicciardini et conseiller de Côme) ou Bernardo Segni (autre optimate qui accepte le nouveau principat) naissent d'un besoin d'expliquer ce qui s'est passé à Florence entre 1527 et 1532, lors de ce passage violent de la dernière république au principat (79). Et, contrairement à ce que l'on pouvait attendre, ces auteurs ne sont pas avares de critiques envers Alexandre de Médicis et n'hésitent pas à exprimer, en particulier pour ce qui est de Segni (80) ou de Varchi (81), une sympathie indéniable pour la république - du moins tant que celle-ci, guidée par le prudent Capponi entre 1527 et 1529, n'avait pas été prise en main par les "enragés" (arrabbiati). Au couple - antinomique et central - de la pensée républicaine “ tyran/ordres bons ” (82) se substitue, dans ces textes, l'opposition “ tyran/prince juste ” : le point commun entre les deux binomes (le rejet systématique du “ tyran ”) permet d'établir une équivalence entre "prince juste" et "ordres bons". Du même coup, on peut à la fois condamner Alexandre de Médicis comme tyran, récupérer l'héritage de la république modérée et faire l'éloge de Côme au nom de la paix civile (83). En effet, pour ces historiens qui écrivent dans les années 1540, ce sont bien la dissension, la discorde, les déchirements internes à la cité qui ont sonné le glas de la forme républicaine de gouvernement, incapable d'assurer la stabilité et la quiete, le repos. Et c'est l'arrivée de Côme au pouvoir qui a mis fin à ces divisions endémiques en l'emportant sur les "extrémismes opposés" : la tyrannie passionnelle d'Alexandre et l'obstination aveugle des derniers républicains "enragés" Tout se passe comme si ces lecteurs de Machiavel - dont tous revendiquent la leçon - intégraient en même temps une position guichardinienne : ils retiennent du premier l'analyse de la permanence des luttes sociales internes à la cité (avec comme corollaire sa "corruption" endémique (84)) mais, oubliant que ce dernier y voyait la racine même de la liberté, soulignent à volonté la nécessité historique de leur dépassement - ici grâce à un prince juste et bon (qui peut tout à fait correspondre au "savio datore di legge" des Istorie fiorentine (85)) et qui se fait, et sait rester, l'ami du peuple selon les recommandations du chapitre IX du Prince, consacré à la définition d'un possible "prince civil".

Mais l'étrange oxymore (comment un "prince" pourrait-il être "civil"?) est en effet lourd d'une telle charge utopique et pose de tels problèmes interprétatifs qu'il n'a, semble-t-il, quasiment jamais été repris dans la pensée politique florentine de ce temps, ni même dans les textes machiavéliens postérieurs au Prince. La seule occurrence que nous connaissions de ce concept de principe civile se trouve justement dans un des textes de ces historiographes de la nouvelle Toscane, les Storie fiorentine de Bernardo Segni, lorsque sont traités l'assassinat d'Alexandre de Médicis par Lorenzaccio et le choix de Côme pour lui succéder (86). Bernardo Segni a recours à ce concept lorsqu'il déclare que Francesco Guicciardini, en favorisant, en 1537, l'élection du jeune Côme de Médicis à la tête de l'Etat florentin s'est trompé en pensant "aver fatto un Principe civile" (87). Ainsi se mêlent donc curieusement, au seuil du nouveau principat, les vieilles aspirations médiévales au rex justus et pius des miroirs des princes et les modernes réflexions nées de la guerre et de la crise des institutions républicaines (88).

Toutefois, cette justice est celle d'un seigneur et l'égalité ne renvoie plus à la similitude des droits ou devoirs des "citoyens" mais à l'appel à un traitement équitable de tous les "sujets". De fait, si nous revenons sur les circonstances précises de la référence au "prince civil" chez Segni, c'est bien d'une pensée prêtée à Guicciardini, d'une illusion, et non d'un commentaire de l'historien lui-même qu'il s'agit. Or, on sait comment furent rapidement déçus les espoirs de Guicciardini : le jeune Côme s'avéra moins maniable que les oligarques florentins ne le croyaient et s'émancipa très vite de leur tutelle (89) : le “ prince civil ” (qui n'avait jamais existé que dans les illusions des derniers rejetons des grandes familles florentines) tendit toujours plus à "s'élever" -- selon la formulation machiavélienne -- vers un principat plus "absolu".

Une forme d'equalità demeure mais elle n'est plus liée étroitement à la libertà (la célèbre libertas florentina), elle-même restreinte à la simple indépendance de l'Etat toscan (90). Déjà Guicciardini, en 1530, dans la dernière rédaction de ses "avertissements" ou ricordi, avait gommé les occurrences de cittadino (citoyen) au profit du terme de suddito (sujet) (91). Dès lors, entreprendre comme Nerli des "commentaires" sur les fatti civili de Florence c'est écrire la longue histoire (de 1215 à 1537) des conflits internes à la république, l'histoire de ses "factions", de ses "partis" et de ses "sectes" : l'arrêt de l'écriture devient explicitement déterminé par l'instauration définitive de la paix intérieure, présentée du même coup comme une véritable "fin de l'Histoire" : "non pare che più occorra far memoria dei fatti civili della nostra città perché essendo ella ridotta sotto il governo d'un tanto Principe non doveranno i nostri cittadini aver più cagione di contendere civilmente insieme delle cose dello stato e del governo della città, essendo tutta la somma del governo ridotta nell'arbitrio d'un solo Principe e d'un solo Signore" (92). Civile, chez Nerli, est de ce fait très souvent employé mais l'adjectif qualifie presque toujours les divisions de la cité et, dans la conscience malheureuse de Segni, vivere civilmente c'est vivre pacifiquement dans le respect du régime en place dès lors qu'il n'est pas ouvertement tyrannique (93), selon une des acceptions machiavéliennes possibles (mais qu'il restreint notablement). On remarque chez Varchi, en revanche, une plus grande tendance à "neutraliser" la langue et à gommer le lexique de la pensée républicaine - ou à le réserver à des digressions institutionnelles - pour renforcer l'"objectivité scientifique" de son propos.

La restriction/réduction (94) qui, à Florence, après 1530, est à l'oeuvre dans la signification - et les effets ! - de la civilità républicaine ne se fait ni sous la forme qu'appelait de ses voeux Lodovico Alamanni (le rejet méprisant d'une "ânerie") ni sous celle que théorisera bientôt Stefano Guazzo (le commerce des gens du monde) ; elle semble relever plutôt d'une triple modalité : l'effacement du terme et de la catégorie très politique à laquelle il renvoie (surtout chez Varchi) ; sa réduction à un critère de lecture historique des faiblesses passées de la république (notamment chez Nerli) ; son glissement vers un sens plus large et non républicain : la reconnaissance de la légitimité du pouvoir pacifique en place (par exemple, chez Segni).

Ces trois tendances ne renvoient jamais, encore une fois, à des choix systématiques et univoques : le même auteur peut participer tour à tour selon les passages de ses textes, de l'une, de l'autre ou de plusieurs de ces trois tendances. En outre, paradoxalement, l'adjectif civile tout comme le substantif civilità peuvent encore ponctuellement représenter des catégories de la réflexion. C'est dans ce jeu fluctuant, facilité par l'indétermination structurelle et la fragilité des notions, que se révèle toute l'ambiguïté d'une société politique florentine qui semble confondre parfois plusieurs républicanismes différents et avoir du mal à couper les ponts avec son proche passé républicain (jusqu'à récupérer une partie de ses enseignements et des pans entiers de sa tradition). Mais, après 1537, cela advient de façon morte, non productive, sans relation véritable avec le temps présent, parce que les moeurs et la participation au gouvernement de la cité, bref la vie et la politique, qui s'imbriquaient dans la civilità, se sont éloignés l'une de l'autre. Le vivere civile n’est plus alors que le respect passif d'une loi ou d'une règle à l'élaboration et à la promulgation de laquelle le sujet ne participe plus. C'est sans doute là qu'est la vraie mort de la civilità florentine (95).



Janvier 1998

Notes

(78) Dans le domaine qui nous occupe, le choix de Varchi comme historiographe officiel pourrait dès lors prendre une signification particulière : il n'est pas Florentin, revendique dans son histoire sa non-participation à la communauté des citoyens et critique la tradition mercantile ou juridique locale.

(79) Le cas de Jacopo Nardi, dernière grande voix du républicanisme, savonarolien non repenti et vieux sage respecté de tous, imprégné du vocabulaire et de la pensée de la république traditionnelle, est, dans cette perspective, un cas particulier que nous ne traiterons pas.

(80) B. Segni, Storie fiorentine, Augsburg, 1723, p. 39.

(81) Varchi peut même affirmer que le grand conseil est la seule instance "prudemment ordonnée" de l'histoire républicaine (B. Varchi, Storia fiorentina, in Opere, Milano, 1844, Vol. 1, p. 57).

(82) Varchi oppose ainsi "civilmente procedendo" a "tirannicamente procedendo" (op. cit., p. 60).

(83) Si Varchi continue à écrire l'histoire de Florence au-delà de 1532 c'est pour faire connaître à ses lecteurs "quanto sia diverso un reggimento licenzioso e confuso, ed un tirannico e violento, da quello d'un giusto e legittimo principe" (p. 340 : "combien est différent un régime licencieux et confus ou un autre tyrannique et violent de celui d'un prince juste et légitime").

(84) Varchi, op. cit., p. 60 ; voir aussi Machiavelli, Istorie fiorentine III, 1.

(85) Istorie fiorentine, III, 1, voir supra note 49.

(86) B. Segni, op. cit., fin du livre VIII et début du livre IX, p. 208-248. On peut remarquer, en général, que dans tout ce passage le champ sémantique de la civiltà, dans sa configuration machiavélienne, est très présent : voir par exemple, op. cit., p. 214 (les Médicis ne se sont pas contentés entre 1512 et 1527 des "antichi gradi" - leurs anciennes positions - mais ont voulu "trapassare ogni segno civile" - délaisser tous les signes d'une vie de cité), p. 217 (certains oligarques voient dans la mort d'Alexandre une occasion donnée à Florence de se réformer en passant à une bonne vie de cité - "riformarsi in un viver buono civile") ; p. 218 (on pensa en général que Guicciardini "cercasse di ridurre a Cosimo quella Signoria limitata e molto civile" - il "cherchait à faire passer à Côme cette Seigneurie limitée et très civile") ; p. 218 (l'élection de Côme a été effectuée aux yeux de certains oligarques "in modo civile" - "de façon civile")...

(87) Ibid., livre IX, p. 248 (c'est nous qui soulignons ; nous remercions Paul Larivaille pour avoir attiré notre attention sur ce passage). Par ailleurs, il n'est pas sans intérêt de constater que Segni - à travers ce qu'il cite d'une intervention de Guicciardini (op. cit., p. 213) - nous propose une définition du principat civil qui montre que le propos machiavélien sur la définition du vivere civile est intégré dans le raisonnement des Florentins du milieu du XVIe siècle, puisque "perché non potesse più alcuno sì licenziosamente fare quanto volesse nella repubblica della quale fosse capo" ("pour que personne ne puisse plus faire avec autant de licence ce qu'il voudrait dans la république dont il serait le chef"), il est bon "d'eleggerlo principe legittimo, e non assoluto con limitargli l'autorità nel comandare, e la libertà nello spendere" ("de l'élire comme prince soumis à la loi, et non absolu, en limitant son autorité dans le commandement et sa liberté dans la dépense").

(88) On remarquera au passage qu'il faudrait nuancer l'inscription de la rédaction du Prince dans la lignée des "miroirs des princes". Sur ce point, voir Michel Senellart, Les Arts de gouverner, Paris, Seuil, 1995.

(89) Bernardo Segni va même jusqu'à avancer, comme clausule de la phrase cité plus haut sur l'illusion d'avoir fait un "prince civil", que cette déception hâta la mort d'un Guicciardini désespéré devant la tournure des événements (op. cit., p. 248 : Guicciardini "per disperato finì la vita").

(90) En 1535, les exilés florentins en appelèrent au jugement de l'Empereur Charles Quint car ils accusaient Alexandre de Médicis de ne pas respecter les termes du traité de capitulation qui en 1530 promettait le respect de la "liberté" de la cité. Un long débat juridique s'ensuivit dans lequel Francesco Guicciardini était le principal avocat du prince et Jacopo Nardi le principal porte-parole des exilés républicains. Lors de ces interventions il apparut nettement que tous les présents ne donnaient plus la même valeur aux mots du vocabulaire traditionnel de la politique florentine. Il en allait ainsi justement du terme central de libertà : pour les républicains le respect de la libertà supposait le maintien des institutions républicaines dans la cité alors que pour les partisans d'Alexandre, la libertà pouvait se restreindre à la préservation de l'"indépendance" de l'Etat toscan. Voir Jean-Claude Zancarini, “ Tradition républicaine et république nouvelle à Florence. Francesco Guicciardini et la Libertà fiorentina ”, Revue de synthèse, t. 118, 2-3, avril-sept. 1997, p. 193-205.

(91) A titre d'exemple, les vingt premiers ricordi de l'avant-dernière rédaction, datant de 1528, ont été supprimés (douze d'entre eux) ou déplacés (huit) dans la dernière rédaction, datant de 1530. Parmi ces vingt "avertissements" quatre traitaient, en 1528, du vivere populare (5, 6, 11, 19), sept du cittadino (1, 2, 5, 6, 8, 11, 20), quatre de la republica (1, 8, 9, 14) : en 1530, ces trois termes ont carrément disparu du début de l'ouvrage.

(92) Filippo de' Nerli, Commentari dei fatti civili occorsi dentro la città di Firenze dall'anno MCCXV al MDXXXVII, Augsburg, appresso David Raimondo Mertz e Giovanni Jacopo Majer, 1728, p. 301. Voir, à ce propos, Jean-Louis Fournel, "Cessazione della guerra e fine della storia in alcuni storici fiorentini della prima parte del cinquecento", à paraître (La "riscoperta " del Guicciardini, E. Baldini et M. Guglielminetti (eds), Gênes, Name, 1999, colloque organisé à Turin en novembre 1997 par la Fondation Firpo, le CERPPI et la Faculté des Lettres de l'Université de Turin).

(93) B. Segni, op. cit., p. 127.

(94) Cette "réduction" historique du sens de civiltà se distingue selon nous des deux réductions qui sont à l'oeuvre dans les analyses produites par une certaine lignée anglo-américaine et par les écrits de Norbert Elias, analyses par rapport auxquelles nous prenions nos distances au début de cette intervention. Les premières ont en effet une vision idéalisée de la république florentine et ne prennent pas suffisamment en compte les ruptures et les ambiguïtés de la pensée et des pratiques politique qui s'y développent. Les secondes, poussé par une posture trop strictement sociologique et anthropologique, se fondent de façon un peu trop linéaire, et quelque peu téléologique, sur une progression inexorable vers l'Etat absolu, le contrôle de la violence individuelle et la société de cour.

(95) Dans cette mesure-là, ce n'est pas à proprement parler la position synthétisée dans le bon mot (una certa asineria) de Lodovico Alamanni qui l'emporte. Du même coup, la légende noire prévalant souvent dans l'analyse de la Florence de Côme mérite d'être assortie de quelques nuances. Le principat ne fait pas s'abattre sur la cité libre une chape de plomb et ne réprime pas systématiquement les idées et les hommes qui illustrent le passé républicain de Florence : cette pensée républicaine est bien plutôt comme lobotomisée, vidée, privée de son suc et de son sang au fur et à mesure que Florence et la Toscane s'enferment dans un provincialisme périphérique.






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