Le rêve de d'Alembert



Helvétius et Diderot :
"matérialisme et physiologie"

Sophie AUDIDIERE
Séance du 18 mars


Helvétius, 1715-1771.

Août 1758 : De l'esprit, publié sans nom d'auteur, avec le privilège du roi (moyennant corrections et suppressions de texte préalables). Diderot en rend compte dans les Réflexions sur le livre De l'esprit par M. Helvétius, pour la Correspondance littéraire, dès Août 1758 (D.P.V. tome IX, ne figure pas dans Versini). Du 10 Août 1758 à Avril 1759, les condamnations se succèdent (révocation du privilège, condamnation par l'archevêque de Paris, le Pape, le parlement de Paris puis la Sorbonne...), obligeant Helvétius à écrire trois rétractations. Il se promet de ne plus jamais écrire ; ce qui fera écrire à Diderot en 1773, après la parution de De l'homme :

"J'étais un jour à ma fenêtre, j'entends un grand bruit sur les tuiles qui n'en sont pas éloignées. Un moment après, deux chats tombent dans la rue ; l'un reste mort sur la place ; l'autre, le ventre meurtri, les pattes froissées et le museau ensanglanté, se traîne au pied d'un escalier, et là, il se disait : "Je veux mourir, si je remonte jamais sur les tuiles. Que vais-je chercher là ? [...]" Je ne sais jusqu'où il poussa cette philosophie ; mais tandis qu'il se livrait à ces réflexions assez sages, la douleur de sa chute se dissipe ; il se tâte, il se lève, il met deux pattes sur le premier degré de l'escalier ; et voilà mon chat sur le même toit dont il était tombé, et où il ne devait regrimper de sa vie. L'animal fait pour se promener sur les faîtes, s'y promène." (1)

Au-delà de l'anecdote, la fable a un contenu philosophique qui recouvre le différend entre Helvétius et Diderot, ce dernier entendant prouver (d'une manière posthume) à Helvétius par son propre exemple qu'il y a des tempéraments et des tendances naturelles contre lesquelles il est vain de lutter.

1773 : De l'homme, de ses facultés intellectuelles et de son éducation, Londres, Société typographique, publié à titre posthume, conformément à la volonté de son auteur, par le prince Gallitzin. L'ouvrage est achevé depuis 1769. Gallitzin étant l'hôte de Diderot avant son départ pour la Russie, ce dernier est en possession de l'ouvrage dès sa parution, et rédige peu à peu la Réfutation suivie de l'ouvrage d'Helvétius intitulé L'homme (devrait figurer dans le tome XXII, "Idées VI" de D.P.V. à paraître ; Versini tome I, 777). Elle parut de Janvier 1783 à Mars 1786 dans la C.L.



La confrontation des deux auteurs nous est suggérée par Diderot lui-même, à la fois vulgarisateur d'une pensée mal connue et rapporteur partisan. Si l'on peut reprendre de Diderot sa formulation des "quatre paradoxes" constituant la philosophie d'Helvétius, il est cependant désormais acquis que la Réfutation suivie de l'ouvrage d'Helvétius est parfois rien moins que fidèle au texte d'Helvétius (2). On peut donner un sens aux distorsions que Diderot fait subir aux thèses d'Helvétius (3) ; en revanche il est délicat d'adopter sans autre forme d'examen les critiques de la Réfutation.... La reprise des arguments que Diderot oppose aux "quatre paradoxes" constitue une première étape pour comprendre la teneur du débat. On rappellera brièvement ces thèses :

  • "Apercevoir, raisonner, juger, c'est sentir"
  • "Il n'y a ni justice ni injustice absolue ; l'intérêt est la mesure des talents et l'essence de la vertu"

  • "C'est l'éducation et non l'organisation qui fait la différence des hommes, et les hommes sortent des mains de la nature tous presque également propres à tout"

  • "Les derniers buts des passions sont les biens physiques" (4)

C'est d'ailleurs l'examen de ces propositions qui nous permettra de nous "délivrer" du cadre que Diderot tente d'imposer au débat entre Helvétius et lui-même. On peut en effet résumer ce qui constitue aux yeux de Diderot l'erreur fondamentale d'Helvétius : ce dernier aurait négligé de prendre en compte les apports contemporains de la physiologie et de la médecine, "oubli" qui en dernière analyse remet en cause la méthode (ou le point de vue) et donc les résultats du philosophe. La recherche a souvent ratifié le cadre tracé par Diderot, et fait par conséquent avec lui de la pensée d'Helvétius une pensée toujours quelque peu obsolète : elle est en retard sur les sciences de son temps pour Diderot ; ou n'est que le résultat de la transposition dans le domaine de la sensation du mécanisme cartésien (que les "Encyclopédistes" auraient abandonné), auquel Helvétius se rattacherait sous l'influence de Fontenelle pour Y. Belaval (5) ; c'est une pensée dépassée, dès lors que son idée directrice, la nécessité de l'éducation publique, est historiquement réalisée pour J. Moutaux (6). Il est non seulement plus fécond de considérer qu'Helvétius assume le choix de ne pas faire appel à la physiologie (choix d'autant plus informé qu'Helvétius est issu d'une famille de médecins), mais aussi plus conforme au contenu et au projet de la philosophie helvétienne.

Si l'on cherche à confronter Helvétius et Diderot dans la perspective d'une meilleure compréhension des problématiques et des enjeux du Rêve de d'Alembert, on peut partir de ce constat : le Rêve est précisément le genre d'ouvrage qu'Helvétius n'aurait pas pu écrire... La thèse de la "sensibilité physique" exposée dans De l'esprit - que Diderot rapporte un peu rapidement à celle de "[l'attribution de] la sensibilité à la matière en général, système qui convient fort aux philosophes" - ne trouve pas sa continuation dans une fiction destinée à familiariser les esprits à l'hypothèse de la sensibilité universelle comme le Rêve ; mais dans De l'homme, traité portant essentiellement sur les rapports entre l'éducation, la législation et le bonheur des hommes. Il n'y a pas entre les deux textes de solution de continuité : "L'importance et l'étendue du principe de la sensibilité physique" y sont réaffirmées ("Récapitulation : des principales questions traitées dans cet ouvrage"). On considère donc le plus souvent que l'origine des désaccords entre les deux philosophes est de nature politique : il importe à Helvétius d'établir la possibilité d'une éducation pour tous, contre "ceux qui rapportent à l'inégale perfection des sens, l'inégale supériorité des esprits" (D.H. titre de la section V, c'est Rousseau qui est explicitement visé), pour établir qu'au contraire "l'inégalité des esprits ne peut être dans les hommes communément bien organisés qu'un pur effet de la différence de leur éducation, dans laquelle différence je comprends celle des positions où le hasard les place" (D.H., conclusion de la section IV). Il s'agirait alors de se ménager la possibilité d'une psychologie générale et abstraite (ce que Diderot reproche à Helvétius), celle des "hommes communément bien organisés", parce qu'elle seule permet de légitimer la thèse de l'éducation publique et de sa puissance.

Notre interrogation portera alors sur le statut de cet "homme communément bien organisé", sa nécessité philosophique fondamentale par rapport à la théorie de l'intérêt qu'il permet de développer, son rapport à la physiologie. Le refus de la physiologie serait à comprendre dans une perspective avant tout politique. Il faudrait alors envisager les rapports de l'utilitarisme (tel qu'il est développé non seulement chez Helvétius) et du matérialisme : dès lors qu'Helvétius ne prend délibérément pas la voie du matérialisme "naturaliste" de Diderot et d'Holbach, qu'en est-il du lien philosophique entre eux ? La tentative de Diderot d'étayer le matérialisme sur la physiologie n'est pas qu'un "approfondissement" là où Helvétius se serait arrêté ; peut-on dire de manière symétrique qu'elle servirait un autre projet politique, sans tomber dans le travers qu'on vient de dénoncer (considérer les systèmes philosophiques comme des constructions au service d'une cause historiquement déterminée) ?

On ne peut minimiser l'importance de l'enjeu politique du débat entre Helvétius et Diderot, qui a lieu autour de la notion de nature, qu'elle soit "générale" ou humaine, et des obstacles qu'elle oppose à l'instruction (donc aux Lumières) pour le plus grand nombre. Mais on constate que ce différend a, dans les textes des auteurs, sa source dans la théorie de la connaissance sensualiste telle que Diderot la remet en question déjà depuis la Lettre sur les aveugles. En d'autres termes, le premier des paradoxes conditionne déjà les suivants. La critique de l'usage helvétien de la notion de "sensibilité physique" porte

- d'abord sur la théorie de la connaissance ("sentir, c'est juger")

- puis sur la morale ("les derniers buts des passions sont les biens physiques")

- enfin sur le statut principiel de la sensibilité dans la construction de la théorie de l'intérêt. (On peut rappeler en bref la façon dont elle se déroule : notre esprit peut être considéré comme produit, "assemblage des pensées d'un homme", et comme producteur, "faculté même de penser" (7). En tant que producteur, l'esprit est constitué de deux facultés passives : la sensibilité physique et la mémoire, qui se ramène à la première comme un organe de la sensibilité pour lequel se ressouvenir, c'est sentir. Le plaisir et la douleur sont les deux états de la sensibilité physique, à partir desquels se construit l'amour de soi, qui à son tour suscite l'intérêt pour ce qui peut le satisfaire, c'est-à-dire susciter le plaisir. Tout intérêt est donc en dernière analyse pour la sensibilité, "cause" de toutes nos actions comme de toutes nos idées et vices ou vertus. Il importe peu pour Helvétius que cette sensibilité soit "modification d'une substance spirituelle ou matérielle") Or Diderot conteste que la sensibilité prise en ce sens soit plus qu'une condition dans la généalogie des actions, idées et caractères.

Ainsi l'attaque de Diderot porte-t-elle de bout en bout sur la notion de sensibilité : il a lui-même besoin de la refonder entièrement, donc de réfuter le sens et l'usage qu'elle a chez Helvétius, pour pouvoir faire entendre l'inouï, sa supposition de la "sensibilité universelle". L'enjeu est aussi d'ordre lexical. Ce sont peut-être deux matérialismes qui s'affrontent, qui certes partagent les mêmes termes, des principes communs (Diderot rappelle souvent que "dans tous les raisonnements de l'auteur [Helvétius], les prémisses sont vraies, et les conséquences sont fausses" (8), contrairement à Rousseau), mais se distinguent par l'envergure de leurs projets respectifs, voire leurs méthodes.


I. Le "dialogue" entre Helvétius et Diderot


... il est difficile à établir, étant donné qu'il fonctionne textuellement dans un seul sens ; qu'en outre il s'établit, dans sa plus importante réalisation textuelle, post-mortem ; qu'enfin on a adopté l'hypothèse selon laquelle la Réfutation est autant un dialogue de Diderot avec lui-même qu'avec Helvétius, sinon plus... Mais il est encore légitime de le reconstituer, si on s'appuie justement sur la formulation des "paradoxes" d'Helvétius et leur reprise constante dans divers textes de Diderot.

(a) "Apercevoir, juger, c'est sentir".

La mémoire se ramenant à la sensibilité, Helvétius peut dire que la sensibilité produit toutes nos idées. Par l'attention qu'il leur porte, l'esprit aperçoit en les comparant les rapports de ressemblance ou de dissemblance, de convenance ou de disconvenance des objets entre eux ou par rapport à nous, "apercevance" qui est à son tour une sensation. Le jugement enfin n'est que "le prononcé de l'apercevance de ces rapports (9)", le faux jugement ne peut être que l'effet de l'ignorance ou des passions, "causes accidentelles qui ne supposent point en nous une faculté de juger distincte de celle de sentir ; [...] d'où il suit que tous les hommes ont essentiellement l'esprit juste". (10)

Depuis la Lettre sur les aveugles, Diderot remet en cause cette équivalence : ce ne sont pas les sens qui jugent. S'il est certain que la sensibilité, et donc le bon fonctionnement des organes sensoriels, est une condition nécessaire à la formation de l'idée puis du jugement, et même que seuls certains sens génèrent certaines idées, cela ne signifie pas pour autant que les sens extérieurs jugent ni qu'ils suffisent à former le jugement. Cest un leitmotiv de Diderot, repris à plusieurs reprises dans la Réfutation : "Sentir, c'est juger. Cette assertion, comme elle est énoncée, n'est pas rigoureusement vraie. Le stupide sent, mais peut-être ne juge-t-il pas. L'être totalement privé de mémoire sent, mais il ne juge pas. (11)" Il faut en effet tenir compte du rôle à proprement parler central du cerveau, le "rapporteur" des sens "témoins" : son état sain ou malade (atteint par un coup, une chute d'abord, qui sont des atteintes presque visibles) indique son importance : "lorsque j'en vois un autre perdre la raison et le sens commun, par une chute, par une contusion, tous ses autres organes étant restés dans un état sain, puis-je m'empêcher d'en conclure que la perfection des opérations intellectuelles dépend principalement de la conformation du cerveau et du cervelet ? (12)" A d'innombrables reprises, Diderot assène à Helvétius que s'il prétend faire l'examen du rôle des organes des sens dans la formation de nos jugements, il ne peut pas légitimement occulter l'examen de cet "organe sans lequel la condition des autres, plus ou moins parfaite, ne signifie rien." (13)

Cependant il est certain qu'on ne peut lire dans la conformation du cerveau et du cervelet comme dans un livre, comme l'objecte le "personnage" Helvétius à Diderot. Il reste que la théorie de la connaissance exposée par Helvétius laisse prise à l'objection presque classique faite à l'empirisme : celle de la présence nécessairement simultanée de deux sensations à l'esprit pour former un jugement. Helvétius n'a pas coupé ce "terrible noeud" (14). Diderot fait ici appel à l'analogie du clavecin-philosophe et de la résonance des cordes sensibles, sur un modèle acoustique, qui lui fait introduire une notion de sensibilité très différente de celle d'Helvétius. Pour dénouer les difficultés de la théorie de la connaissance sensualiste, il faut donc repenser la sensibilité. Les difficultés auxquelles le Rêve s'est confronté, qui n'y ont trouvé qu'une réponse provisoire, ne trouvent pas aux yeux de Diderot de réponse satisfaisante chez Helvétius : comment comprendre la sensibilité des fibres du clavecin ? La thèse selon laquelle il faut tout ramener à "l'origine du réseau" (15) trouve-t-elle bien des preuves dans les exemples du personnage du médecin Bordeu ? Est-il établi que la mémoire est la fonction de l'organe cerveau, comme la vue celui de l'oeil (16) ? On peut considérer que les réponses à ces questions sont considérées comme acquises par Diderot. En revanche, le passage de l'homme sentant à l'homme pensant, dont Helvétius tente de rendre compte par la théorie de l'intérêt concernant les "hommes communément bien organisés", fondée sur une sensibilité que nous partageons avec les animaux, n'a trouvé dans le Rêve qu'une réponse hypothétique. Il se fait toujours par la sensibilité, mais en un sens là encore bien différent de chez Helvétius.

(b) "Il ny a ni justice ni injustice absolue ; l'intérêt est la mesure des talents et l'essence de la vertu."

On ne s'attardera pas sur ce point en raison de l'absence de liens avec les problématiques du Rêve. Cependant il faut remarquer que Diderot lui-même a remplacé justice et injustice absolues par bienfaisance et malfaisance, sans pour autant nier que les hommes ont, par leur simple faculté à établir des rapports (ce qui fait d'eux des hommes, êtres pensants), une idée de la justice à défaut d'en sentir l'amour (17). Par là il introduit l'idée dune nature humaine qu'Helvétius combat, dans le projet de comprendre et de faire apparaître la rationalité à l'oeuvre dans les différents contenus historiques de la "justice". En un sens, Diderot ne se trompe pas lorsqu'il reproche à Helvétius d'avoir "fermé les yeux sur la nature de l'homme" (18).

Il convient enfin de noter que c'est pourtant grâce au nominalisme sous-jacent à ce refus des valeurs transcendantes que Diderot identifie Helvétius comme appartenant au camp matérialiste. Le chapitre "De l'abus des mots" (De l'esprit, I, IV) développait en effet rapidement un nominalisme empiriste permettant implicitement de récuser comme abstraites (ne correspondant à aucun "fait") les notions de Dieu, etc., ce que Diderot entend très bien (19) comme une profession de foi matérialiste.

(c) "C'est l'éducation et non l'organisation qui fait la différence des hommes, et les hommes sortent des mains de la nature tous presque également propres à tout".

Ce "paradoxe" est déjà compris dans le premier. Il est une conséquence de la réduction du jugement à la sensibilité, une fois écartée l'objection selon laquelle les inégalités dans la finesse des sens, ou l'étendue de la mémoire, ou la capacité d'attention peuvent être la cause des inégalités entre les esprits. Il attire donc les mêmes remarques : si les hommes naissent sans idées et sans passions déclarées, ils apportent cependant avec eux des aptitudes aux unes et aux autres, selon le modèle des différentes races de chiens (20). Comme pour le cerveau, ce sont les médecins qui guident le philosophe. Le médecin les appelle "tempéraments", et en posséderait (selon Diderot) la description empirique : "Ouvrez les ouvrages des médecins aux chapitres du tempérament et vous y trouverez l'organisation propre à chaque caractère. Quand on voit une chose, pour l'admettre on n'est pas obligé de l'expliquer" (21). De nouveau Diderot affirme la nécessité d'être "anatomiste, naturaliste, physiologiste et médecin" pour "faire de la bonne métaphysique et de la bonne médecine (22)". Il s'autorise le passage des races de chiens aux tempéraments d'homme par la généralisation du principe posé par Helvétius selon lequel c'est l'organisation qui distingue les hommes des animaux : dans De l'esprit, c'est "la disposition organique de leur corps" qui, les tenant dans un "mouvement perpétuel (23)", distingue les singes des hommes. Dans ce cas, l'homme est l'animal dont le sens despote est la raison, et les hommes se distinguent entre eux selon leur organisation interne.

C'est pourquoi la supposition d'un homme "communément bien organisé" n'a pas de sens. Elle est "la plus vague, la plus inintelligible, la plus indéterminée des demandes (24)". C'est une abstraction au sens encyclopédiste du terme. Pour Diderot, qui veut fonder sa morale et sa politique sur la "nature" de l'homme, et se donne comme guide la physiologie médicale, science qui à ses yeux lui ouvre le chemin vers une nature de l'homme non-abstraite, non-théologique ou métaphysique, il est évident qu'une telle abstraction est un retour en arrière. Seulement Helvétius ne cherche justement pas à fonder sa politique et donc sa thèse sur l'éducation "en nature", bien au contraire. L'homme communément bien organisé n'a peut-être pas de correspondant réel, on peut au mieux lui accorder le statut de la "chimère réelle" en esthétique (25), d'idéal plastique ; sans pour autant qu'il soit une fiction (26). Il est comparable au sage stoïcien : il est parfait, et par là même ne se trouve ni dans la nature ni dans la société (27). Pour Helvétius, l'homme communément bien organisé est un point de départ valable au niveau du droit, le sujet du droit et donc le seul "homme" qui l'intéresse. On voit déjà ici que les deux projets de Diderot et d'Helvétius ne se recoupent pas entièrement ; le dernier défend l'idée que la législation et l'éducation sont les meilleurs moyens d'assurer le bonheur des hommes, auquel tous ont pareillement droit. Il lui importe peu de fonder une anthropologie sur l'homme physiologique (prétendument "réel") comme Diderot, mais au contraire sur l'homme social. Non seulement les deux démarches ne se recouvrent pas, mais encore elles s'entre-excluent dès lors que les démonstrations fondamentales d'Helvétius sur la formation des idées et des passions l'amènent à soutenir que tout dans l'homme, et jusqu'à l'humanité, est le résultat de l'éducation au sens large.

(d) "Les derniers buts des passions sont les biens physiques".

C'est l'objet des chapitres 4 à 15 du troisième discours de De l'esprit. Diderot fait ici la même objection que dans la théorie de la connaissance : la sensibilité physique est condition nécessaire au développement des passions, elle n'en est pas la cause unique.


II. Deux projets matérialistes


On peut tracer à grands traits ce qui oppose les deux philosophes. Du côté d'Helvétius, le matérialisme, jamais exposé pour lui-même, est suffisamment établi par le point de départ empiriste. Helvétius se réclame de l'empirisme de Locke (Récapitulation de De l'homme, chapitre I : "L'analogie de mes opinions avec celles de Locke" (28)). Ce cadre le conduit à porter l'accent sur l'aspect gnoséologique et méthodologique, Locke étant considéré avant tout comme celui qui a écarté du questionnement philosophique l'innéisme : "Nos idées, dit Locke, nous viennent par les sens, et de ce principe, comme des miens, l'on peut conclure que l'esprit n'est en nous qu'une acquisition (29)". Méthodologique, car Helvétius n'adopte le principe lockien que parce qu'il lui semble être le plus simple, le plus évident, et le plus fécond (30). L'objet privilégié de ce matérialisme est donc logiquement la psychologie (théorie de la connaissance et des passions), avec comme objectif la résorption des opérations de l'esprit et des passions dans un principe de sensibilité physique, dont on ne précise pas si elle est modification d'une substance spirituelle ou matérielle. Le principe matérialiste ne doit pas répondre à des questions ontologiques. On peut considérer que si le projet helvétien est moins ambitieux que celui de Diderot, il se veut plus sûr, jamais "hypothétique". La science empiriste de l'homme et des phénomènes humains s'appuie sur des faits, donc sur l'histoire, non sur des conjectures.

Les deux projets se font concurrence sur une question qui est celle du Rêve : le passage de l'être sentant à l'être pensant. Les deux philosophes répondent par la "sensibilité", il est donc crucial pour Diderot de s'approprier ce vocabulaire contre Helvétius. Mais si la Réfutation est bien un dialogue de Diderot avec lui-même, il faut reconnaître dans le "personnage Helvétius" des tentations et des questions de la pensée diderotienne. "Helvétius" donne à voir les enjeux politiques réformateurs d'une pensée empiriste de l'homme et de l'éducation, pose la question de la propagation des Lumières, qui fait le lien entre théorie de la connaissance et politique ; tandis que "Diderot" affronte les enjeux philosophiques d'un projet matérialiste plus large, qui ne peut pas se contenter de l'empirisme (voire du sensualisme). A cette fin, les positions des deux auteurs ont été forcées. Diderot établit clairement en effet dans le Plan d'une Université la possibilité et même la nécessité de la modification morale par l'éducation, de même qu'il évoque la compensation par le travail et l'habitude de l'absence de talent (Observations sur Hemsterhuis). Helvétius pour sa part a écrit que "Si l'on ne peut, à la rigueur, démontrer que la différence d'organisation n'influe en rien sur l'esprit des hommes que j'appelle communément bien organisés, du moins peut-on assurer que cette influence est si légère qu'on peut la considérer comme ces quantités peu importantes qu'on néglige dans les calculs algébriques ; et qu'enfin on explique très bien, par les causes morales, ce qu'on a jusqu'à présent attribué au physique, et qu'on n'a pu expliquer par cette cause." DE, III, XXX, 414 note h.

La Réfutation.... reprend aussi les questions du Rêve : donner une nécessité à la supposition de la sensibilité universelle dans le passage du sentant au pensant ; légitimer le recours à la physiologie dans la théorie de la connaissance et celle des passions, ce dernier élément conduisant à la question de la possibilité et du contenu dune morale "matérialiste" (dernier Entretien), nécessairement très différente selon que le matérialisme est "naturaliste" ou "empiriste".


 

Notes


1. [Retour] Réfutation suivie de l'ouvrage d'Helvétius intitulé L'homme, Versini I, 807.

2. [Retour] Voir l'indispensable article de G. Stenger, "Diderot lecteur de L'homme : une nouvelle approche de la Réfutation d'Helvétius", Studies on Voltaire and the eighteenth Century, 228, 1984, p. 267-291.

3. [Retour] Stenger par exemple propose de lire la Réfutation comme un équivalent du Neveu, dialogue de la pensée de Diderot avec elle-même et ses propres contradictions, plutôt qu'avec celle d'Helvétius, hypothèse très éclairante.

4. [Retour] Réflexions sur le livre De l'esprit par M. Helvétius, D.P.V. IX, p. 245.

5. [Retour] Helvétius, Oeuvres complètes, avec un Essai sur la vie et les ouvrages de l'auteur par L.Lefebvre de La Roche, introduction par Y. Belaval, Hildesheim, Georg Olms Verlag, 1967-1969. Reprod. de l'éd. de Paris, Didot l'aîné, 1795.

6. [Retour] Cest le risque que pointe J. Moutaux dans "Helvétius lecteur de Rousseau", Cahiers philosophiques, 35, Juin 1988.

7. [Retour] De l'esprit, I, 1.

8. [Retour] Réfutation..., Versini, I, 841 ; voir aussi Id. I, 809 : "Les disciples de Rousseau, en exagérant ses principes, ne seront que des fous ; et les vôtres, en tempérant vos conséquences, seront des sages."

9. [Retour] De l'esprit, I, 1, Fayard p. 22.

10. [Retour] De l'esprit, I, 1, Fayard p. 50.

11. [Retour] Réfutation..., Versini, I, 796.

12. [Retour] Réfutation..., Versini, I, 793.

13. [Retour] Réfutation..., Versini, I, 824.

14. [Retour] Réfutation..., Versini, I, 796.

15. [Retour] Le problème est examiné dans le Rêve, D.P.V. XVII, 154 sq.

16. [Retour] Le Rêve..., D.P.V. XVII, 175-176.

17. [Retour] Voir par exemple dans la Réfutation..., Versini, I, 841, 868-869, 875, des arguments quon retrouve dans l'Histoire des deux Indes, entre autres.

18. [Retour] Réflexions sur De l'esprit, D.P.V. IX, 307.

19. [Retour] Réflexions sur De l'esprit, D.P.V. IX

20. [Retour] Exemple récurrent sous la plume de Diderot. Dans la Réfutation..., voir Versini, I, 883.

21. [Retour] Réfutation..., Versini I, 865.

22. [Retour] Réfutation..., Versini, I, 813.

23. [Retour] De l'esprit, I, 1, Fayard p. 17.

24. [Retour] Réfutation..., Versini, I, 850.

25. [Retour] On pourrait développer l'idée selon laquelle "l'homme communément bien organisé" est l'équivalent en politique de ce qu'est Antinoüs pour les sculpteurs : un idéal de "belle nature" à partir duquel, par corrections successives, peut émerger la figure d'un homme réel. Voir Salon de 1765, sur Servandoni, Versini IV, 351.

26. [Retour] Cest l'interprétation d'E. Frauenglas, "Diderot et Helvétius", Revue des cours et conférences, 38, 1937 ; signalée par G. Stenger qui précise qu'elle n'a pas été explorée ultérieurement.

27. [Retour] Essai sur les règnes de Claude et de Néron, Versini I, 1191.

28. [Retour] Une question reste en suspens ici : celle du rapport d'Helvétius à Condillac.

29. [Retour] De l'homme, Récapitulation, Fayard p. 947.

30. [Retour] Voir J.-C. Bourdin, "Helvétius, science de l'homme et pensée politique", Corpus 22-23, 1er semestre 1993.