Nous envisagerons ici le débat théorique et
pratique entre république et principat (1),
à Florence, de 1494 aux années 1530, période
qui commence par la chute d'un gouvernement "tendant vers
le principat" et par la mise en place d'une forme nouvelle
de république et qui se termine par le retour définitif
des Médicis et l'instauration du principat (2).
Un moment et un lieu, donc. Le moment c'est celui des guerres
d'Italie : il s'agit d'une coupure fondamentale dont le sens
n'échappe pas aux contemporains : tout a été
bouleversé par l'arrivée des troupes françaises
en Italie. L'état de guerre est une donnée permanente
que résume une formule employée par Machiavel
dans une lettre envoyée à Francesco Guicciardini
"sempre mentre ch'io ho di ricordo o e' si fece guerra
o e' se ne ragionò (3)" ; la guerre entraîne
une mutazione delle cose -- une variation, un bouleversement
des choses : rien n'est plus comme avant. Dès 1508,
Guicciardini résume en une phrase le sens qu'a pris
la "descente de Charles VIII" : "Ainsi était entrée
en Italie une flamme, une peste qui non seulement changea
[mutó] les États, mais aussi les façons
de les gouverner et les façons de faire la guerre."
Trente ans plus tard, en rédigeant son Histoire
d'Italie qu'il fait débuter précisément
en 1494, "année qui ouvrit la porte à d'innombrables
et horribles calamités", il développe cette
formule, la précise mais n'en change pas le sens :
c'est bien une période nouvelle qui a commencé
en 1494. Lorsque Charles VIII entra à Asti le 9 septembre
1494, il apporta avec lui en Italie "les menaces d'innombrables
calamités, d'accidents très horribles, et le
changement de presque toute chose. Avec son passage en effet
commencèrent non seulement les mutations d'États,
subversions de royaumes, ravages de contrée, ruine
de villes, massacres fort cruels, mais aussi nouvelles habitudes,
nouvelles moeurs, nouvelles et sanglantes façons de
guerroyer, maladies inconnues jusqu'à ce jour ; et
les instruments du repos et de la concorde italiens furent
à tel point désordonnés que [...] d'autres
nations étrangères, d'autres armées barbares
eurent tout loisir de la fouler aux pieds impitoyablement
et de la dévaster (4)."
Après, donc, la spécificité du moment,
le lieu : Florence avec sa tradition républicaine,
son attachement à la libertà, terme
signifiant à la fois l'indépendance de la
cité et la forme républicaine de son gouvernement
-- et ce malgré les soixante années de gouvernement
médicéen qui tendait vers le principat. La
conjoncture qu'ouvre l'état de guerre amène
la mise en place d'une forme politique nouvelle, le grand
conseil. La réflexion des républicains florentins
part de l'analyse de cette conjoncture nouvelle : analyse
pratique, pragmatique. On connaît la formule de Machiavel
- andare drieto alla verità effettuale della cosa
(5) ; Francesco Guicciardini indique pour sa part
qu'il faut considérer la natura delle cose in
verità et qu'il ne faut pas se laisser aveugler
par la "splendeur des mots" mais considérer la "substance
des choses" (6). Il s'agit pour l'un comme pour l'autre
d'appliquer cette forme réaliste d'analyse à
une situation concrète : la qualità de'
tempi, la condizione de' tempi... On rencontre
d'ailleurs des formulations semblables, au tout début
de la période historique considérée,
dans les sermons sur Aggée de Savonarole prononcés
en décembre 94, au moment même où le
débat porte sur la réforme du gouvernement
de Florence après la fuite de Pierre de Médicis
: il faut, dit Savonarole, tenir compte des mutationi
e diversità de' tempi et, en fonction de ces
changements et diversités, ne pas hésiter
à changer les lois et les formes de la vie en commun
[nuove leggi e nuovi modi del vivere] (7).
Le caractère nouveau de l'expérience vécue
est donc perçu d'emblée, et marque profondément
les débats théoriques et politiques qui portent
sur la réforme de Florence.
Nous
présenterons d'abord les modalités de la naissance
du Grand Conseil en novembre-décembre 1494, ses rapports
avec la tradition républicaine florentine du vivere
populare, fondé sur la notion de libertas
florentina, l'importance de la référence
au modèle vénitien puis le rôle et la
posture théorique de Girolamo Savonarola dans le
débat qui se déroule. Ensuite, en étudiant
brièvement le Discursus Florentinarum rerum
de Machiavel puis le Dialogo del Reggimento di Firenze
de Guicciardini, nous présenterons certains aspects
de la dynamique théorique que produit l'existence
de ce qui fonctionne, dès lors, comme un modèle
nouveau, où se lient indissolublement libertas
et Grand Conseil, lieu de la souveraineté populaire.
En effet, tous les débats politiques qui se déroulent
à Florence au rythme rapide des changements de situation
(8) font référence à l'expérience
de la république du Grand Conseil : fût-ce
pour réfuter l'idée même de souveraineté
populaire et prôner le principat, personne ne peut
raisonner sans tenir compte du fait que les Florentins,
de 1494 à 1512, ont, selon l'expression de Francesco
Guicciardini, "goûté au Grand Conseil" (9).
I.
La naissance du Grand Conseil : Florence, 1494
C'est au cri de popolo et libertà que les
Florentins en armes chassent Pierre de Médicis le
9 novembre 1494. Dès lors se pose la question de
la "façon de régir et de gouverner " (10)
Florence. On peut tenir pour assuré que le peuple
florentin aspire avant tout à en finir avec le régime
médicéen pour revenir aux formes institutionnelles
d'avant 1434. En effet, pour bonne part des grandes familles
florentines qui avaient été mises à
l'écart du pouvoir par la prédominance des
Médicis, il s'agissait de fermer une parenthèse
et de revenir au gouvernement oligarchique qui avait été
en vigueur de 1393 à 1434.
C'est
dans ce sens que vont les premières décisions
politiques qui sont prises, le 2 décembre 1494. La
Signoria (organe exécutif élu pour deux mois,
formé de huit prieurs et d'un gonfalonier de justice)
convoque un parlamento, assemblée de tout
le peuple de Florence, et fait adopter une série
de mesures entérinant la fin du pouvoir des Médicis.
Le recours au parlamento est, en soi, un signe :
c'est l'utilisation d'une pratique qui s'ancre dans la tradition
communale et qui indique - fût-ce sous une forme manipulée
- la souveraineté populaire en matière politique.
Le chroniqueur contemporain Luca Landucci décrit
et analyse ce moment : "E a dì 2 di dicembre 1494,
martedì, si fece Parlamento in Piazza de' Signori,
circa a ore 22, e venne in piazza tutti e' gonfaloni, che
ognuno aveva dietro tutti e' sua cittadini senza arme. Solo
fu ordinato armati assai alle bocche di piazza ; e lessesi
molte cose e statuti che furono parecchi fogli scritti.
E prima fu dimandato al popolo se in piazza era e' due terzi
de' cittadini. Fu risposto da' circunstanti che sì.
Allora si cominciò a leggere : e dissono ne' detti
capitoli, ch'annullavano tutte le leggi dal trentaquattro
in qua, e annullavano e' Settanta e' Dieci, e Otto di balia
e che si dovessi fare col Consiglio del Popolo e Comune,
e serrare le borse e fare a tratte, come si soleva vivere
a Comune ; e fare uno isquittino più presto si potrà.
E per al presente facevano 20 uomini de' più nobili
e savi, c'avessino a fare al presente la Signoria e gli
altri Offici, insieme alla Signoria e' Collegi, tanto fussi
ordinato lo squittino (11)". Le parlamento
supprime les institutions médicéennes et rétablit
les formes anciennes du vivere comune en faisant revivre
les conseils du Popolo et du Comune tombés en désuétude
durant le gouvernement des Médicis : il s'agit de
"vivre comme on en avait l'habitude sous le Comune" (come
si soleva vivere a Comune). Cette tendance au retour
à des modèles anciens est à la fois
renforcée et précisée par l'élection,
le lendemain 3 décembre, des vingt accoppiatori
: ils sont tous choisis "parmi les premiers de la cité
(12)", c'est-à-dire issus des grandes familles
de l'oligarchie.
Le
peuple qui venait de répondre "oui" à la longue
liste des propositions lues par le notaire de la Signoria
aspirait certainement avant tout à un retour au vecchio
ordine, à l'ordre ancien, sans avoir en tête
une forme précise de gouvernement. Mais la tradition
à laquelle se réfèrent et aspirent
les Florentins n'est pas seulement inscrite dans les mémoires
: l'idée de libertà est formalisée
dans des textes, depuis plus d'un siècle. Les écrits
de Coluccio Salutati et, plus encore, de Leonardo Bruni,
définissent les concepts qui régissent le
fonctionnement politique de la Florence pré-médicéenne
; au centre du système de valeurs, il y a la libertas
florentina. Ce "concept ambivalent (13)" désigne
à la fois, et souvent simultanément, la liberté
républicaine et l'indépendance. Il apparaît
dès le milieu du XIVe siècle dans la propagande
florentine pour favoriser un front commun des cités
toscanes contre les Visconti, alors ducs de Milan, puis,
au moment de la guerre des Huit Saints (1375-1378), contre
la papauté. Coluccio Salutati, chancelier de 1375
à 1406, l'utilise dans les lettres officielles qu'il
envoie au nom de la république florentine et, en
particulier, dans son Invectiva in Antonium Luschum
(1403), réponse à un texte anti-florentin
d'Antonio Luschi, chancelier de Giangaleazzo Visconti. Le
disciple et successeur de Salutati à la chancellerie,
Leonardo Bruni théorise la libertas florentina
dans sa Laudatio florentinae urbis (1403-1404), dans
sa lettre à Sigismond, roi des Romains (ca 1413)
et dans le traité en grec sur les institutions florentines
qu'il écrit à l'occasion du concile de Florence
(1439). Liberté et justice vont de pair : "non
est libertas sine iusticia" écrit Salutati et
Bruni affirme pour sa part "et liberta viget iustitia
sanctissime in civitate servatur" ; conservée
et préservée, la liberté républicaine
implique que chacun soit soumis aux lois et il faut donc,
de ce fait, qu'il y ait égalité entre les
citoyens. Ce concept d'égalité est donc, avec
la liberté et la justice, le troisième pilier
du fonctionnement politique de la cité - "leges
igitur nostre omnes ad hoc unum tendunt, ut paritas sit
et equalitas inter se civibus ; in quo est mera ac vera
libertas" écrit Leonardo Bruni dans sa lettre
à Sigismond roi des Romains ; l'égalité
consiste, pour chaque citoyen, à pouvoir accéder
aux charges et au gouvernement de la république.
La
trilogie libertas, iustitia, equalitas
est à coup sûr dans les têtes, de même
que l'aspiration au vivere populare ; mais le retour
pur et simple au passé, c'est-à-dire à
la domination des grandes familles exclues du pouvoir par
les Médicis est loin de satisfaire tout le monde.
Les réactions au parlamento du 2 décembre
ne sont pas aussi unanimes qu'il y paraissait : une partie
de l'oligarchie est favorable à un gouvernement "plus
large", "plus populaire" ; quant à ceux qui se sont
soulevés en masse contre Pierre de Médicis,
les "citoyens médiocres", ils aspirent également
à plus de larghezza, à plus d'ouverture.
Une sorte de délégation de ces "hommes du
milieu" (uomini di mezzo, disent les contemporains)
se rend, d'après le chroniqueur Piero Parenti, auprès
des Signori pour protester contre l'autorité confiée
aux vingt accoppiatori (14). Si cette délégation
est pratiquement chassée, il n'en reste pas moins
que, vingt jours plus tard, les 22 et 23 décembre,
c'est finalement une interprétation large du vivere
populare et de la libertas qui l'emporte avec
la décision d'instituer le Grand Conseil, "forme
nouvelle" de gouvernement, jamais vue auparavant dans la
cité (15). Que se passe-t-il donc pendant
les trois semaines qui séparent le parlamento
du vote instituant le Grand Conseil ? L'un des discours
-- publié par G. Guidi -- adressé durant le
mois de décembre à la Signoria (qui avait
suscité des avis sur la forme à donner au
gouvernement) peut nous servir de guide. L'analyse de l'auteur
anonyme (16) est remarquable de clarté : une
situation extraordinaire - la venue des troupes françaises
de Charles VIII - a provoqué la chute de la tyrannie
des Médicis ; chacun aspire à la libertà
et à l'equalità ; à situation
extraordinaire, moyens extraordinaires : il faut donc choisir
une forme nouvelle de gouvernement, en écoutant la
prédication de Savonarole et en empruntant aux Vénitiens
les formes politiques qui peuvent s'intégrer dans
la tradition florentine.
L'intervention
de Savonarole est perçue comme déterminante
par les contemporains de la crise florentine (Luca Landucci,
Piero Parenti, Manfredo de' Manfredi, ambassadeur du duc
de Ferrare à Florence). L'historiographie florentine
immédiatement postérieure confirme ce jugement
: dans sa Storia d'Italia (II, 9), Francesco Guicciardini
estime qu'une forme moins large - non tanto larga - de gouvernement
l'aurait emporté "si dans la décision des
hommes ne s'était mêlée l'autorité
divine, par la bouche de Jérôme Savonarole
de Ferrare, frère de l'ordre des Prêcheurs
" (17).
Il
ne s'agit pas ici de faire croire que l'idée du Grand
Conseil ait été le fait de Savonarole seul,
mais d'insister sur les modalités d'une intervention
qui fut politiquement déterminante parce que celui
qui l'énonçait donnait sens aux événements
"extraordinaires" que la cité vivait. C'est dans
le sermon du 30 novembre 1494 que Savonarole annonce qu'il
est nécessaire d'intervenir sur les questions politiques
(18). Le 7 décembre 1494, il fait, pour la
première fois, une brève allusion à
la forme du gouvernement des Vénitiens (19)
; seul le sermon du 14 décembre contient, au sens
strict, une proposition précise concernant la réforme
du gouvernement. Mais -- et c'est peut-être encore
plus important que les interventions à proprement
parler politiques -- dans les nombreux sermons qui suivent
celui du 30 novembre (20), le prieur de San Marco
définit le caractère extraordinaire de la
situation qu'ouvre l'arrivée de l'armée française
et la fuite de Pierre de Médicis : en présentant
Charles VIII comme un nouveau Cyrus et Florence comme la
nouvelle Jérusalem, Savonarole définit, en
termes à la fois politiques et spirituels, un moment
historique spécifique. La réforme de Florence,
cité renouvelée du point de vue de la politique,
de la religion et de la morale, va s'étendre à
toute l'Italie, à tous les États de la Chrétienté
et, enfin, au monde entier car les infidèles se convertiront.
Cette mission qui incombe à la cité toscane
est exprimée par la métaphore du coeur et
du sang que l'on trouve sous sa forme la plus frappante
dans le Précis des Révélations
(écrit six mois plus tard) : "Florence étant
au milieu de l'Italie, comme le coeur au milieu du corps,
[Dieu] a daigné élire cette cité afin
que les choses y soient annoncées et que, grâce
à elle, elles se répandent dans les autres
lieux, comme nous le voyons présentement par expérience"
(21).
C'est
donc une lecture cohérente de la période de
crise que frère Jérôme fournit aux Florentins
et c'est à l'intérieur de cette lecture que
se place l'énoncé du programme de réforme
politique. Le sermon du 7 décembre s'ouvre sur le
premier verset du psaume XCVII, "Cantate Domino canticum
novum, quia mirabilia fecit" ; le "cantique nouveau" c'est
évidemment la réforme politique de Florence
qui, si elle n'est pas définie précisément,
doit répondre à quelques critères qui
sont, eux, clairement affirmés : elle doit empêcher
quiconque de "se faire grand" ; elle doit être fondée
sur "une paix universelle". Le sermon du 14 décembre
explicite ce que pourrait être la réforme :
s'y dessine le gouvernement du Grand Conseil, réunissant
tous les citoyens aptes aux offices (beneficiati).
Savonarole y défend un modèle "vénitien"
fortement "florentinisé" puisqu'il s'agit de retrancher
"certaines choses qui ne conviennent pas et dont nous n'avons
pas besoin, comme, par exemple, le doge" ; il précise
également -- ce qui implique une autre différence
de taille avec le gouvernement vénitien, fondé
sur la participation des seuls patriciens -- que cette "bonne
forme du nouveau gouvernent" doit permettre "que les artisans
soient, d'une façon ou de l'autre, faits citoyens
(beneficiati)". L'autre aspect fondamental de son
intervention c'est qu'il ne considère que deux gouvernements
possibles pour Florence : la cité n'a le choix qu'entre
le gouvernement du Grand Conseil et la tyrannie. Ce point
théorique -- qui marque une rupture radicale avec
la tradition thomiste dont il est issu -- Savonarole le
développe d'ailleurs, quelques mois avant sa mort
en 1498, dans le Traité sur la façon de
régir et de gouverner la cité de Florence
; pour lui, à Florence, dans la situation historique
présente -- et on remarquera le choix d'une pensée
"particulière" et non plus "générale"
-- seule la république fondée sur le Grand
Conseil peut empêcher la tyrannie, toutes les autres
formes de gouvernement aboutissant au pouvoir du tyran (22).
Les
22 et 23 décembre, la loi qui fonde le Grand Conseil,
est votée à l'unanimité des Signori
et des collegi (23); puis elle est présentée
devant le consiglio del popolo où elle est
approuvée par 289 fèves noires contre 35 fèves
blanches ; le lendemain, seuls 17 membres du consiglio
del comune votent contre alors que 187 s'y déclarent
favorables (24). Ce vote, acquis dans des institutions
-- les conseils du popolo et du comune --
qui venaient d'être rétablies et représentaient
la remise en fonction du modèle communal, le retour
au passé pré-médicéen, est hautement
symbolique ; on assiste à la naissance d'une forme
politique nouvelle : la république du Grand Conseil.
Le
Grand Conseil est l'insistance de la souveraineté
; la loi votée les 22 et 23 décembre énonce
: "ha tucta l'autorità, potestà et balia
quanto ha tucto il popolo et comune di Firenze, nessuna
cosa exceptuandone (25)". De fait, il doit voter
les lois présentées par la Signoria, établir
les normes du prélèvement des impôts
(oneri), distribuer les charges publiques (onori),
jouer le rôle d'une sorte de tribunal d'appel administratif.
Il est formé de tous les beneficiati, c'est-à-dire
par tous les hommes âgés de plus de vingt-neuf
ans dont l'un des ancêtres a été éligible
ou élu à l'un des trois offices majeurs. Sans
entrer dans le détail des mécanismes institutionnels
(26), on peut cependant souligner qu'il s'agit d'une
forme de représentation très large : Félix
Gilbert calcule que les quelque 3200 citoyens admis à
participer à l'instance souveraine de la république
florentine représentent environ un homme adulte --
âgé d'au moins vingt-neuf ans -- sur quatre
(27).
Le
Grand Conseil produit une dynamique politique -- par exemple
le débat sur la façon de voter qui se déroule
en 1496-1497 (28). Plus encore, il produit une dynamique
idéologique : il devient très vite le symbole
de la souveraineté populaire et, par conséquence,
un enjeu. La première mesure prise par le parlamento
qui entérine le retour des Médicis en 1512
est l'abolition du Grand Conseil ; à l'inverse, les
républicains le remettent en fonction en 1527. Il
faut le retour définitif des Médicis en 1530
-- après un siège que les troupes impériales
et pontificales mènent pendant des mois -- pour qu'il
ne soit plus loisible à un Florentin habitant sa
cité de penser la libertas comme liée
au Grand Conseil ; dès lors, il n'y a plus des citoyens
mais, déjà, des sujets.
L'expérience
de la république du Grand Conseil joue en permanence
un rôle de référent, de modèle
dont il faut tenir compte car c'est à son aune que
l'on peut juger tout fonctionnement politique autre. Dans
tout discours politique qui se tient à Florence avant
que Cosme n'accède au pouvoir en 1537, le goût
des Florentins pour le governo popolare est rappelé
et le seul argument qui vaille contre cette aspiration c'est
la force des armes : abbiamo le armi est le maître
mot des tenants du principat dans le débat qui se
déroule entre 1512 et 1527. Ne pouvant évidemment
analyser ce débat dans sa globalité (29),
nous nous contenterons ici d'envisager deux textes que Machiavel
et Francesco Guicciardini écrivent après la
mort, en 1519, du "jeune Laurent", duc d'Urbin, dédicataire
du Prince. Il s'agit du Discursus florentinarum
rerum de Machiavel, rédigé en 1520, et
du Dialogo del regimento di Firenze de Francesco
Guicciardini, écrit de 1521 à 1525 ; notre
souci sera seulement d'indiquer comment toute hypothèse
de pensée -- que ce soit le pari républicain
de Machiavel ou l'aspiration à un état tempéré
exprimée par Guicciardini -- s'échafaude en
fonction de l'expérience du Grand Conseil.
|
|
Notes
(1)
Le choix du terme de principat, au lieu de celui de monarchie,
tend évidemment à indiquer que le débat
entre gouvernement dun seul et gouvernement de beaucoup
sinsère pour nous dans un contexte historique
précis. Le terme monarchie est parfois employé
par les Florentins du XVIe siècle : il désigne
alors, non la forme de gouvernement dune cité,
mais la prééminence directe ou indirecte dune
puissance sur les autres, sur le sol italien. Ainsi les
Vénitiens, et plus tard Charles Quint, sont-ils soupçonnés
daspirer à la monarchia dItalia.
(2)
Voici en quels termes Machiavel présente le début
de ce processus historique : "el quale si ritirò
verso il principato... dopo al quale la città volle
pigliare forma di republica." Discursus Florentinarum
rerum, écrit entre décembre 1520 et janvier
1521.
(3)
Lettre du 3 janvier 1526.
(4)
Francesco Guicciardini, Histoire dItalie, J.-L.
Fournel et J.-C. Zancarini [éds], Paris, Laffont,
Bouquins, 1996, vol. I, p. 63-64.
(5)
Le Prince, chap. XV.
(6)
Dans le Dialogo del reggimento di Firenze ; voir
Francesco Guicciardini, Ecrits politiques, J.-L.
Fournel et J.-C. Zancarini [éds], Paris, PUF, "Fondements
de la politique ", 1997, p. 298 et notre introduction, p.
23-33.
(7)
Savonarola, Prediche sopra Aggeo, XVI, 17 ou 18 décembre
1494, p. 263. Sauf indication contraire, nous citons Savonarole
à partir de lEdizione nazionale delle opere
di Girolamo Savonarola, Rome, Belardetti.
(8)
1502 : création du gonfaloniérat à
vie ; 1512 : retour des Médicis ; 1527, rétablissement
du Grand Conseil après la défaite pontificale
et le sac de Rome ; 1530 : retour définitif des Médicis.
(9)
Francesco Guicciardini, Ricordi, XXXVIII [édition
française par J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini :
Guicciardini, Avertissements politiques, Paris, Cerf,
1987].
(10)
Nous traduisons ainsi lexpression italienne reggimento
e governo.
(11)
Luca Landucci, Diario fiorentino dal 1450 al 1516,
Florence, 1985, (1e éd. 1883), p. 89.
(12)
"XX ciptadini de primi della città con pienissima
auctorità et massime di creare lo illustre magistrato
della Signoria e Gonfaloniere", Bartolomeo Cerretani,
Storia fiorentina. Voir Guidubaldo Guidi, Ciò
che accadde al tempo della Signoria di novembre-dicembre
in Firenze lanno 1494, Florence, 1988.
(13)
Lexpression est de N. Rubinstein, "Florentine constitutionalism"
in Florentine Studies, 1968, p. 449. Je renvoie à
cet article pour les références de ce paragraphe.
(14)
Ils se rendent au Palais "a contradire il parlamento,
parendo che non popularmente si procedessi, con ciò
fussi che a 20 uomini autorità si dessi, exoso era
el dare à cittadini autorità", Piero Parenti.
(15)
"Cosa nuova mai più usata nella nostra città",
écrit Tommaso Ginori dans ses Ricordanze.
(16)
"Ma hora che è spenta la tyrannide al tutto, e
che ognuno è volto a libertà e egualità
e fermezza e che Dio ci invita per bocca di chi ci ha pronuntiato
e profetato el vero nellaltre grande cose, dobiamo
credere che è il tempo pigliate la nostra salute
e mutare scoglio, maximo veggendo che ogni altra gratia
di proximo hauta è suto fuora dogni opera umana,
e è suta straordinaria, per questo dobbiamo ancora
noi uscire dello ordinario e pigliare nuova forma, et imparare
da nostri vicini che già mille anni sono stati saldi
in unot stato, e seguitarli in parte secondo cha patisce
la condizione della terra nostra." Discorso I di
anonimo, in G. Guidi, Ciò che accadde..., p.
202.
(17)
"Avrebbe ne consigli, ne quali non interveniva
numero molto grande di cittadini, potuto più quella
sentenza che tendeva alla forma non tanto larga di governo,
se nella deliberazione degli uomini non fusse stata mescolata
lautorità divina, per la bocca di Ieronimo
Savonarola da Ferrara, frate dellordine de predicatori."
Francesco Guicciardini, Storia dItalia, livre
II, (écrite entre 1535 et 1540, date de la mort de
lauteur, la Storia fut publiée pour
la première fois en 1561). Cette analyse, que Guicciardini
avait déjà écrite en 1508, dans les
Storie fiorentine, texte inachevé publié
au XIXème siècle, est semblable à celle
de Donato Giannotti qui écrit "Fu ordinato in
quel tempo, con laiuto di fra Girolamo Savonarola,
uomo prudentissimo, il consiglio grande", dans son Della
republica fiorentina.
(18)
"[...] delle altre provisioni, che sono necessarie al
ben vivere e alla iusticia, ne potremo parlare, se e
cittadini si contenteranno che se ne faccia qualche esortazione
in palazzo." Prediche sopra Aggeo.
(19)
"Dio vi darà grazia di trovare buona forma a questo
vostro reggimento, acciò che nessuno possa inalzare
il capo, o come fanno i Veneziani, o come meglio Dio vi
inspirerà", Prediche sopra Aggeo.
(20)
Savonarole prêche 16 fois entre le 7 et le 28 décembre.
(21)
Cette image corporelle du rôle central de Florence
est déjà présente dans les sermons
sur Aggée de 1494 : "e sarai tu, Firenze, riformazione
di tutta la Italia e qui comincerà la renovazione
e spanderassi di qui per tutto, perché questa è
lumbilico della Italia", Prediche sopra Aggeo,
p. 166 de lédition Belardetti.
(22)
Pour les références de tout ce passage et
pour des analyses plus détaillées, voir Savonarole,
Sermons, écrits politiques et pièces du
procès, traduction, présentation et notes
de J.-L. Fournel et J.-C. Zancarini, Paris, 1993. On pourra
y lire les sermons des 7 et 14 décembre ainsi que
le Traité.
(23)
Instance formée par les seize gonfaloniers de compagnie
-- qui représentent les gonfalons, subdivisions des
quartiers de la cité -- et les douze buonuomini.
(24)
Cette unanimité surprend les contemporains. Piero
Parenti souligne que la décision fut prise "con
tanta facilità, che detto aresti controversia hauta
mai non ci fussi".
(25)
"Il a toute lautorité, le pouvoir et le pouvoir
extraordinaire [balia] qua le tout le peuple
et la commune de Florence, sans exception ".
(26)
Sur ce point, voir G. Guidi, Lotte, pensiero e istituzioni
politiche nella repubblica fiorentina dal 1494 al 1512,
3 vol., Florence, 1992.
(27)
Félix Gilbert, Machiavelli e Guicciardini, Pensiero
politico e storiografia a Firenze nel Cinquecento, Torino,
1970, p. 27 (tr. fr. Machiavel et Guichardin, Politique
et Histoire à Florence au XVIè siècle,
Paris, Seuil, 1997).
(28)
Faut-il pour être élu avoir le plus grand nombre
de suffrages -- le più fave -- ou bien faut-il
tirer au sort parmi tous ceux qui ont obtenu au moins la
moitié des suffrages plus un ? Le deuxième
mode de scrutin a les faveurs des uomini di mezzo
qui pensent ainsi avoir plus de probabilités daccéder
aux charges importantes. Sur le débat des 1496-1497,
voir G. Guidi, Lotte, pensiero e istituzioni politiche...
(29)
Voir R. von Albertini, Firenze dalla repubblica al principato.
Storia e conscienza politica, tr. ital., Turin, 1970
(et particulièrement les textes publiés en
annexes) et G. Silvano, "Vivere civile" e "governo misto"
a Firenze nel primo Cinquecento, Bologna, 1985.
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