Le rêve de d'Alembert
On indique par un chiffre romain suivi de deux étoiles les divisions pratiquées pour le commentaire (définies au début de la page commentaires).
Pour la commodité du lecteur, on donne les références correspondantes dans les deux éditions qu'on peut utiliser aujourd'hui :
[Ver I 610, DPV XVII 89]
I**
d'Alembert
- J'avoue qu'un être qui existe quelque part et qui ne correspond
à aucun point de l'espace ; un être qui est inétendu
et qui occupe de l'étendue; qui est tout entier sous chaque
partie de cette étendue ; qui diffère essentiellement
de la matière et qui lui est uni; qui la suit et qui la meut
sans se mouvoir; qui agit sur elle et qui en subit toutes les vicissitudes;
un être dont je n'ai pas la moindre idée; un être
d'une nature aussi [DPV XVII 90] contradictoire est difficile
à admettre. Mais d'autres obscurités attendent celui
qui le rejette; car enfin cette sensibilité que vous lui substituez,
si c'est une qualité générale et essentielle
de la matière, il faut que la pierre sente.
Diderot
- Pourquoi non?
d'Alembert
- Cela est dur à croire.
Diderot
- Oui, pour celui qui la coupe, la taille, la broie et qui ne l'entend
pas crier.
d'Alembert
- Je voudrais bien que vous me disiez quelle différence vous
mettez entre l'homme et la statue, entre le marbre et la chair.
[DPV XVII 91]
Diderot
- Assez peu. On fait du marbre avec de la chair, et de la chair avec
du marbre.
d'Alembert
- Mais l'un n'est pas l'autre.
Diderot
- Comme ce que vous appelez la force vive n'est pas la force morte.
d'Alembert
- Je ne vous entends pas.
Diderot
- Je m'explique. Le transport d'un corps d'un lieu dans un autre n'est
pas le mouvement, ce n'en est que l'effet. Le mouvement est également
et dans le corps transféré et dans le corps immobile.
d'Alembert
- Cette façon de voir est nouvelle.
[Ver I 612]
Diderot
- Elle n'en est pas moins vraie. Otez l'obstacle qui s'oppose au transport
local du corps immobile, et il sera transféré. Supprimez
par une raréfaction subite l'air qui environne cet énorme
tronc de chêne, et l'eau qu'il contient, entrant tout à
coup en expansion, le dispersera en cent mille éclats. J'en
dis autant de votre propre corps.
[DPV XVII 92]
II**
d'Alembert
- Soit. Mais quel rapport y a-t-il entre le mouvement et la sensibilité
? Serait-ce par hasard que vous reconnaîtriez une sensibilité
active et une sensibilité inerte, comme il y a une force vive
et une force morte? Une force vive qui se manifeste par la translation,
une force morte qui se manifeste par la pression; une sensibilité
active qui se caractérise par certaines actions remarquables
dans l'animal et peut-être dans la plante; et une sensibilité
inerte dont on serait assuré par le passage à l'état
de sensibilité active.
Diderot
- A merveille. Vous l'avez dit.
d'Alembert
- Ainsi la statue n'a qu'une sensibilité inerte; et l'homme,
l'animal, la plante même peut-être, sont doués
d'une sensibilité active.
Diderot
- Il y a sans doute cette différence entre le bloc de marbre
et le tissu de chair. mais vous concevez bien que ce n'est pas la
seule.
d'Alembert
- Assurément. Quelque ressemblance qu'il y ait entre la forme
extérieure de l'homme et de la statue, il n'y a point de rapport
entre leur organisation intérieure. Le ciseau du plus habile
statuaire ne fait pas même un épiderme. Mais il y a un
procédé fort simple pour faire passer une force morte
à l'état de force vive; c'est une expérience
qui se répète sous nos yeux cent fois par jour; au lieu
que je ne vois pas trop comment on fait passer un corps de l'état
de sensibilité inerte à l'état de sensibilité
active.
[DPV XVII 93]
Diderot
- C'est que vous ne voulez pas le voir. C'est un phénomène
aussi commun.
d'Alembert
- Et ce phénomène aussi commun, quel est-il, s'il vous
plaît?
Diderot
- Je vais vous le dire, puisque vous en voulez avoir , la honte. Cela
se fait toutes les fois que vous mangez.
d'Alembert
Toutes les fois que je mange!
Diderot
- Oui; car en mangeant, que faites-vous? Vous levez les obstacles
qui s'opposaient à la sensibilité active de l'aliment ;
vous l'assimilez avec vous-même; vous en faites de la chair ;
vous [Ver I 613] l'animalisez; vous le rendez sensible; et
ce que vous exécutez sur un aliment, je l'exécuterai
quand il me plaira sur le marbre.
d'Alembert
- Et comment cela ?
Diderot
- Comment ? je le rendrai comestible.
d'Alembert
- Rendre le marbre comestible, cela ne me parait pas facile.
Diderot
- C'est mon affaire, que de vous en indiquer le procédé.
Je prends la statue que vous voyez, je la mets dans un mortier, et
à grands coups de pilon...
d'Alembert
- Doucement, s'il vous plaît : c'est le chef-d'oeuvre de Falconet.
Encore si c'était un morceau d'Huez ou d'un autre...
[DPV XVII 94]
Diderot
- Cela ne fait rien à Falconet; la statue est payée,
et Falconet fait peu de cas de la considération présente,
aucun de la considération à venir.
d'Alembert
- Allons, pulvérisez donc.
Diderot
- Lorsque le bloc de marbre est réduit en poudre impalpable,
je mêle cette poudre à de l'humus ou terre végétale;
je les pétris bien ensemble; j'arrose le mélange, je
le laisse putréfier un an, deux ans, un siècle, le temps
ne me fait rien. Lorsque le tout s'est transformé en une matière
à peu près homogène, en humus, savez-vous ce
que je fais?
d'Alembert
- Je suis sûr que vous ne mangez pas de l'humus.
Diderot
- Non, mais il y a un moyen d'union, d'appropriation, entre l'humus
et moi, un latus, comme vous dirait le chimiste.
d'Alembert
- Et ce latus, c'est la plante?
[DPV XVII 95]
Diderot
- Fort bien. J'y sème des pois, des fèves, des choux,
d'autres plantes légumineuses. Les plantes se nourrissent de
la terre, et je me nourris des plantes.
d'Alembert
- Vrai ou faux, j'aime ce passage du marbre à l'humus, de l'humus
au règne végétal, et du règne végétal
au règne animal, à la chair.
Diderot
- Je fais donc de la chair ou de l'âme comme dit ma fille, une
matière activement sensible; et si je ne résous pas
le problème que vous m'avez proposé, du moins j'en approche
beaucoup : car vous m'avouerez qu'il y a bien plus loin d'un
morceau de marbre à un être qui sent, que d'un être
qui sent à un être qui pense.
[Ver I 614]
d'Alembert
- J'en conviens. Avec tout cela l'être sensible n'est pas encore
l'être pensant.
III**
Diderot
- Avant que de faire un pas en avant, permettez-moi de vous faire
l'histoire d'un des plus grands géomètres de l'Europe.
Qu'était-ce d'abord que cet être merveilleux ? Rien.
d'Alembert
- Comment rien! On ne fait rien de rien.
Diderot
- Vous prenez les mots trop à la lettre. Je veux dire qu'avant
que sa mère, la belle et scélérate chanoinesse
Tencin, eût atteint l'âge de puberté, avant que
le militaire La Touche fût adolescent, les molécules
qui devaient former les premiers rudiments de mon géomètre
étaient éparses dans les jeunes et frêles machines
de l'une et de l'autre, se filtrèrent avec la lymphe, circulèrent
avec le sang, jusqu'à ce qu'enfin elles se rendissent [DPV
XVII 96] dans les réservoirs destinés à leur
coalition, les testicules de sa mère et de son père.
Voilà ce germe rare formé; le voilà, comme c'est
l'opinion commune, amené par les trompes de Fallope dans la
matrice; le voilà attaché à la matrice par un
long pédicule; le voilà, s'accroissant successivement
et s'avançant à l'état de foetus; voilà
le moment de sa sortie de l'obscure prison arrivé; le voilà
né, exposé sur les degrés de Saint-Jean-le-Rond
qui lui donna son nom; tiré des Enfants-Trouvés; attaché
à la mamelle de la bonne vitrière, madame Rousseau;
allaité, devenu grand de corps et d'esprit, littérateur,
mécanicien, géomètre. Comment cela s'est-il fait
? En mangeant et par d'autres opérations purement mécaniques.
Voici en quatre mots la formule générale : Mangez, digérez,
distillez in vasi licito, et fiat homo secundum artem. Et celui
qui exposerait à l'Académie le progrès de la
formation d'un homme ou d'un animal, n'emploierait que des agents
matériels dont les effets successifs seraient un être
inerte, un être sentant, un être pensant, un être
résolvant le problème de la précession des équinoxes,
un être sublime, un être merveilleux, un être vieillissant,
dépérissant, mourant, dissous et rendu à la terre
végétale.
[DPV XVII 97]
d'Alembert
- Vous ne croyez donc pas aux germes préexistants ?
Diderot
- Non.
d'Alembert
- Ah! que vous me faites plaisir!
Diderot
- Cela est contre l'expérience et la raison : contre l'expérience
qui chercherait inutilement ces germes dans l'oeuf et dans la plupart
des animaux avant un certain âge; contre la raison qui nous
apprend que la divisibilité de la matière a un terme
dans la nature, quoiqu'elle n'en ait aucun dans l'entendement, et
qui répugne [Ver I 615] à concevoir un éléphant
tout formé dans un atome, et dans cet atome un autre éléphant
tout formé, et ainsi de suite à l'infini.
d'Alembert
- Mais sans ces germes préexistants, la génération
première des animaux ne se conçoit pas.
Diderot
- Si la question de la priorité de l'oeuf sur la poule ou de
la poule sur l'oeuf vous embarrasse, c'est que vous supposez que les
animaux ont été originairement ce qu'ils sont à
présent. Quelle folie! On ne sait [DPV XVII 98] non
plus ce qu'ils ont été qu'on ne sait ce qu'ils deviendront.
Le vermisseau imperceptible qui s'agite dans la fange, s'achemine
peut-être à l'état de grand animal; l'animal énorme,
qui nous épouvante par sa grandeur, s'achemine peut-être
à l'état de vermisseau, est peut-être une production
particulière et momentanée de cette planète.
d'Alembert
- Comment avez-vous dit cela ?
Diderot
- Je vous disais... Mais cela va nous écarter de notre première
discussion.
d'Alembert
- Qu'est-ce que cela fait ? Nous y reviendrons ou nous n'y reviendrons
pas.
Diderot
- Me permettriez-vous d'anticiper de quelques milliers d'années
sur les temps ?
d'Alembert
- Pourquoi non ? Le temps n'est rien pour la nature.
Diderot
- Vous consentez donc que j'éteigne notre soleil?
d'Alembert
- D'autant plus volontiers que ce ne sera pas le premier qui se soit
éteint.
Diderot
- Le soleil éteint, qu'en arrivera-t-il? Les plantes périront,
les animaux périront, et voilà la terre solitaire et
muette. Rallumez cet astre, et à l'instant vous rétablissez
la cause nécessaire d'une infinité de générations
nouvelles, entre lesquelles je n'oserais assurer qu'à la suite
des [DPV XVII 99] siècles nos plantes, nos animaux d'aujourd'hui
se reproduiront ou ne se reproduiront pas.
d'Alembert
- Et pourquoi les mêmes éléments épars
venant à se réunir, ne rendraient-ils pas les mêmes
résultats?
Diderot
- C'est que tout tient dans la nature, et que celui qui suppose un
nouveau phénomène ou ramène un instant passé,
recrée un nouveau monde.
d'Alembert
- C'est ce qu'un penseur profond ne saurait nier. Mais pour en revenir
à l'homme, puisque l'ordre général a voulu qu'il
fût, rappelez-vous que c'est au passage d'être sentant
à l'être pensant que vous m'avez laissé.
Diderot
- Je m'en souviens.
[Ver I 616]
d'Alembert
- Franchement vous m'obligeriez beaucoup de me tirer de là.
Je suis un peu pressé de penser.
IV**
Diderot
- Quand je n'en viendrais pas à bout, qu'en résulterait-il
contre un enchaînement de faits incontestables?
d'Alembert
- Rien, sinon que nous serions arrêtés là tout
court.
Diderot
- Et pour aller plus loin, nous serait-il permis d'inventer un agent
contradictoire dans ses attributs, un mot vide de sens, inintelligible
?
d'Alembert
- Non.
Diderot
- Pourriez-vous me dire ce que c'est que l'existence d'un être
sentant, par rapport à lui-même ?
d'Alembert
- C'est la conscience d'avoir été lui, depuis le premier
instant de sa réflexion jusqu'au moment présent.
[DPV XVII 100]
Diderot
- Et sur quoi cette conscience est-elle fondée ?
d'Alembert
- Sur la mémoire de ses actions.
Diderot
- Et sans cette mémoire ?
d'Alembert
- Sans cette mémoire il n'aurait point de lui, puisque, ne
sentant son existence que dans le moment de l'impression, il n'aurait
aucune histoire de sa vie. Sa vie serait une suite interrompue de
sensations que rien ne lierait.
Diderot
- Fort bien. Et qu'est-ce que la mémoire? d'où naît-elle
?
d'Alembert
- D'une certaine organisation qui s'accroît, s'affaiblit et
se perd quelquefois entièrement.
Diderot
- Si donc un être qui sent et qui a cette organisation propre
à la mémoire lie les impressions qu'il reçoit,
forme par cette liaison une histoire qui est celle de sa vie, et acquiert
la conscience de lui, il nie, il affirme, il conclut, il pense.
d'Alembert
- Cela me parait; il ne me reste plus qu'une difficulté.
Diderot
- Vous vous trompez; il vous en reste bien davantage.
d'Alembert
- Mais une principale; c'est qu'il me semble que nous ne pouvons penser
qu'à une seule chose à la fois, et que pour former,
je ne dis pas ces énormes chaînes de raisonnements qui
embrassent dans leur circuit des milliers d'idées, mais une
simple proposition, on dirait qu'il faut avoir au moins deux choses
présentes, l'objet qui semble rester sous l'oeil de l'entendement,
tandis qu'il s'occupe de la qualité qu'il en affirmera ou niera.
[DPV XVII 101]
Diderot
- Je le pense; ce qui m'a fait quelquefois comparer les fibres de
nos organes à des cordes vibrantes sensibles. La corde [Ver
I 617] vibrante sensible oscille, résonne longtemps encore
après qu'on l'a pincée. C'est cette oscillation, cette
espèce de résonance nécessaire qui tient l'objet
présent, tandis que l'entendement s'occupe de la qualité
qui lui convient. Mais les cordes vibrantes ont encore une autre propriété,
c'est d'en faire frémir d'autres; et c'est ainsi qu'une première
idée en rappelle une seconde, ces deux-là une troisième,
toutes les trois une quatrième, et ainsi de suite, sans qu'on
puisse fixer la limite des idées réveillées,
enchaînées, du philosophe qui médite ou qui s'écoute
dans le silence et l'obscurité. Cet instrument a des sauts
étonnants, et une idée réveillée va faire
quelquefois frémir une harmonique qui en est à un intervalle
incompréhensible. Si le phénomène s'observe entre
des cordes sonores, inertes et séparées, [DPV XVII
102] comment n'aurait-il pas lieu entre des points vivants et
liés, entre des fibres continues et sensibles ?
d'Alembert
- Si cela n'est pas vrai, cela est au moins très ingénieux.
Mais on serait tenté de croire que vous tombez imperceptiblement
dans l'inconvénient que vous vouliez éviter.
Diderot
- Quel?
d'Alembert
- Vous en voulez à la distinction des deux substances.
Diderot
- Je ne m'en cache pas.
d'Alembert
- Et si vous y regardez de près, vous faites de l'entendement
du philosophe un être distinct de l'instrument, une espèce
de musicien qui prête l'oreille aux cordes vibrantes, et qui
prononce sur leur consonance ou leur dissonance.
Diderot
- Il se peut que j'aie donné lieu à cette objection,
que peut-être vous ne m'eussiez pas faite si vous eussiez considéré
la différence de l'instrument philosophe et de l'instrument
clavecin. L'instrument philosophe est sensible, il est en même
temps le musicien et l'instrument. Comme sensible, il a la conscience
momentanée du son qu'il rend ; comme animal, il en a la mémoire.
Cette faculté organique, en liant les sons en lui-même,
y produit et conserve la mélodie. Supposez au clavecin de la
sensibilité et de la mémoire, et dites-moi s'il ne saura
pas, s'il ne se répétera pas de lui-même les airs
que vous aurez exécutés sur ses touches. Nous sommes
des instruments doués de sensibilité et de mémoire.
Nos sens sont autant de touches qui sont pincées par la nature
qui nous environne, et qui se pincent souvent elles-mêmes; et
voici, à mon jugement, tout ce qui se passe dans un clavecin
organisé comme vous et moi. Il y a une impression qui a [DPV
XVII 103] sa cause au dedans ou au dehors de l'instrument, une
sensation qui naît de cette impression, une sensation qui dure;
car il est [Ver I 617] impossible d'imaginer qu'elle se fasse
et qu'elle s'éteigne dans un instant indivisible; une autre
impression qui lui succède, et qui a pareillement sa cause
au dedans et au dehors de l'animal; une seconde sensation et des voix
qui les désignent par des sons naturels ou conventionnels.
d'Alembert
- J'entends. Ainsi donc, si ce clavecin sensible et animé était
encore doué de la faculté de se nourrir et de se reproduire,
il vivrait et engendrerait de lui-même, ou avec sa femelle,
de petits clavecins vivants et résonnants.
V**
Diderot
- Sans doute. A votre avis, qu'est-ce autre chose qu'un pinson, un
rossignol, un musicien, un homme? Et quelle autre différence
trouvez-vous entre le serin et la serinette? Voyez-vous cet oeuf?
c'est avec cela qu'on renverse toutes les écoles de théologie
et tous les temples [DPV XVII 104] de la terre. Qu'est-ce que
cet oeuf? une masse insensible avant que le germe y soit introduit;
et après que le germe y est introduit, qu'est-ce encore? une
masse insensible, car ce germe n'est lui-même qu'un fluide inerte
et grossier. Comment cette masse passera-t-elle à une autre
organisation, à la sensibilité, à la vie ? Par
la chaleur. Qu'y produira la chaleur ? Le mouvement. Quels seront
les effets successifs du mouvement? Au lieu de me répondre,
asseyez-vous, et suivons-les de l'oeil de moment en moment. D'abord
c'est un point qui oscille, un filet qui s'étend et qui se
colore, de la chair qui se forme; un bec, des bouts d'ailes, des yeux,
des pattes qui paraissent; une matière jaunâtre qui se
dévide et produit des intestins; c'est un animal. Cet animal
se meut, s'agite, crie ; j'entends ses cris à travers la coque;
il se couvre de duvet; il voit ; la pesanteur de sa tête,
qui oscille, porte sans cesse son bec contre la paroi intérieure
de sa prison; la voilà brisée; il en sort, il marche,
il vole, il s'irrite, il fuit, il approche, il se plaint, il souffre,
il aime, il désire, il jouit; il a toutes vos affections; toutes
vos actions, il les fait. Prétendrez-vous, avec Descartes,
que c'est une pure machine imitative ? Mais les petits enfants se
moqueront de vous, et les philosophes vous répliqueront que
si c'est là une machine, vous en êtes une autre. Si vous
avouez qu'entre l'animal et vous il n'y a de différence [DPV
XVII 105] que dans l'organisation, vous montrerez du sens et de
la raison, vous serez de bonne foi; mais on en conclura contre vous
qu'avec une matière inerte, disposée d'une certaine
manière, imprégnée d'une autre matière
inerte, de la chaleur et du mouvement, on obtient de la sensibilité,
de la vie, de la mémoire, de la conscience, des passions, de
la pensée. Il ne vous reste qu'un de ces deux partis à
prendre; c'est d'imaginer dans la masse inerte de l'oeuf un élément
caché qui en attendait le développement pour manifester
sa présence, ou de supposer que cet élément imperceptible
s'y est insinué à travers la coque dans un instant déterminé
du [Ver I 618] développement. Mais qu'est-ce que cet
élément? Occupait-il de l'espace, ou n'en occupait-il
point? Comment est-il venu, ou s'est-il échappé, sans
se mouvoir? Où était-il ? Que faisait-il là ou
ailleurs ? A-t-il été créé à l'instant
du besoin ? Existait-il ? Attendait-il un domicile ? Était-il
homogène ou hétérogène à ce domicile
? Homogène, il était matériel; hétérogène,
on ne conçoit ni son inertie avant le développement,
ni son énergie dans l'animal développé. Écoutez-vous,
et vous aurez pitié de vous-même; vous sentirez que,
pour ne pas admettre une supposition simple qui explique tout, la
sensibilité, propriété générale
de la matière, ou produit de l'organisation, vous renoncez
au sens commun, et vous précipitez dans un abîme de mystères,
de contradictions et d'absurdités.
[DPV XVII 106]
VI**
d'Alembert
- Une supposition! Cela vous plaît à dire. Mais si c'était
une qualité essentiellement incompatible avec la matière?
Diderot
- Et d'où savez-vous que la sensibilité est essentiellement
incompatible avec la matière, vous qui ne connaissez l'essence
de quoi que ce soit, ni de la matière, ni de la sensibilité
? Entendez-vous mieux la nature du mouvement, son existence dans un
corps, et sa communication d'un corps à un autre?
d'Alembert
- Sans concevoir la nature de la sensibilité, ni celle de la
matière, je vois que la sensibilité est une qualité
simple, une, indivisible et incompatible avec un sujet ou suppôt
divisible.
Diderot
- Galimatias métaphysico-théologique. Quoi? est-ce que
[DPV XVII 107] vous ne voyez pas que toutes les qualités,
toutes les formes sensibles dont la matière est revêtue
sont essentiellement indivisibles ? Il n'y a ni plus ni moins d'impénétrabilité ;
il y a la moitié d'un corps rond, mais il n'y a pas la moitié
de la rondeur; il y a plus ou moins de mouvement, mais il n'y a ni
plus ni moins mouvement; il n'y a ni la moitié, ni le tiers,
ni le quart d'une tête, d'une oreille, d'un doigt, pas plus
que la moitié, le tiers, le quart d'une pensée. Si dans
l'univers il n'y a pas une molécule qui ressemble à
une autre, dans une molécule pas un point qui ressemble à
un autre point, convenez que l'atome même est doué d'une
qualité, d'une forme indivisible; convenez que la division
est incompatible avec les essences des formes, puisqu'elle les détruit.
Soyez physicien et convenez de la production d'un effet lorsque vous
le voyez produit, quoique vous ne puissiez vous expliquer la liaison
de la cause à l'effet. Soyez logicien, et ne substituez pas
à une cause qui est et qui explique tout, une autre cause qui
ne se conçoit pas, dont la liaison avec l'effet se conçoit
encore moins, qui engendre une multitude infinie de difficultés,
et qui n'en résout aucune.
d'Alembert
- Mais si je me dépars de cette cause?
[Ver I 620]
Diderot
- Il n'y a plus qu'une substance dans l'univers, dans l'homme, dans
l'animal. La serinette est de bois, l'homme est de chair. Le serin
est de chair, le musicien est d'une chair diversement organisée;
[DPV XVII 108] mais l'un et l'autre ont une même origine,
une même formation, les mêmes fonctions et la même
fin.
d'Alembert
- Et comment s'établit la convention des sons entre vos deux
clavecins ?
Diderot
- Un animal étant un instrument sensible parfaitement semblable
à un autre, doué de la même conformation, monté
des mêmes cordes, pincé de la même manière
par la joie, par la douleur, par la faim, par la soif, par la colique,
par l'admiration, par l'effroi, il est impossible qu'au pôle
et sous la ligne il rende des sons différents. Aussi trouverez-vous
les interjections à peu près les mêmes dans toutes
les langues mortes ou vivantes. Il faut tirer du besoin et de la proximité
l'origine des sons conventionnels. L'instrument sensible ou l'animal
a éprouvé qu'en rendant tel son il s'ensuivait tel effet
hors de lui, que d'autres instruments sensibles pareils à lui
ou d'autres animaux semblables s'approchaient, s'éloignaient,
demandaient, offraient, blessaient, caressaient, et ces effets se
sont liés dans sa mémoire et dans celle des autres à
la formation de ces sons. Et remarquez qu'il n'y a dans le commerce
des hommes que des bruits et des actions. Et pour donner à
mon système toute force, remarquez encore qu'il est sujet à
la même difficulté insurmontable que Berkeley a proposée
contre l'existence des corps. Il y a un moment de délire où
le clavecin [DPV XVII 109] sensible a pensé qu'il était
le seul clavecin qu'il y eût au monde, et que toute l'harmonie
de l'univers se passait en lui.
d'Alembert
- Il y a bien des choses à dire là-dessus.
Diderot
- Cela est vrai.
VII**
d'Alembert
- Par exemple, on ne conçoit pas trop, d'après votre
système, comment nous formons des syllogismes, ni comment nous
tirons des conséquences.
Diderot
- C'est que nous n'en tirons point : elles sont toutes tirées
par la nature. Nous ne faisons qu'énoncer des phénomènes
conjoints, dont la liaison est ou nécessaire ou contingente,
phénomènes qui nous sont connus par l'expérience
: nécessaires en mathématiques, en physique et autres
sciences rigoureuses; contingents en morale, en politique et autres
sciences conjecturales.
[DPV XVII 110]
d'Alembert
- Est-ce que la liaison des phénomènes est moins nécessaire
dans un cas que dans un autre ?
Diderot
- Non; mais la cause subit trop de vicissitudes particulières
[Ver I 621] qui nous échappent, pour que nous puissions
compter infailliblement sur l'effet qui s'ensuivra. La certitude que
nous avons qu'un homme violent s'irritera d'une injure, n'est pas
la même que celle qu'un corps qui en frappe un plus petit le
mettra en mouvement.
d'Alembert
- Et l'analogie?
Diderot
- L'analogie, dans les cas les plus composés, n'est qu'une
règle de trois qui s'exécute dans l'instrument sensible.
Si tel phénomène connu en nature est suivi de tel autre
phénomène connu en nature, quel sera le quatrième
phénomène conséquent à un troisième,
ou donné par la nature, ou imaginé à l'imitation
de nature? Si la lance d'un guerrier ordinaire a dix pieds de long,
quelle sera la lance d'Ajax? Si je puis lancer une pierre de quatre
livres, Diomède doit remuer un quartier de rocher. Les enjambées
des dieux et les bonds de leurs chevaux seront dans le rapport imaginé
des dieux à l'homme. C'est une quatrième corde harmonique
et proportionnelle à trois autres dont l'animal attend la résonance
qui se fait toujours en lui-même, mais qui ne se fait pas toujours
en nature. Peu importe au poète, il n'en est pas moins vrai.
C'est autre chose pour le [DPV XVII 111] philosophe; il faut
qu'il interroge ensuite la nature qui, lui donnant souvent un phénomène
tout à fait différent de celui qu'il avait présumé,
alors il s'aperçoit que l'analogie l'a séduit.
d'Alembert
- Adieu, mon ami, bonsoir et bonne nuit.
Diderot
- Vous plaisantez; mais vous rêverez sur votre oreiller à
cet entretien, et s'il n'y prend pas de la consistance, tant pis pour
vous, car vous serez forcé d'embrasser des hypothèses
bien autrement ridicules.
d'Alembert
- Vous vous trompez; sceptique je me serai couché, sceptique
je me lèverai.
Diderot
- Sceptique! Est-ce qu'on est sceptique ?
d'Alembert
- En voici bien d'une autre ? N'allez-vous pas me soutenir que je
ne suis pas sceptique? Et qui le sait mieux que moi ?
Diderot
- Attendez un moment.
d'Alembert
- Dépêchez-vous, car je suis pressé de dormir.
Diderot
- Je serai court. Croyez-vous qu'il y ait une seule question discutée
sur laquelle un homme reste avec une égale et rigoureuse mesure
de raison pour et contre?
d'Alembert
- Non, ce serait l'âne de Buridan.
[Ver I 622]
Diderot
- En ce cas, il n'y a donc point de sceptique, puisqu'à l'exception
[DPV XVII 112] des questions de mathématiques, qui ne
comportent pas la moindre incertitude, il y a du pour et du contre
dans toutes les autres. La balance n'est donc jamais égale,
et il est impossible qu'elle ne penche pas du côté où
nous croyons le plus de vraisemblance.
d'Alembert
- Mais je vois le matin la vraisemblance à ma droite, et l'après-midi
elle est à ma gauche.
Diderot
- C'est-à-dire que vous êtes dogmatique pour le matin,
et dogmatique contre, l'après-midi.
d'Alembert
- Et le soir, quand je me rappelle cette inconstance si rapide de
mes jugements, je ne crois rien, ni du matin, ni de l'après-midi.
Diderot
- C'est-à-dire que vous ne vous rappelez plus la prépondérance
des deux opinions entre lesquelles vous avez oscillé; que cette
prépondérance vous parait trop légère
pour asseoir un sentiment fixe, et que vous prenez le parti de ne
plus vous occuper de sujets aussi problématiques, d'en abandonner
la discussion aux autres, et de n'en pas disputer davantage.
d'Alembert
- Cela se peut.
Diderot
- Mais si quelqu'un vous tirait à l'écart et, vous questionnant
d'amitié, vous demandait, en conscience, des deux partis quel
est celui où [DPV XVII 112] vous trouvez le moins de
difficultés, de bonne foi seriez-vous embarrassé de
répondre, et réaliseriez-vous l'âne de Buridan?
d'Alembert
- Je crois que non.
Diderot
- Tenez, mon ami, si vous y pensez bien, vous trouverez qu'en tout,
notre véritable sentiment n'est pas celui dans lequel nous
n'avons jamais vacillé, mais celui auquel nous sommes le plus
habituellement revenus.
d'Alembert
- Je crois que vous avez raison.
Diderot
- Et moi aussi. Bonsoir, mon ami, et memento quia pulvis es, et
in pulverem reverteris.
d'Alembert
- Cela est triste.
Diderot
- Et nécessaire. Accordez à l'homme, je ne dis pas [Ver
I 623] l'immortalité, mais seulement le double de sa durée,
et vous verrez ce qui en arrivera.
d'Alembert
- Et que voulez-vous qu'il en arrive? Mais qu'est-ce que cela me fait?
Qu'il en arrive ce qui pourra. Je veux dormir, bonsoir.