Le rêve de d'Alembert


Commentaire collectif du texte.

Rappelons que le mode de travail du groupe consiste à consacrer la deuxième heure et demi de chaque séance à un commentaire collectif et relativement informel du texte : pour que tout cela ne soit pas perdu, Colas Duflo se charge de prendre quelques notes pour alimenter cette page. On a donc ici une esquisse de commentaire que chaque internaute est invité à compléter, pour le rendre plus complet.

Pour l'année 1999-2000, il a été décidé de ne commenter que le premier des trois dialogues, intitulé La Suite d'un entretien entre M. d'Alembert et M. Diderot.

Ce texte a été divisé en sept parties. Ce découpage ne se veut pas un acte interprétatif, mais reflète le fait que nous avons prévu sept séances. On donne d'abord la référence dans l'édition "bouquins" (Ver.), puis dans l'édition Hermann (DPV), en indiquant d'abord le tome en romain, puis la page.

  1. Du début à "J'en dis autant de votre propre corps" (Ver. I 611-612, DPV XVII 89-91)

  2. De "Une supposition !" à "Cela est vrai" (Ver. I 619-620, DPV XVII 106-109)

  3. De "Par exemple..." à la fin. (Ver. I 620-6623, DPV XVII 109-113)



Première séance :

Du début à "J'en dis autant de votre propre corps" (Ver. I 611-612, DPV XVII 89-91)


[Attention : il ne s'agit là que d'un squelette, quelques notes prises pendant les débats du groupes ; les uns et les autres sont invités à fournir toutes les précisions qu'il faudra pour que ce commentaire soit le plus utile possible. Toute participation utile est bien sûr la bienvenue].

Sauf précisions, lorsque les noms propres d'Alembert, Diderot, etc. sont utilisés, il s'agit des personnages. Dans le cas contraire, on précise d'Alembert "réel".



Comme le titre de ce premier dialogue l'indique, et comme le dit le premier mot de d'Alembert : il s'agit d'une suite. Suite d'un dialogue engagé ailleurs, avant. Suite d'un débat.

Il y a là un procédé de théâtre : la première tirade rappelle aussi l'enjeu : c'est une scène d'exposition.
Mais que suit cette "suite d'un entretien" ?
Elle suit un débat sur la question du principe explicatif.
Ce débat, on en trouve des traces dans les textes du d'Alembert "réel".
Références : Essai sur les éléments de philosophie, ch. 6, supplément ch. 8 [donner les citations les plus pertinentes].
Mais il ne faut pas se laisser trop vite guider par la recherche des sources : elle risque de nous faire oublier que la tirade initiale se présente dans des termes très généraux. Il n'est pas d'abord précisé qu'il s'agit de Dieu ou de l'âme (même si la suite du texte tourne essentiellement autour de la question de l'âme). Il s'agit ici d'un "être" quelconque. Si bien que la question posée est celle de la compatibilité entre la notion d'"être" et les différents prédicats qu'on vise à lui attribuer, dont on souligne qu'il sont contradictoires. Je n'en ai pas la moindre "idée" (sens de cette notion chez Locke).

Ce que cette première tirade présente, c'est une alternative. La première branche de cette alternative est énoncée, comme un rappel, avec un rappel des difficultés qu'elle suppose, qui ne seront pas vraiment plus soulignées par la suite. Elle est "difficile à admettre". Mais la deuxième est juste esquissée : c'est d'elle qu'il sera essentiellement question.
Il s'agit donc d'une alternative entre deux hypothèses : ce que la science moderne nous apprend, dans ce cas, est qu'on doit préférer celle qui présente le moins de difficultés, qui est la plus simple, et qui explique le plus de choses. C'est ce qu'il va falloir établir.
L'opération qui viserait à remplacer une hypothèse par une autre s'appelle ici "substitution". Il faut mettre cela en opposition au concept "d'application" chez d'Alembert [développer références].

Ici, caractère étonnant de cette alternative : on veut remplacer un être, un substance, par une "qualité". Il y a là une sorte de déséquilibre. Il y a ici une dramaturgie des idées, un effet d'écriture aussi dans ce déséquilibre.
Cette qualité doit être "générale et essentielle" : c'est bien là le problème : il faut qu'elle le soit, sinon elle ne pourrait se prêter à cette substitution.
On peut relire la première tirade pour savoir ce que doit être cette qualité : localisée, situable, matérielle, mouvante, agie et agissante, compréhensible.
Or, avons-nous une idée de la matière ? Et de la sensibilité ?

"Cela est dur à croire" : Voir la Lettre sur les aveugles : il faut voir la douleur, ou entendre crier pour en avoir l'idée. Il va falloir dissocier l'idée de sensibilité et celle de douleur. Et même dissocier l'idée de sensibilité de l'existence effective de la sensation.
La sensibilité est-elle une qualité de toute la matière, ou le résultat d'une organisation de la matière ? L'article Animal est important pour saisir le sens de tous ces débats. [développer référence].

"Låun n'est pas l'autre". Il y a de l'ironie, de la moquerie ici : le texte met en scène un dialogue de sourds. Là où d'Alembert pense une différence d'essence, Diderot pense une différence d'état. Là où d'Alembert pense une différence de nature, Diderot pense une différence de degré. Il y a deux opposés pour l'un, il faut penser le continuum pour l'autre.
Mais pour penser le continuum, il faut passer à un niveau infra individuel, se débarrasser de la notion d'individu, quitter la logique des espèces. C'est ici qu'intervient la notion de Force [développer référence].

Il faut souligner ici la violence gratuite de l'argument ad hominem : "j'en dis autant de votre propre corps" [cf. l'article de P. Hartmann "Le philosophe au pilon et le cobaye spéculatif", in Diderot studies XXVII, 1998].



Deuxième séance :

2) de "Soit." à "Avec tout cela, l'être sensible n'est pas encore l'être pensant." (Ver. I 612-614, DPV XVII 92-95)

Diderot essaie donc d'organiser une analogie "force vive / force morte" d'un côté, et "sensibilité active / sensibilité inerte" de l'autre. Comment entendre cette articulation ?
Notons d'abord qu'il s'agit bien d'une analogie strictement conçue : ce sont bien les rapports qui se ressemblent ici, et non les choses elles-mêmes (ce qui veut dire que cette analogie n'engage pas un mécanisme, par exemple).
Notons déjà que, chez d'Alembert, il n'y a pas, à proprement parler de "force morte" mais une "force d'inertie". Puisque précisément, la force n'est jamais vraiment morte. Le texte utilise le terme pour préparer la différence "active / inerte". Le terme est d'ailleurs appelé par la notion même de "force vive".
Il y a d'ailleurs une sorte de permutation : on attend "force d'inertie" et on a "force morte". On attend "corps mort", et on a "sensibilité inerte". L'effet produit est bien de renforcer l'analogie par le vocabulaire.
Mais l'analogie peut-elle être menée jusqu'au bout ? C'est le sens de la fin de la première réplique de d'Alembert. Comment connaît-on la force morte ? Par la pression. Mais la sensibilité inerte, comment la connaît-on ? Il faut attendre pour cela qu'elle ne soit plus inerte. C'est ce que souligne d'Alembert : l'expérience est possible pour l'un, mais comment voir l'autre. Pour la sensibilité, il n'y a pas d'épreuve directe (la statue ne crie jamais), mais un passage du mort au vif.

Ce passage, c'est la digestion : sur la digestion, voir l'exposé d'Eliane Martin Haag dans la séance no. 2.
"Animaliser" : le terme est nouveau. D'Holbach l'emploie dans le Système de la nature L. I, 8, 135 [prolonger référence]. Diderot l'emploie dans les Eléments de physiologie (Ver. I, 1262) : "Le végétal est produit par la chaleur et la fermentation. La matière végétale s'animalise dans un vase ; elle s'animalise aussi en moi, et animalisée en moi, elle se revégétalise dans le vase ; il n'y a de différences que dans les formes".
La description de la digestion est ici progressive : manger, assimiler, faire chair, rendre sensible. Mais l'opération doit être poursuivie jusqu'à la pierre (puisqu'il faut "que la pierre sente" cf. début de l'Entretien). Or, on ne mange pas de pierre. Donc le marbre, et son assimilation à l'humus.
"Le temps ne me fait rien" : ceci prépare l'idée du sophisme de l'éphémère (Ver. I 633) : on croit voir du stable, mais il n'y en a pas. Nous nions les changements d'état parce que nous passons plus vite.
Il s'agit d'une expérience fictive : cela n'ôte rien à sa valeur : après tout, la seule manière de faire correctement l'expérience qui viendrait à bout du problème de Molyneux dans la Lettre sur les aveugles est aussi une expérience fictive.
La notion de latus : d'Holbach appelle cela "intermède" (L. I, IV, 80).

Le "vrai ou faux" renvoie au scepticisme de d'Alembert (voir la fin de ce premier dialogue) (rappelons-nous encore une fois qu'il s'agit bien d'un d'Alembert fictif et qu'un tel scepticisme ne saurait être attribué au personnage réel).
L'humus permet, dans cette chimie de la digestion, de révéler quelque chose qui préexiste : encore une fois, c'est à un changement d'attitude mentale que le texte nous invite : il n'y a pas essence, comme nous le croyons, mais état. Ce qui doit être compris, c'est la façon dont on passe d'un état à un autre. [là aussi faire référence à l'article Force]. Il s'agit de déplacer une problématique de la substance vers une problématique de la qualité. Où de la problématique de la forme (l'âme comme forme) à celle de l'organisation. Mais comment se fait un tout ?

- Sur la vie : il ne faut pas confondre la préexistence de la vie et la préexistence des germes (c'est contre le danger de cette confusion que la suite de l'Entretien mettra en garde.

- Une question est de savoir s'il y a une histoire de la vie (version Buffon) ou seulement des combinaisons (version Lettre sur les aveugles). On peut penser qu'il y a historicisation des processus.

- "de la chair ou de l'âme" : on arrive à la deuxième fonction de l'âme (après la fonction formatrice. Bien sûr, c'est la remise en question de toute différence substance étendue, substance pensante.

- Dans "bien plus loin", il y a encore "plus loin" : le dire en terme de proximité dit aussi, comme le souligne pour finir d'Alembert, qu'on n'a encore rien prouvé pour l'instant.



Troisième séance;

3) de "Avant que de faire un pas en avant" à "Je suis un peu pressé de penser." (Ver. I 614-616, DPV XVII 95-99)

Ce passage commence par ce qui se présente comme une longue digression. Diderot raconte à d'Alembert comment celui-ci fut conçu, abandonné, etc. Sur le plan historique, il convient de noter que c'est le seul texte de l'époque qui raconte cette histoire, que d'Alembert devait dire sans l'écrire.

Sur ce passage, voir l'article de Jean Starobinski, "L'hybride, le géomètre et le philosophe" (in Poétique [retrouver les références complètes]).

Il s'agit de faire entendre par l'exemple individuel le passage de l'être inerte à l'être sensible, et de l'être sensible à l'être pensant. Encore une fois, il s'agit dune argumentation ad hominem. Diderot adopte un point de vue scientifique sur son interlocuteur, et l'invite à prendre le même point de vue sur lui-même.

"On ne fait rien de rien" : c'est le premier principe matérialiste. Cf. l'article *CHAOS :

"Les anciens philosophes ont entendu par ce mot, un mélange confus de particules de toute espece, sans forme ni régularité, auquel ils supposent le mouvement essentiel, lui attribuant en conséquence la formation de l'Univers. Ce système est chez eux un corollaire d'un axiome excellent en lui-même, mais qu'ils généralisent un peu trop ; savoir, que rien ne se fait de rien, ex nihilo nihil fit ; au lieu de restreindre ce principe aux effets, ils l'étendent jusqu'à la cause efficiente, & regardent la création comme une idée chimérique & contradictoire."

Ici, on poursuit la question d'une pensée du passage qui avait été évoquée sur le thème de la digestion. Mais alors qu'on traitait de l'animalisation (comment d'Alembert mange du marbre (transformé), et en fait du d'Alembert), on va maintenant traiter de l'évolution (comment on passe de rien à d'Alembert), ce qui suppose un changement de vocabulaire. On n'est plus dans la chimie de l'assimilation digestive, mais dans la compréhension de la génération.

Le trajet est donc : rien - molécules des deux parents - germe - foetus - nourrisson - être merveilleux qu'est d'Alembert.

En quel sens "rien" ? Au sens où, avant la réunion des deux parents, d'Alembert n'est rien en tant qu'individu, en tant qu'entité, que substance. Il n'y a pas de substance d'Alembert préexistante. Il n'y a pas alors d'être merveilleux.

C'est pourquoi le texte insiste : il faut les molécules des deux parents (l'individu nest jamais qu'une combinaison). D'où la dénonciation des germes préexistants un peu plus loin.

Le vocabulaire et la description de la génération du germe et du foetus fait ici penser à la Venus physique de Maupertuis (sans qu'on puisse dire s'il y a véritablement allusion).

La fin de la tirade, avec tous ses participes présents référés à la vie individuelle pour indiquer la succession, indique l'enchaînement résumé dans les termes corrects : être inerte, sentant, pensant, vieillissant, mourant, dissous.

Mais il est clair qu'on a là seulement une description et pas encore une explication du changement d'état.

L'important pour l'instant est de comprendre que pour qu'une explication du fait soit possible, il va falloir substituer à des questions relatives à l'essence (qu'est ce que cet être merveilleux ?) une problématique de l'état (comment passe-t-on d'un état à un autre ?).

Le terme "mécanique" au 18e possède une acception très large : la note 23 de DPV est insuffisante. Les transformations qui font passer du "rien" à d'Alembert peuvent être comprises sous le modèle purement matériel de la digestion déjà analysé dans le texte. Voir ci-dessus le commentaire no. 2.

La tirade est suivie dune dénonciation de la préexistence des germes. C'est prendre position dans un des débats de l'époque qui court depuis la fin du 17e siècle (voir Jacques Roger, Les sciences de la vie). Chez d'Alembert, cela peut se comprendre comme la dénonciation d'un système : voir le texte sur la précession des équinoxes qui commence par une critique de l'esprit de système. Chez Diderot, cela va dans le sens de la dénonciation générale de toutes les pensées fixistes de la nature. La nature ne se comprend pas en catégories, mais dans le temps. On est alors renvoyé à la conception lucrétienne de Saunderson : tout va par combinaison, on ne peut juger par l'état présent de l'état passé, ni par l'état présent de l'état futur.

La digression rebondit donc sur un possible état futur de l'univers. A notre connaissance d'Alembert ne mentionne pas que des soleils s'éteignent [à vérifier]. Mais c'est quelque chose qu'on peut admettre dans le cadre de la science moderne. Mais si on admet le fait, on refuse du coup la théodicée finaliste : car si notre soleil s'éteint, que devient cette créature qui se croit la fin de l'univers ? La " cause nécessaire " vient se substituer à la cause finale.

[il faudrait peut-être chercher du côté de Fontenelle]

Il s'agit bien sûr d'une expérience de pensée comme Diderot les aime. Elle met en oeuvre deux principes fondamentaux : "tout tient dans la nature" et "rien n'est identique". Les deux, le principe de liaison et celui des indiscernables, sont fort leibniziens : ce qui n'empêche pas Diderot, ni d'ailleurs la plupart des matérialistes du 18e, de les adopter comme leurs. Ces deux principes justifient le fait que, si vous reprenez les mêmes éléments plus tard, vous recréez quelque chose de neuf. D'Alembert épars, puis réuni dans un monde autre, serait un autre d'Alembert. La nécessité va jusqu'à l'individu.

"L'ordre général a voulu qu'il [l'homme] fut" : la formulation a ceci de remarquable qu'elle peut être acceptée par toutes les parties explicitement ou implicitement comprises dans le conflit au sujet du monde et de l'homme. Elle évite une nouvelle digression (vers une dénonciation du finalisme par exemple, qu'il n'est plus la peine de faire dans le cadre de cet Entretien). Donc, fin de la digression, et retour au sujet : comment passe-t-on de l'être sentant à l'être pensant ? (notons avec DPV no. 18 que le d'Alembert réel, dans les Eléments de philosophie, souligne, contre l'argumentation matérialiste-sensualiste, la différence essentielle entre la sensation et la pensée : la question se pose d'autant plus).



Quatrième séance :

4) De "Quand je n'en viendrais pas à bout" à "vivants et résonnants" (Ver. I 616-618, DPV XVII 99-103)

Ce texte peut se diviser en trois parties bien différenciées :

  1. du début à "il ne me reste plus qu'une difficulté" : il s'agit de savoir ce qu'est le moi et la conscience de soi.
  1. De "Vous vous trompez" à "fibres continues et sensibles" : la réponse à la difficulté soulignée par d'Alembert (comment peut-on avoir plusieurs idées simultanément ?) entraîne l'analogie des cordes vibrantes.

  2. De "Mais on serait tenté de croire" à "vivants et résonnants" : on se défend d'un inconvénient suscité par cette analogie, qui risque de réintroduire la distinction des deux substances, en soulignant qu'ici le musicien n'est autre que l'instrument lui-même.

a) Le "non" de d'Alembert aide à comprendre sa position "sceptique" de la fin du dialogue. Il constate le fait qu'on est arrêté là, dans la progression continue qui devait nous faire passer de la matière à la pensée. Pour l'instant en tout cas, on ne peut aller plus loin, ce qui ne suffit pas à justifier le monisme matérialiste. Mais d'Alembert accorde qu'on ne peut pas non plus, en toute rigueur, faire intervenir l'âme comme principe explicatif. Le dualisme n'est pas non plus justifié. Si on s'arrête là, il y a aporie, ce que d'Alembert semble accepter, adoptant par là même cette position sceptique.

L'âme est un agent "contradictoire dans ses attributs" : immatérielle, elle devrait être en même temps une cause matérielle, pour agir sur le corps (et pour pouvoir être affectée par lui) : il n'y a là qu'un mot inintelligible.

Ici, alors que la question était de savoir comment on peut passer de l'être sentant à l'être pensant, Diderot propose une autre question, celle du sentiment de son existence. Il y a là un détour, qui n'est pas justifié pour l'instant. On déporte la question de la pensée sur celle de la conscience.

Qu'est-ce que la conscience de soi ?

Il est vrai que le détour, si l'on garde en vue la question du dualisme ou du monisme, n'est pas complet : la conscience de soi est traditionnellement une des fonctions et une des caractéristiques de l'âme pensante. Ainsi Descartes découvre son âme comme substance immatérielle différente du corps dans la conscience de soi.

Le mot "conscience" est un mot récent en français : Etienne Balibar, dans sa préface à son édition de Locke sous le titre Identité et différence, l'invention de la conscience, Seuil, 1998, souligne que c'est Coste, le traducteur de Locke, qui invente en Français les mots "le soi" et "la conscience". Coste se justifie à propos du soi : c'est le mot qui convient "pour exprimer ce sentiment que chacun a en lui-même quil est le même" (ibid. p. 14) et de la conscience qui sert à exprimer "la pensée de M. Locke, qui fait absolument dépendre l'identité personnelle de cet acte de l'homme quo sibi est conscius" (ibid.).

Or, on trouve chez Locke l'idée que la conscience est aussi liée à la mémoire de ma vie, à mon sentiment dêtre le sujet de toutes mes actions passées.

L'idée nest pas propre à Locke, puisque Leibniz explique dans le Discours de Métaphysique (paragraphe 34) que ce qui caractérise l'âme intelligente est qu'elle peut dire ce "moi, qui dit beaucoup" et que cela est lié à sa subsistance non seulement métaphysique mais aussi morale "car c'est le souvenir ou la connaissance de ce moi qui la rend capable de punition ou de récompense".

Cette conscience de soi, qu'on assigne d'ordinaire à l'âme, Diderot veut montrer qu'elle a une base matérielle : c'est la mémoire qui nous fait avoir un "nous", or la mémoire naît de l'organisation.

Ce qui a une conséquence intéressante : le moi, la conscience, ne sont pas primitifs. Ils sont liés à la naissance de la réflexion, qui nest pas première, mais suppose un certain développement de l'organisme. Contrairement à se que soutiennent contre toute évidence les tenants de l'âme, on n'a pas toujours eu un moi. La conscience de soi est faible chez le nourrisson, elle peut disparaître totalement chez l'individu sénile : qu'est-ce qui a changé alors ? C'est l'organisme (et non une âme intellectuelle immatérielle qui aurait jugé bon de s'absenter progressivement).

L'identité personnelle, c'est l'organisation. On peut penser qu'il y a des degrés dans l'organisation, qu'elle peut être plus ou moins puissante, plus ou moins complexe. Si c'est la liaison qui fait le moi, on peut penser que le chien a plus de moi que l'huître, et moins que nous.

L'organisation suffit. Mais le langage peut nous jouer des tours : ainsi, on peut penser qu'il reste un risque de dualisme dans la formulation "un être qui a cette organisation propre à la mémoire" : d'où la nécessité, un peu plus loin, de dissiper l'éventuelle objection : l'être nest pas autre chose que cette organisation même.

N'y a-t-il pas un coup de force dans le passage, en une phrase, de la conscience à la pensée avec tous ses qualificatifs qui rappellent Descartes : "il acquiert la conscience de lui, il nie, il affirme, il conclut, il pense" ?

En fait, non, si l'on admet que les deux interlocuteurs acceptent l'interprétation condillacienne de Locke, et qu'ils nont donc pas besoin d'y revenir : chez Condillac, les idées se forment avec l'enchaînement de différentes mémoires [compléter références].

b) Sur la question : comment avons-nous plusieurs idées en même temps ?

Il faut avoir plusieurs idées en même temps pour juger. Juger, c'est comparer des idées.

Diderot souligne à plusieurs reprises la difficulté du problème. Dans la Réfutation d'Helvétius par exemple (Ver. I, 796), il l'oppose à Helvétius comme un terrible noeud. De même dans une Lettre de 1751 à Mlle de la Chaux [compléter références]: le même problème est énoncé, sans solution.

Condillac, dans le Traité des sensations (I, IV, 11) souligne que chaque impression suppose une comparaison : en réalité, une nouvelle impression ne chasse pas les sensations passées.

Il y a une sorte de résonance : c'est le modèle choisit par Diderot pour proposer une analogie qui évacue la difficulté. Nous sommes comme des instruments dotés de cordes vibrantes. Ce sont les nerfs. Diderot s'est déjà servi de cette comparaison dans ses premiers textes. Ce rapports des cordes vibrantes les unes aux autres, la façon dont les harmoniques résonnent dans un certain rapport proportionnel est à rapprocher de tout ce que Diderot dit sur la perception de rapports depuis l'article Beau.

La comparaison avec l'instrument à cordes, une fois développée, va être utilisée pendant toute la suite de ce dialogue. En particulier lorsqu'il sera question de l'analogie (DPV 110).

La notion de "point vivant" rappelle Maupertuis.

N.B. : La note 40 de DPV fait une confusion entre Helvétius et Hemsterhuis.

c) La comparaison avec l'instrument de musique crée la possibilité d'un retour du dualisme : l'instrument suppose un instrumentiste. L'âme ne peut-elle faire figure d'instrumentiste dans ce cas ? Nest-ce pas sa fonction justement, d'être comme un instrumentiste en son instrument ?

On évacue ce risque possible de dualisme : ici, le clavecin est lui-même l'instrumentiste. Comment ? Parce qu'il est sensible : il a la conscience du son. Parce qu'il est animal : c'est-à-dire qu'il a un certain organisme support de la mémoire : donc il a la conscience. La molécule est sensible, seul l'animal vivant intègre la réunion de ses sensibilités moléculaires en une conscience : c'est le rôle de la mémoire.

On comprend mieux le sens du deuxième dialogue : il faut donner un contenu physiologique à ces comparaisons.

Au fond, Diderot donne ici un sens physiologique à une comparaison dont le principe est chez Condillac, mais c'est cette transformation qui est décisive.

La comparaison sera à nouveau développée quelques pages plus loin, ce qui permettra de revenir à la question du langage (DPV 108) et du raisonnement (DPV 109).



Cinquième séance :

5) De "Sans doute." à "un abîme de mystères, de contradictions et d'absurdités." (Ver. I 618-619, DPV XVII 103-105)

[Sur le serin et la serinette, voir l'exposé de Véronique Le Ru]

Cet oeuf qui renverse les écoles de théologie se trouve aussi dans l'article SPINOZISTE (de Diderot) :

"Il ne faut pas confondre les Spinozistes anciens avec les Spinozistes modernes. Le principe général de ceux-ci, c'est que la matiere est sensible, ce qu'ils démontrent par le développement de l'oeuf, corps inerte, qui par le seul instrument de la chaleur graduée passe à l'état d'être sentant & vivant, & par l'accroissement de tout animal qui dans son principe n'est qu'un point, & qui par l'assimilation nutritive des plantes, en un mot, de toutes les substances qui servent à la nutrition, devient un grand corps sentant & vivant dans un grand espace. De-là ils concluent qu'il n'y a que de la matière, & qu'elle suffit pour tout expliquer ; du reste ils suivent l'ancien spinozisme dans toutes ses conséquences"

On voit que, dans le Rêve, l'accent est mis plus fortement sur le passage de l'insensible au sensible.

L'idée d'un mouvement essentiel à la matière : il ne faut pas oublier que d'Holbach traduit Toland dans ces années là.

Mais, il faut faire ici attention, le mouvement n'est pas identifié à la vie ou à la sensibilité. La vie est réveillée par le mouvement. Elle produit du mouvement. Mais elle ne se réduit pas au mouvement. De ce point de vue, l'article NAÎTRE est important :

"Il n'en est pas de la vie comme du mouvement ; c'est autre chose : ce qui a vie a mouvement ; mais ce qui se meut ne vit pas pour cela. Si l'air, l'eau, la terre, & le feu viennent à se combiner, d'inertes qu'ils étoient auparavant, ils deviendront d'une mobilité incoercible ; mais ils ne produiront pas la vie. La vie est une qualité essentielle & primitive dans l'être vivant ; il ne l'acquiert point ; il ne la perd point. Il faut distinguer une vie inerte & une vie active : elles sont entre elles comme la force vive & la force morte : ôtez l'obstacle, & la force morte deviendra force vive : ôtez l'obstacle, & la vie inerte deviendra vie active."

Qu'observe-t-on dans le développement de l'oeuf ? De l'inerte (l'oeuf) + de l'inerte (le fluide) produit du vivant.

Cest là le résultat d'une observation, que le texte met en scène comme telle ("asseyez-vous, et suivons-les de l'oeil"). Mais ce que nous voyons est inexplicable, puisqu'on voit mal comment en combinant de l'inerte on obtient du sensible. Il faut donc supposer soit :

  1. qu'il y a une âme immatérielle qui soit :
    1. est là depuis toujours.
    2. s'ajoute au cours du développement.

  1. que la sensibilité est :

    1. une propriété générale de la matière.
    2. ou un produit de l'organisation.

  • 1a est exclu : c'est l'hypothèse des germes préexistants (voir ci-dessus)
  • 1b est exclu : c'est retomber dans les mystères, les contradictions, etc. du dualisme (voir la liste des questions qui renvoient à la toute première tirade de d'Alembert : existait-il ? attendait-il un domicile ? est-il homogène ou hétérogène à ce domicile ? etc.)

  • 2 a ou b : Mais quel statut donner à ce ou ? : " la sensibilité, propriété générale de la matière ou produit de l'organisation ". Est-il inclusif ou exclusif ?

Il y a là un " comme vous voulez ". La question n'est finalement plus de savoir si la matière est activement ou potentiellement sensible. Puisque le couple force vive/force morte évite d'avoir à trancher entre inerte et actif : l'important est la potentialité qui s'actualise. Diderot sauve la continuité, le passage.

Le développement de l'animal tel qu'il est décrit ici est à rapprocher de la description de la formation de d'Alembert. En tout, il y a trois descriptions de la formation de l'être vivant dans le Rêve : la troisième se trouve dans le deuxième dialogue (Ver. I, 640) : " D'abord vous n'étiez rien. Vous fûtes, en commençant, un point imperceptible, formé de molécules plus petites éparses dans le sang, la lymphe de votre père ou de votre mère ; ce point devient un fil délié, etc. "

Ces descriptions ne mettent pas toutes l'accent sur la même chose, mais elles sont cohérentes entre elles. Dans tous les cas, l'être commence son développement par un point vivant (une fois encore, il y a peut-être un héritage de Maupertuis).

Sur les animaux machines : il y aurait beaucoup à dire sur la fortune et l'infortune de ce concept cartésien (ne serait-ce que sur le sens que cela a chez Descartes). L'idée est insupportable aux auteurs du dix-huitième.

Le fait que l'animal soit proche de nous comme preuve que la matière peut penser : c'est un argument qu'on trouve chez Voltaire dans les Lettres philosophiques pour justifier la thèse de Locke sur le fait que Dieu pourrait donner la pensée à la matière :

"Les bêtes ont les mêmes organes que nous, les mêmes sentiments, les mêmes perceptions ; elles ont de la mémoire, elles combinent quelques idées. Si Dieu n'a pas pu animer la matière et lui donner le sentiment, il faut de deux choses l'une, ou que les bêtes soient de pures machines, ou qu'elles aient une âme spirituelle." (Voltaire, Mélanges, Gallimard, Pléiade, 1961, p. 41)

Or les bêtes ne peuvent être des pures machines puisqu'elles sont comme nous. Or elles ne peuvent avoir une âme spirituelle selon ces mêmes dévots qui refusent d'envisager l'idée que la matière peut penser.

La Mettrie a considérablement insisté sur les proximités de l'homme et de l'animal. En ce sens, il n'y a rien de contradictoire à écrire L'Homme machine puis Les Animaux plus que machines : l'essentiel est de soutenir toujours que tout est sur le même plan.

Dans la description du développement de l'animal ici, il faut noter que le discours lui-même suit le mouvement qu'il décrit : l'accumulation des verbes " se meut, s'agite, crie, etc. " évoque un processus en acte, ce mouvement de formation qu'est l'apparition progressive d'une forme vivante. Il y a une gradation de la vie à la pensée, qui doit se penser aussi comme un mouvement.

Dans l'alternative du début du dialogue, on sait maintenant choisir : d'autant que, finalement, on découvre de plus en plus combien l'âme est impensable. C'est un mot vide de sens. Ceci dit, il reste des questions à poser à la notion même de sensibilité. En un sens, ce sont les mêmes questions : qu'est-ce que cet élément ? où est-il exactement ? Mais le fait d'affirmer qu'il s'agit d'un élément matériel transforme le domaine des questions : ce ne sont plus les questions insolubles de la métaphysique, ce sont des questions de physiologie. (d'où l'intérêt d'un second dialogue).

La sensibilité universelle de la matière : il s'agit d'une supposition ; ce n'est pas un objet de perception. C'est une condition de possibilité pour penser le réel.



Sixième séance :

6) de "Une supposition !" à "Cela est vrai" (Ver. I 619-620, DPV XVII 106-109)

Ce passage peut être divisé en trois parties. La première est la réfutation d'une objection métaphysique (jusqu'à "...qui n'en résout aucune"). La deuxième est une réaffirmation du monisme matérialiste (jusqu'à "...la même fin"). Et la troisième ouvre sur deux autres sujets : la question du langage et le solipsisme berkeleyen (jusqu'à "Cela est vrai").

1. La question posée par d'Alembert, si on ne la considère pas simplement comme une objection purement grammaticale (le galimatias métaphysico-théologique), renvoie à un débat plus fondamental sur les qualités premières de la matière. Quelles sont-elles ? Peut-on rajouter une qualité de plus à celles qu'on admet déjà sans changer la notion ?

En ce sens, le matérialisme donne un peu l'impression d'une philosophie qui repose sur un concept élastique. Pour attribuer tout à la matière, il suffit de rajouter toutes sortes de choses au concept de matière. A l'impénétrabilité, on rajoute d'abord le mouvement. Maintenant peut-on rajouter la sensibilité ?

C'est la question essentielle du matérialisme du 18e siècle (en tout cas de la deuxième moitié). Si on répond négativement, il n'y a plus de matérialisme possible.

La réponse de Diderot renvoie d'abord notre ignorance : on ne sait pas. Ni si la matière est sensible, ni si la sensibilité est incompatible avec la matière. Mais on ne voit pas pourquoi la sensibilité serait incompatible avec la matière, alors qu'on voit très bien pourquoi il est intéressant de concevoir la matière comme sensible (voir les arguments précédents, sur l'oeuf par exemple). Dans tous les cas il ne faut pas oublier le statut hypothétique du matérialisme diderotien.

Avec cette question de la prétendue indivisibilité d'une qualité simple, Diderot écrivain facilite la tâche au Diderot personnage, qui n'a pas de mal a réfuter une objection faible. Il est vrai que le d'Alembert réel ne croit pas à la sensibilité de la matière, mais ce n'est pas pour cette raison, qui est effectivement du galimatias. Il y a tout de même renvoi à des notions fondamentales, à commencer par celle de la séparation des qualités primaires et secondaires (voir Locke).

La question de fond est, en accordant à Diderot que le matérialisme est une supposition, quelle supposition a-t-on le droit de faire ? Parce qu'on ne peut pas supposer n'importe quoi au prétexte qu'il s'agit de supposition. Par exemple, on ne peut pas supposer l'angularité comme propriété du cercle, mais, à partir de Newton, on peut supposer la gravitation comme propriété de la matière. A quel genre de supposition se rattache l'idée d'une sensibilité de la matière ?

L'argument consiste à dire que ce que d'Alembert accorde pour le mouvement, on peut le dire de la sensibilité. La sensibilité est comme la gravitation en ce sens. D'ailleurs, Barthez affirme que le principe vitaliste est une hypothèse scientifique : la prudence newtonienne sert de modèle méthodologique.

Remarquons que la résistance de d'Alembert, qui dit que la sensibilité est une, indivisible, etc. consiste à l'inverse à attribuer à la sensibilité les qualités traditionnelles de l'âme.

A ce moment de l'analyse, le groupe entame une longue discussion sur les notions difficiles de sensibilité, d'irritabilité : il faudra attendre les séances de l'année prochaine pour débrouiller les rapports à Toland, à Maupertuis, à l'école des médecins de Montpellier...

2. La réaffirmation du monisme "il n'y a plus qu'une substance dans l'univers" renvoie à ce que nous avions déjà vu précédemment. (donc, se reporter aux séances précédentes, particulièrement n°1, 2 et 5).

3. Sur l'animal comme instrument sensible, se reporter à la séance n° 4.

Beaucoup de choses dans ce passage : la distinction des sons naturels et conventionnels, qui pourrait inviter à s'interroger sur le lien à la philosophie du langage de Condillac, le passage consacré à l'immatérialisme (et la question de savoir ce qu'il vient faire là).

Le langage va du cri des passions aux sons conventionnels. Même la convention est encore un prolongement des besoins. En ce sens, la théorie du langage produite ici est plus à rapprocher de l'Essai sur l'origine des langues de Rousseau que de Condillac : il y a une naissance simultanée de l'interjection et de la langue. Les Eléments de physiologie (Ver. I, 1300-1301) reprennent cette analyse : la même organisation des différents hommes fait qu'il y a identité du cri, et de là, de la langue primitive (NB : ce texte des Eléments de physiologie reste cependant assez difficile à interpréter quand à sa théorie des passions).

Il n'y a que des bruits et des actions : réduction, mise entre parenthèse du symbolique : le passage à l'ordre langagier ne crée pas de changement de nature. Le monisme demeure.

La fin sur Berkeley est appelée comme conclusion de l'ensemble formé par les pages précédentes, mais le lien immédiat avec la question du langage se conçoit dans la mesure ou, si l'on suit la Lettre sur les sourds et muets, c'est la réalisation des abstractions qui crée les illusions.

Diderot revient à plusieurs reprises sur ce point : Berkeley est tout aussi irréfutable que le matérialisme, même si c'est manifestement un "délire". Mais la force de Diderot par rapport à Berkeley, c'est que le premier permet d'expliquer le second : la généalogie de l'idéalisme est la même que celle des idées abstraites.

"Toute la force" du système proposé par Diderot, c'est qu'à la fin il revient à poser l'alternative : c'est Berkeley ou moi. Or on sait par ailleurs que d'Alembert ne peut supporter Berkeley (lorsqu'il traduit la Cyclopedia de Chambers, il coupe systématiquement les passages de Berkeley).


Septième séance :

7) de " Par exemple... " à la fin. (Ver. I 620-6623, DPV XVII 109-113).

 

Ce passage se divise en deux parties bien distinctes. La première (jusqu'à " ...l'analogie l'a séduit") poursuit l'analyse, commencée avec la question du langage, des propriétés intellectuelles de l'instrument sensible. La deuxième (jusqu'à la fin du dialogue) porte sur l'impossibilité d'un scepticisme parfait.

1. Faire des syllogismes, tirer des conséquences : cela renvoie aux propriétés générales du raisonnement. Or, il y a là un risque : le retour de l'âme comme faculté de penser, qui par son automouvement, par sa liberté, produit des jugements. En réalité, nous ne tirons point de conséquences en ce sens (comme si nous les produisions), elles se tirent en nous. Il n'y a pas d'autonomie et de liberté du jugement. Le monde extérieur existe (contre Berkeley) et il nous impose, via l'expérience que nous en avons, des liaisons.

On est ici dans la fidélité à une théorie de la connaissance partagée par les penseurs proches de Diderot. Cf. par exemple Helvetius, De l'esprit, I, 1 (Fayard, "corpus", p. 22) : "Le jugement est le prononcé de l'apercevance de ces rapports" (entre les sensations) [voir l'exposé de Sophie Audidière]

Ce passage vient reprendre et poursuivre le passage un peu abrupt qui répondait à la question des conditions de la pensée par la présence de la mémoire dans son fondement organique : on voit ici qu'on pense avec de la mémoire (voir plus haut séance n°4). C'est en la mémoire que se forment ces liaisons nécessaires entre les idées que nous constatons (ce que nous appelons penser).

Notons que le mot "contingents" dans la première réplique de Diderot n'est pas ici employé au sens rigoureux : car la liaison des phénomènes est toujours nécessaire. Simplement, du point de vue de celui qui juge, elle est plus ou moins probable. Nous n'avons sur certaines matières qu'une certitude partielle, parce que les lois générales dont nous disposons ne nous permettent que des prédictions partielles à cause des "vicissitudes particulières qui nous échappent". L'homme violent va probablement se mettre en colère devant l'injure, mais ce n'est pas absolument certain. Quoiqu'il fasse, d'ailleurs, il n'est pas libre : la liaison des phénomènes est tout aussi nécessaire dans tous les cas.

C'est un trait de vocabulaire qui semble assez propre à Diderot que de qualifier la politique et la morale de sciences "conjecturales" ; Helvétius aurait plutôt parlé de la politique comme science probable.

Le raisonnement, en tant qu'il ne fait qu'énoncer, n'est pas créateur : il n'y a pas d'automouvement libre de l'âme. Mais une objection serait ici possible : l'analogie. Outil pour la création poétique, qui produit des géants et autres créatures qui n'existent pas dans la nature, n'est-elle pas signe d'un pouvoir créateur de l'homme (et donc d'une liberté) ? En fait, non. L'analogie découle d'une liaison nécessaire en nous. C'est une question de proportion.

Notons que ce passage est extrêmement ramassé.

Il y a une vérité atteinte par l'artiste, qui suit l'ordre de la nature : c'est une sorte de rationalisme de l'imaginaire. On imagine toujours conformément à l'expérience de la nature qu'on a déjà, et proportionnellement. Si je peux lancer une pierre, un géant peut lancer un rocher. Ces opérations se font en nous.

Le philosophe doit se méfier de l'analogie, comme source d'erreur. Mais elle a une vérité poétique (elle répond à des lois : voir le Paradoxe).

2. Nous savons maintenant quelles sont les hypothèses ridicules : ce ne sont pas celles du matérialiste. D'Alembert essaie encore une dernière façon d'échapper à la conclusion matérialisme : le scepticisme.

Dans la critique du scepticisme, il y a plusieurs dimensions. En premier lieu on n'est pas sceptique : il y a une vie de la pensée, elle ne peut être statique, on ne peut arrêter le mouvement de la connaissance. Le scepticisme est un dogmatisme, en ce sens.

Comme pour les thèses de Berkeley, il faut ici rendre compte de l'illusion sceptique : vous vous croyez sceptique. Mais nul ne peut l'être vraiment.

L'exclamation "qui le sait mieux que moi" est comique : c'est un souvenir de l'argument classique de l'autocontradiction du sceptique qui prétend ne rien savoir et qui le sait. Mais ce n'est pas ce vieil argument que Diderot utilise. Il se sert en réalité d'un argument sceptique qu'il retourne contre le scepticisme.

Argument sceptique : il y a du pour et du contre dans toutes les questions. Retournement de l'argument contre le scepticisme : il n'y a jamais du pour et du contre de façon égale, comme deux solutions équivalentes. Il y a toujours celle qui nous semble la plus vraisemblable. Héritage de Leibniz : il n'y a pas de liberté d'indifférence parce qu'il n'y a jamais deux choses, opinions, positions, indifférentes.

En ce sens, on peut remarquer qu'il y a toujours deux présentations du matérialisme chez Diderot. Maximale : c'est l'affirmation de la force du monisme, les développements sur l'oeuf, etc. (et le rêve de d'Alembert du deuxième dialogue). Minimale : c'est celle à laquelle on assiste ici : le matérialisme comme la théorie qui présente " le moins de difficultés ".