Agrégation : Cours et documents


Documents sur Machiavel


Jean-Claude Zancarini
(ENS Fontenay/Saint-Cloud
CERPPI)
République et principat à Florence
pendant les guerres d'Italie



Nous envisagerons ici le débat théorique et pratique entre république et principat (1), à Florence, de 1494 aux années 1530, période qui commence par la chute d'un gouvernement "tendant vers le principat" et par la mise en place d'une forme nouvelle de république et qui se termine par le retour définitif des Médicis et l'instauration du principat (2). Un moment et un lieu, donc. Le moment c'est celui des guerres d'Italie : il s'agit d'une coupure fondamentale dont le sens n'échappe pas aux contemporains : tout a été bouleversé par l'arrivée des troupes françaises en Italie. L'état de guerre est une donnée permanente que résume une formule employée par Machiavel dans une lettre envoyée à Francesco Guicciardini "sempre mentre ch'io ho di ricordo o e' si fece guerra o e' se ne ragionò (3)" ; la guerre entraîne une mutazione delle cose -- une variation, un bouleversement des choses : rien n'est plus comme avant. Dès 1508, Guicciardini résume en une phrase le sens qu'a pris la "descente de Charles VIII" : "Ainsi était entrée en Italie une flamme, une peste qui non seulement changea [mutó] les États, mais aussi les façons de les gouverner et les façons de faire la guerre." Trente ans plus tard, en rédigeant son Histoire d'Italie qu'il fait débuter précisément en 1494, "année qui ouvrit la porte à d'innombrables et horribles calamités", il développe cette formule, la précise mais n'en change pas le sens : c'est bien une période nouvelle qui a commencé en 1494. Lorsque Charles VIII entra à Asti le 9 septembre 1494, il apporta avec lui en Italie "les menaces d'innombrables calamités, d'accidents très horribles, et le changement de presque toute chose. Avec son passage en effet commencèrent non seulement les mutations d'États, subversions de royaumes, ravages de contrée, ruine de villes, massacres fort cruels, mais aussi nouvelles habitudes, nouvelles moeurs, nouvelles et sanglantes façons de guerroyer, maladies inconnues jusqu'à ce jour ; et les instruments du repos et de la concorde italiens furent à tel point désordonnés que [...] d'autres nations étrangères, d'autres armées barbares eurent tout loisir de la fouler aux pieds impitoyablement et de la dévaster (4)."

Après, donc, la spécificité du moment, le lieu : Florence avec sa tradition républicaine, son attachement à la libertà, terme signifiant à la fois l'indépendance de la cité et la forme républicaine de son gouvernement -- et ce malgré les soixante années de gouvernement médicéen qui tendait vers le principat. La conjoncture qu'ouvre l'état de guerre amène la mise en place d'une forme politique nouvelle, le grand conseil. La réflexion des républicains florentins part de l'analyse de cette conjoncture nouvelle : analyse pratique, pragmatique. On connaît la formule de Machiavel - andare drieto alla verità effettuale della cosa (5) ; Francesco Guicciardini indique pour sa part qu'il faut considérer la natura delle cose in verità et qu'il ne faut pas se laisser aveugler par la "splendeur des mots" mais considérer la "substance des choses" (6). Il s'agit pour l'un comme pour l'autre d'appliquer cette forme réaliste d'analyse à une situation concrète : la qualità de' tempi, la condizione de' tempi... On rencontre d'ailleurs des formulations semblables, au tout début de la période historique considérée, dans les sermons sur Aggée de Savonarole prononcés en décembre 94, au moment même où le débat porte sur la réforme du gouvernement de Florence après la fuite de Pierre de Médicis : il faut, dit Savonarole, tenir compte des mutationi e diversità de' tempi et, en fonction de ces changements et diversités, ne pas hésiter à changer les lois et les formes de la vie en commun [nuove leggi e nuovi modi del vivere] (7). Le caractère nouveau de l'expérience vécue est donc perçu d'emblée, et marque profondément les débats théoriques et politiques qui portent sur la réforme de Florence.

Nous présenterons d'abord les modalités de la naissance du Grand Conseil en novembre-décembre 1494, ses rapports avec la tradition républicaine florentine du vivere populare, fondé sur la notion de libertas florentina, l'importance de la référence au modèle vénitien puis le rôle et la posture théorique de Girolamo Savonarola dans le débat qui se déroule. Ensuite, en étudiant brièvement le Discursus Florentinarum rerum de Machiavel puis le Dialogo del Reggimento di Firenze de Guicciardini, nous présenterons certains aspects de la dynamique théorique que produit l'existence de ce qui fonctionne, dès lors, comme un modèle nouveau, où se lient indissolublement libertas et Grand Conseil, lieu de la souveraineté populaire. En effet, tous les débats politiques qui se déroulent à Florence au rythme rapide des changements de situation (8) font référence à l'expérience de la république du Grand Conseil : fût-ce pour réfuter l'idée même de souveraineté populaire et prôner le principat, personne ne peut raisonner sans tenir compte du fait que les Florentins, de 1494 à 1512, ont, selon l'expression de Francesco Guicciardini, "goûté au Grand Conseil" (9).


I. La naissance du Grand Conseil : Florence, 1494


C'est au cri de popolo et libertà que les Florentins en armes chassent Pierre de Médicis le 9 novembre 1494. Dès lors se pose la question de la "façon de régir et de gouverner " (10) Florence. On peut tenir pour assuré que le peuple florentin aspire avant tout à en finir avec le régime médicéen pour revenir aux formes institutionnelles d'avant 1434. En effet, pour bonne part des grandes familles florentines qui avaient été mises à l'écart du pouvoir par la prédominance des Médicis, il s'agissait de fermer une parenthèse et de revenir au gouvernement oligarchique qui avait été en vigueur de 1393 à 1434.

C'est dans ce sens que vont les premières décisions politiques qui sont prises, le 2 décembre 1494. La Signoria (organe exécutif élu pour deux mois, formé de huit prieurs et d'un gonfalonier de justice) convoque un parlamento, assemblée de tout le peuple de Florence, et fait adopter une série de mesures entérinant la fin du pouvoir des Médicis. Le recours au parlamento est, en soi, un signe : c'est l'utilisation d'une pratique qui s'ancre dans la tradition communale et qui indique - fût-ce sous une forme manipulée - la souveraineté populaire en matière politique. Le chroniqueur contemporain Luca Landucci décrit et analyse ce moment : "E a dì 2 di dicembre 1494, martedì, si fece Parlamento in Piazza de' Signori, circa a ore 22, e venne in piazza tutti e' gonfaloni, che ognuno aveva dietro tutti e' sua cittadini senza arme. Solo fu ordinato armati assai alle bocche di piazza ; e lessesi molte cose e statuti che furono parecchi fogli scritti. E prima fu dimandato al popolo se in piazza era e' due terzi de' cittadini. Fu risposto da' circunstanti che sì. Allora si cominciò a leggere : e dissono ne' detti capitoli, ch'annullavano tutte le leggi dal trentaquattro in qua, e annullavano e' Settanta e' Dieci, e Otto di balia e che si dovessi fare col Consiglio del Popolo e Comune, e serrare le borse e fare a tratte, come si soleva vivere a Comune ; e fare uno isquittino più presto si potrà. E per al presente facevano 20 uomini de' più nobili e savi, c'avessino a fare al presente la Signoria e gli altri Offici, insieme alla Signoria e' Collegi, tanto fussi ordinato lo squittino (11)". Le parlamento supprime les institutions médicéennes et rétablit les formes anciennes du vivere comune en faisant revivre les conseils du Popolo et du Comune tombés en désuétude durant le gouvernement des Médicis : il s'agit de "vivre comme on en avait l'habitude sous le Comune" (come si soleva vivere a Comune). Cette tendance au retour à des modèles anciens est à la fois renforcée et précisée par l'élection, le lendemain 3 décembre, des vingt accoppiatori : ils sont tous choisis "parmi les premiers de la cité (12)", c'est-à-dire issus des grandes familles de l'oligarchie.

Le peuple qui venait de répondre "oui" à la longue liste des propositions lues par le notaire de la Signoria aspirait certainement avant tout à un retour au vecchio ordine, à l'ordre ancien, sans avoir en tête une forme précise de gouvernement. Mais la tradition à laquelle se réfèrent et aspirent les Florentins n'est pas seulement inscrite dans les mémoires : l'idée de libertà est formalisée dans des textes, depuis plus d'un siècle. Les écrits de Coluccio Salutati et, plus encore, de Leonardo Bruni, définissent les concepts qui régissent le fonctionnement politique de la Florence pré-médicéenne ; au centre du système de valeurs, il y a la libertas florentina. Ce "concept ambivalent (13)" désigne à la fois, et souvent simultanément, la liberté républicaine et l'indépendance. Il apparaît dès le milieu du XIVe siècle dans la propagande florentine pour favoriser un front commun des cités toscanes contre les Visconti, alors ducs de Milan, puis, au moment de la guerre des Huit Saints (1375-1378), contre la papauté. Coluccio Salutati, chancelier de 1375 à 1406, l'utilise dans les lettres officielles qu'il envoie au nom de la république florentine et, en particulier, dans son Invectiva in Antonium Luschum (1403), réponse à un texte anti-florentin d'Antonio Luschi, chancelier de Giangaleazzo Visconti. Le disciple et successeur de Salutati à la chancellerie, Leonardo Bruni théorise la libertas florentina dans sa Laudatio florentinae urbis (1403-1404), dans sa lettre à Sigismond, roi des Romains (ca 1413) et dans le traité en grec sur les institutions florentines qu'il écrit à l'occasion du concile de Florence (1439). Liberté et justice vont de pair : "non est libertas sine iusticia" écrit Salutati et Bruni affirme pour sa part "et liberta viget iustitia sanctissime in civitate servatur" ; conservée et préservée, la liberté républicaine implique que chacun soit soumis aux lois et il faut donc, de ce fait, qu'il y ait égalité entre les citoyens. Ce concept d'égalité est donc, avec la liberté et la justice, le troisième pilier du fonctionnement politique de la cité - "leges igitur nostre omnes ad hoc unum tendunt, ut paritas sit et equalitas inter se civibus ; in quo est mera ac vera libertas" écrit Leonardo Bruni dans sa lettre à Sigismond roi des Romains ; l'égalité consiste, pour chaque citoyen, à pouvoir accéder aux charges et au gouvernement de la république.

La trilogie libertas, iustitia, equalitas est à coup sûr dans les têtes, de même que l'aspiration au vivere populare ; mais le retour pur et simple au passé, c'est-à-dire à la domination des grandes familles exclues du pouvoir par les Médicis est loin de satisfaire tout le monde. Les réactions au parlamento du 2 décembre ne sont pas aussi unanimes qu'il y paraissait : une partie de l'oligarchie est favorable à un gouvernement "plus large", "plus populaire" ; quant à ceux qui se sont soulevés en masse contre Pierre de Médicis, les "citoyens médiocres", ils aspirent également à plus de larghezza, à plus d'ouverture. Une sorte de délégation de ces "hommes du milieu" (uomini di mezzo, disent les contemporains) se rend, d'après le chroniqueur Piero Parenti, auprès des Signori pour protester contre l'autorité confiée aux vingt accoppiatori (14). Si cette délégation est pratiquement chassée, il n'en reste pas moins que, vingt jours plus tard, les 22 et 23 décembre, c'est finalement une interprétation large du vivere populare et de la libertas qui l'emporte avec la décision d'instituer le Grand Conseil, "forme nouvelle" de gouvernement, jamais vue auparavant dans la cité (15). Que se passe-t-il donc pendant les trois semaines qui séparent le parlamento du vote instituant le Grand Conseil ? L'un des discours -- publié par G. Guidi -- adressé durant le mois de décembre à la Signoria (qui avait suscité des avis sur la forme à donner au gouvernement) peut nous servir de guide. L'analyse de l'auteur anonyme (16) est remarquable de clarté : une situation extraordinaire - la venue des troupes françaises de Charles VIII - a provoqué la chute de la tyrannie des Médicis ; chacun aspire à la libertà et à l'equalità ; à situation extraordinaire, moyens extraordinaires : il faut donc choisir une forme nouvelle de gouvernement, en écoutant la prédication de Savonarole et en empruntant aux Vénitiens les formes politiques qui peuvent s'intégrer dans la tradition florentine.

L'intervention de Savonarole est perçue comme déterminante par les contemporains de la crise florentine (Luca Landucci, Piero Parenti, Manfredo de' Manfredi, ambassadeur du duc de Ferrare à Florence). L'historiographie florentine immédiatement postérieure confirme ce jugement : dans sa Storia d'Italia (II, 9), Francesco Guicciardini estime qu'une forme moins large - non tanto larga - de gouvernement l'aurait emporté "si dans la décision des hommes ne s'était mêlée l'autorité divine, par la bouche de Jérôme Savonarole de Ferrare, frère de l'ordre des Prêcheurs " (17).

Il ne s'agit pas ici de faire croire que l'idée du Grand Conseil ait été le fait de Savonarole seul, mais d'insister sur les modalités d'une intervention qui fut politiquement déterminante parce que celui qui l'énonçait donnait sens aux événements "extraordinaires" que la cité vivait. C'est dans le sermon du 30 novembre 1494 que Savonarole annonce qu'il est nécessaire d'intervenir sur les questions politiques (18). Le 7 décembre 1494, il fait, pour la première fois, une brève allusion à la forme du gouvernement des Vénitiens (19) ; seul le sermon du 14 décembre contient, au sens strict, une proposition précise concernant la réforme du gouvernement. Mais -- et c'est peut-être encore plus important que les interventions à proprement parler politiques -- dans les nombreux sermons qui suivent celui du 30 novembre (20), le prieur de San Marco définit le caractère extraordinaire de la situation qu'ouvre l'arrivée de l'armée française et la fuite de Pierre de Médicis : en présentant Charles VIII comme un nouveau Cyrus et Florence comme la nouvelle Jérusalem, Savonarole définit, en termes à la fois politiques et spirituels, un moment historique spécifique. La réforme de Florence, cité renouvelée du point de vue de la politique, de la religion et de la morale, va s'étendre à toute l'Italie, à tous les États de la Chrétienté et, enfin, au monde entier car les infidèles se convertiront. Cette mission qui incombe à la cité toscane est exprimée par la métaphore du coeur et du sang que l'on trouve sous sa forme la plus frappante dans le Précis des Révélations (écrit six mois plus tard) : "Florence étant au milieu de l'Italie, comme le coeur au milieu du corps, [Dieu] a daigné élire cette cité afin que les choses y soient annoncées et que, grâce à elle, elles se répandent dans les autres lieux, comme nous le voyons présentement par expérience" (21).

C'est donc une lecture cohérente de la période de crise que frère Jérôme fournit aux Florentins et c'est à l'intérieur de cette lecture que se place l'énoncé du programme de réforme politique. Le sermon du 7 décembre s'ouvre sur le premier verset du psaume XCVII, "Cantate Domino canticum novum, quia mirabilia fecit" ; le "cantique nouveau" c'est évidemment la réforme politique de Florence qui, si elle n'est pas définie précisément, doit répondre à quelques critères qui sont, eux, clairement affirmés : elle doit empêcher quiconque de "se faire grand" ; elle doit être fondée sur "une paix universelle". Le sermon du 14 décembre explicite ce que pourrait être la réforme : s'y dessine le gouvernement du Grand Conseil, réunissant tous les citoyens aptes aux offices (beneficiati). Savonarole y défend un modèle "vénitien" fortement "florentinisé" puisqu'il s'agit de retrancher "certaines choses qui ne conviennent pas et dont nous n'avons pas besoin, comme, par exemple, le doge" ; il précise également -- ce qui implique une autre différence de taille avec le gouvernement vénitien, fondé sur la participation des seuls patriciens -- que cette "bonne forme du nouveau gouvernent" doit permettre "que les artisans soient, d'une façon ou de l'autre, faits citoyens (beneficiati)". L'autre aspect fondamental de son intervention c'est qu'il ne considère que deux gouvernements possibles pour Florence : la cité n'a le choix qu'entre le gouvernement du Grand Conseil et la tyrannie. Ce point théorique -- qui marque une rupture radicale avec la tradition thomiste dont il est issu -- Savonarole le développe d'ailleurs, quelques mois avant sa mort en 1498, dans le Traité sur la façon de régir et de gouverner la cité de Florence ; pour lui, à Florence, dans la situation historique présente -- et on remarquera le choix d'une pensée "particulière" et non plus "générale" -- seule la république fondée sur le Grand Conseil peut empêcher la tyrannie, toutes les autres formes de gouvernement aboutissant au pouvoir du tyran (22).

Les 22 et 23 décembre, la loi qui fonde le Grand Conseil, est votée à l'unanimité des Signori et des collegi (23); puis elle est présentée devant le consiglio del popolo où elle est approuvée par 289 fèves noires contre 35 fèves blanches ; le lendemain, seuls 17 membres du consiglio del comune votent contre alors que 187 s'y déclarent favorables (24). Ce vote, acquis dans des institutions -- les conseils du popolo et du comune -- qui venaient d'être rétablies et représentaient la remise en fonction du modèle communal, le retour au passé pré-médicéen, est hautement symbolique ; on assiste à la naissance d'une forme politique nouvelle : la république du Grand Conseil.

Le Grand Conseil est l'insistance de la souveraineté ; la loi votée les 22 et 23 décembre énonce : "ha tucta l'autorità, potestà et balia quanto ha tucto il popolo et comune di Firenze, nessuna cosa exceptuandone (25)". De fait, il doit voter les lois présentées par la Signoria, établir les normes du prélèvement des impôts (oneri), distribuer les charges publiques (onori), jouer le rôle d'une sorte de tribunal d'appel administratif. Il est formé de tous les beneficiati, c'est-à-dire par tous les hommes âgés de plus de vingt-neuf ans dont l'un des ancêtres a été éligible ou élu à l'un des trois offices majeurs. Sans entrer dans le détail des mécanismes institutionnels (26), on peut cependant souligner qu'il s'agit d'une forme de représentation très large : Félix Gilbert calcule que les quelque 3200 citoyens admis à participer à l'instance souveraine de la république florentine représentent environ un homme adulte -- âgé d'au moins vingt-neuf ans -- sur quatre (27).

Le Grand Conseil produit une dynamique politique -- par exemple le débat sur la façon de voter qui se déroule en 1496-1497 (28). Plus encore, il produit une dynamique idéologique : il devient très vite le symbole de la souveraineté populaire et, par conséquence, un enjeu. La première mesure prise par le parlamento qui entérine le retour des Médicis en 1512 est l'abolition du Grand Conseil ; à l'inverse, les républicains le remettent en fonction en 1527. Il faut le retour définitif des Médicis en 1530 -- après un siège que les troupes impériales et pontificales mènent pendant des mois -- pour qu'il ne soit plus loisible à un Florentin habitant sa cité de penser la libertas comme liée au Grand Conseil ; dès lors, il n'y a plus des citoyens mais, déjà, des sujets.

L'expérience de la république du Grand Conseil joue en permanence un rôle de référent, de modèle dont il faut tenir compte car c'est à son aune que l'on peut juger tout fonctionnement politique autre. Dans tout discours politique qui se tient à Florence avant que Cosme n'accède au pouvoir en 1537, le goût des Florentins pour le governo popolare est rappelé et le seul argument qui vaille contre cette aspiration c'est la force des armes : abbiamo le armi est le maître mot des tenants du principat dans le débat qui se déroule entre 1512 et 1527. Ne pouvant évidemment analyser ce débat dans sa globalité (29), nous nous contenterons ici d'envisager deux textes que Machiavel et Francesco Guicciardini écrivent après la mort, en 1519, du "jeune Laurent", duc d'Urbin, dédicataire du Prince. Il s'agit du Discursus florentinarum rerum de Machiavel, rédigé en 1520, et du Dialogo del regimento di Firenze de Francesco Guicciardini, écrit de 1521 à 1525 ; notre souci sera seulement d'indiquer comment toute hypothèse de pensée -- que ce soit le pari républicain de Machiavel ou l'aspiration à un état tempéré exprimée par Guicciardini -- s'échafaude en fonction de l'expérience du Grand Conseil.


Notes

(1) Le choix du terme de principat, au lieu de celui de monarchie, tend évidemment à indiquer que le débat entre gouvernement d’un seul et gouvernement de beaucoup s’insère pour nous dans un contexte historique précis. Le terme monarchie est parfois employé par les Florentins du XVIe siècle : il désigne alors, non la forme de gouvernement d’une cité, mais la prééminence directe ou indirecte d’une puissance sur les autres, sur le sol italien. Ainsi les Vénitiens, et plus tard Charles Quint, sont-ils soupçonnés d’aspirer à la monarchia d’Italia.

(2) Voici en quels termes Machiavel présente le début de ce processus historique : "el quale si ritirò verso il principato... dopo al quale la città volle pigliare forma di republica." Discursus Florentinarum rerum, écrit entre décembre 1520 et janvier 1521.

(3) Lettre du 3 janvier 1526.

(4) Francesco Guicciardini, Histoire d’Italie, J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini [éds], Paris, Laffont, Bouquins, 1996, vol. I, p. 63-64.

(5) Le Prince, chap. XV.

(6) Dans le Dialogo del reggimento di Firenze ; voir Francesco Guicciardini, Ecrits politiques, J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini [éds], Paris, PUF, "Fondements de la politique ", 1997, p. 298 et notre introduction, p. 23-33.

(7) Savonarola, Prediche sopra Aggeo, XVI, 17 ou 18 décembre 1494, p. 263. Sauf indication contraire, nous citons Savonarole à partir de l’Edizione nazionale delle opere di Girolamo Savonarola, Rome, Belardetti.

(8) 1502 : création du gonfaloniérat à vie ; 1512 : retour des Médicis ; 1527, rétablissement du Grand Conseil après la défaite pontificale et le sac de Rome ; 1530 : retour définitif des Médicis.

(9) Francesco Guicciardini, Ricordi, XXXVIII [édition française par J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini : Guicciardini, Avertissements politiques, Paris, Cerf, 1987].

(10) Nous traduisons ainsi l’expression italienne reggimento e governo.

(11) Luca Landucci, Diario fiorentino dal 1450 al 1516, Florence, 1985, (1e éd. 1883), p. 89.

(12) "XX ciptadini de’ primi della città con pienissima auctorità et massime di creare lo illustre magistrato della Signoria e Gonfaloniere", Bartolomeo Cerretani, Storia fiorentina. Voir Guidubaldo Guidi, Ciò che accadde al tempo della Signoria di novembre-dicembre in Firenze l’anno 1494, Florence, 1988.

(13) L’expression est de N. Rubinstein, "Florentine constitutionalism" in Florentine Studies, 1968, p. 449. Je renvoie à cet article pour les références de ce paragraphe.

(14) Ils se rendent au Palais "a contradire il parlamento, parendo che non popularmente si procedessi, con ciò fussi che a 20 uomini autorità si dessi, exoso era el dare à cittadini autorità", Piero Parenti.

(15) "Cosa nuova mai più usata nella nostra città", écrit Tommaso Ginori dans ses Ricordanze.

(16) "Ma hora che è spenta la tyrannide al tutto, e che ognuno è volto a libertà e egualità e fermezza e che Dio ci invita per bocca di chi ci ha pronuntiato e profetato el vero nell’altre grande cose, dobiamo credere che è il tempo pigliate la nostra salute e mutare scoglio, maximo veggendo che ogni altra gratia di proximo hauta è suto fuora d’ogni opera umana, e è suta straordinaria, per questo dobbiamo ancora noi uscire dello ordinario e pigliare nuova forma, et imparare da nostri vicini che già mille anni sono stati saldi in unot stato, e seguitarli in parte secondo cha patisce la condizione della terra nostra." Discorso I di anonimo, in G. Guidi, Ciò che accadde..., p. 202.

(17) "Avrebbe ne’ consigli, ne’ quali non interveniva numero molto grande di cittadini, potuto più quella sentenza che tendeva alla forma non tanto larga di governo, se nella deliberazione degli uomini non fusse stata mescolata l’autorità divina, per la bocca di Ieronimo Savonarola da Ferrara, frate dell’ordine de’ predicatori." Francesco Guicciardini, Storia d’Italia, livre II, (écrite entre 1535 et 1540, date de la mort de l’auteur, la Storia fut publiée pour la première fois en 1561). Cette analyse, que Guicciardini avait déjà écrite en 1508, dans les Storie fiorentine, texte inachevé publié au XIXème siècle, est semblable à celle de Donato Giannotti qui écrit "Fu ordinato in quel tempo, con l’aiuto di fra Girolamo Savonarola, uomo prudentissimo, il consiglio grande", dans son Della republica fiorentina.

(18) "[...] delle altre provisioni, che sono necessarie al ben vivere e alla iusticia, ne potremo parlare, se e’ cittadini si contenteranno che se ne faccia qualche esortazione in palazzo." Prediche sopra Aggeo.

(19) "Dio vi darà grazia di trovare buona forma a questo vostro reggimento, acciò che nessuno possa inalzare il capo, o come fanno i Veneziani, o come meglio Dio vi inspirerà", Prediche sopra Aggeo.

(20) Savonarole prêche 16 fois entre le 7 et le 28 décembre.

(21) Cette image corporelle du rôle central de Florence est déjà présente dans les sermons sur Aggée de 1494 : "e sarai tu, Firenze, riformazione di tutta la Italia e qui comincerà la renovazione e spanderassi di qui per tutto, perché questa è l’umbilico della Italia", Prediche sopra Aggeo, p. 166 de l’édition Belardetti.

(22) Pour les références de tout ce passage et pour des analyses plus détaillées, voir Savonarole, Sermons, écrits politiques et pièces du procès, traduction, présentation et notes de J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini, Paris, 1993. On pourra y lire les sermons des 7 et 14 décembre ainsi que le Traité.

(23) Instance formée par les seize gonfaloniers de compagnie -- qui représentent les gonfalons, subdivisions des quartiers de la cité -- et les douze buonuomini.

(24) Cette unanimité surprend les contemporains. Piero Parenti souligne que la décision fut prise "con tanta facilità, che detto aresti controversia hauta mai non ci fussi".

(25) "Il a toute l’autorité, le pouvoir et le pouvoir extraordinaire [balia] qu’a le tout le peuple et la commune de Florence, sans exception ".

(26) Sur ce point, voir G. Guidi, Lotte, pensiero e istituzioni politiche nella repubblica fiorentina dal 1494 al 1512, 3 vol., Florence, 1992.

(27) Félix Gilbert, Machiavelli e Guicciardini, Pensiero politico e storiografia a Firenze nel Cinquecento, Torino, 1970, p. 27 (tr. fr. Machiavel et Guichardin, Politique et Histoire à Florence au XVIè siècle, Paris, Seuil, 1997).

(28) Faut-il pour être élu avoir le plus grand nombre de suffrages -- le più fave -- ou bien faut-il tirer au sort parmi tous ceux qui ont obtenu au moins la moitié des suffrages plus un ? Le deuxième mode de scrutin a les faveurs des uomini di mezzo qui pensent ainsi avoir plus de probabilités d’accéder aux charges importantes. Sur le débat des 1496-1497, voir G. Guidi, Lotte, pensiero e istituzioni politiche...

(29) Voir R. von Albertini, Firenze dalla repubblica al principato. Storia e conscienza politica, tr. ital., Turin, 1970 (et particulièrement les textes publiés en annexes) et G. Silvano, "Vivere civile" e "governo misto" a Firenze nel primo Cinquecento, Bologna, 1985.






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