Le rêve de d'Alembert
Qu'est-ce qu'un précurseur
?
ou
La querelle du transformisme
" il ne suffit pas d'être un disciple de Lucrèce pour être un précurseur de Darwin "
(J. Roger, Les sciences de la vie dans la pensée française au XVIIIe siècle, Paris, Albin Michel, 31993, p. 471, n. 66.).
1. Définition du problème
Il y a un thème que je souhaitais traiter depuis longtemps, et qui s'inscrit naturellement dans l'optique du présent groupe de recherches : un retour sur cette question du "transformisme" de Diderot, qu'on lui avait attribué jadis, dans le contexte d'une histoire des idées plus proprement "idéaliste". Ensuite, des auteurs soucieux de montrer leur intelligence critique, comme Jacques Roger et Foucault, dans leurs domaines respectifs, ont attaqué une telle attribution naïve à Diderot d'une thématique "proto-évolutionniste". Il y a une angoisse contemporaine qui va de part avec une certaine pratique de l'érudition : on se méfie de l'anachronisme, on précise que l'auteur qu'on étudie n'a pas utilisé le terme 'x', et surtout on n'aime pas maintenant faire des auteurs que nous chérissons, des "précurseurs".
Il y a déjà
là les matériaux d'une étude sur l'histoire
de la critique, ce qui pourrait en soi être intéréssant
(qu'est-ce qui a fait qu'un critique lui attribue des idées
transformistes alors qu'un autre les lui refuse?) -- mais j'aimerais
aller un peu plus loin. L'histoire et la philosophie de la biologie
telle qu'on la pratique aujourd'hui est fortement dominée
par Darwin, et a fortiori par ce que l'on nomme la "synthèse
moderne", c.a.d. l'adjonction de la génétique
à un programme évolutionniste darwinien qui obtient
par là les mécanismes de l'hérédité
qui lui avaient échappé jusqu'alors.
[note 1]
Or, ainsi définie, elle a du mal à conceptualiser son histoire. On le voit dans l'approche anglo-saxonne envers Lamarck, qui pose déjà la question des "prédécesseurs de Darwin", dans un contexte assez restreint. En fait, cette approche ne sait pas quoi faire de Lamarck, ainsi que le montre par exemple André Pichot dans son Histoire de la notion de vie. On retombe dans une histoire de la pensée naïvement idéaliste avec quelques références à Lucrèce d'un côté et au créationnisme de l'autre (D'un point de vue d'analyse des sources, la référence n'est pas que lucrétienne, si on se souvient que le Rêve de d'Alembert fut d'abord prévu sous le titre de Rêve de Démocrite!). Dans cette optique, la réflexion des Lumières (disons : Buffon, Maupertuis, Diderot, et La Mettrie) sur ces questions est tout simplement évacuée. Le biographe (hagiographe, à vrai dire) d'Erasmus Darwin, pour souligner que seul cet auteur mérite d'être considéré comme un précurseur de son petit-fils (Darwin lui-même niera son influence, très logiquement, et à d'autres moments insistera qu'il ne doit rien à Lamarck, puisque de telles idées sont déjà présentes chez son grand-père, que Lamarck a peut-être plagié !), affirme qu'entre 1740 et 1790, il y eût de nombreux auteurs, "notamment Diderot, de Maillet et Goethe" (!), qui croyaient à la variabilité des espèces ... mais leurs idées, comme celles des Grecs anciens, ne sont que des spéculations intelligentes (D. King-Hele, Erasmus Darwin, New York, Charles Scribner's Sons, 1963, p. 66 (c'est moi qui souligne)).
Ainsi, il me semble essentiel de bien cerner ce qu'a pu être une approche matérialiste de l'évolution et de la transformation de l'univers vivant, dans un contexte pré-darwinien, et même pré-lamarckien. De plus, les notions "transformistes" étant pour l'essentiel "exprimées" par le d'Alembert fictif, il faut bien noter que Diderot n'a pas écrit lui-même un traité biologique ; il y a déjà deux types de légitimité discursive présents dans le texte, comme si Diderot nous fournissait une clé pour la question du rapport entre histoire des sciences et histoire des idées (sur laquelle je reviens en terminant) : les rêveries de d'Alembert et les affirmations de Bordeu, qui dit ce qui "existe" pour son époque. En attendant un nouveau Canguilhem qui pourrait expliquer l'approche proto-évolutionniste du vivant au XVIIIe siècle, il me semble donc intéressant de proposer une étude de ce que je nommerais la "querelle du transformisme", autour de Diderot, et plus précisément, du Rêve de d'Alembert.
1.1. Brève esquisse historique de la "querelle du transformisme"
Au départ, c'est la position de E. Caro ("De l'idée transformiste dans Diderot", Revue des Deux Mondes [15 octobre 1879]), P. Janet ("La philosophie de Diderot. Le dernier mot d'un matérialiste", The Nineteenth Century IX [April 1881]), et F. Paitre ; Paitre dit : "Le plus glorieux titre de Diderot à l'admiration de l'historien, c'est (...) d'avoir été le premier transformiste" (Diderot biologiste, reprint, Genève, Slatkine, 1971, p. 89). Ensuite, M.W. Wartofsky, dans "Diderot and the Development of Materialist Monism" (Diderot Studies 2, 1952 ; repris dans Models. Representation and the Scientific Understanding, Dordrecht / Boston, Reidel, 1979), et A. Vartanian (e.g., dans "Trembley's Polyp, La Mettrie, and Eighteenth-Century French Materialism", Journal of the History of Ideas 11:3, June 1950, p. 273, et Diderot and Descartes: A Study of Scientific Naturalism in the Enlightenment, Princeton, Princeton University Press, 1953, p. 27), se démarquent qualitativement de cette génération d'interprètes.
La tendance opposée est représentée par L. Crocker ("Diderot and Eighteenth-Century French Transformism", in Forerunners of Darwin, 1745-1859, ed. B. Glass et al., Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1959, p. 124) et J. Roger (op. cit, pp. 593, 595 & n. 50, 665-667) : ils nient que Diderot soit parvenu à un énoncé transformiste (à la p. 610 de son livre, cependant, Roger accepte la possibilité d'une "rencontre" entre Diderot et les idées transformistes). Dans la dernière position, les aperçus vagues de Diderot soit n'ont pas trouvé de confirmation scientifique (les idées étaient bonnes mais elles n'appartiennent pas au cours de développement de la science), soit elles ne pouvaient pas être vérifiées scientifiquement (les idées étaient fausses et la science est irreprochable). Crocker, lui, en est encore à croire en l'autonomie des idées : dans l'Interprétation de la nature, "Diderot reaches a concept of evolutionism which is the most complete and brilliant speculative exposition of that doctrine in his time" (op. cit., p. 129).
Vartanian répondit aux critiques de Roger en précisant sa définition :
"If transformism is taken strictly to mean the derivation of every species from a single prototype, it is true that, although Diderot entertained such a hypothesis in 1753, he abandoned it later in the Rêve and reverted back to the quite illusory version of evolution stemming from Lucretius. If, on the other hand, transformism is understood loosely as the refusal of morphological fixity, of a continuous identity, to the various forms of life in the course of the Earth's history, then Diderot was surely (albeit erroneously enough) a transformist. And a measure of looseness might perhaps be appropriate to the matter, since the rigid meaning that Roger wishes to give to transformism does not, in any event, represent a scientifically unassailable theory of the origin of all species" ("The Problem of Generation in the French Enlightenment", Diderot Studies 6 [1964], p. 352).
C'est ce "loose understanding", cette définition nécessairement vague car para-scientifique, qui cantonne l'approche de Vartanian dans un modèle de l'histoire des idées encore idéaliste (mais sans triomphalisme) ; voir mes remarques de conclusion.
Quelques années après ce débat de spécialistes, Foucault ajouta son opinion, dans un livre que les dix-huitièmistes n'aiment pas, Les mots et les choses : celle-ci est prévisible si on se souvient des épistémai qui ne communiquent pas entre elles : Diderot, Bonnet et al. ne sont pas des "précurseurs de l'évolutionnisme" (Paris, Gallimard, 1966, p. 164). C'est la difficulté de la notion des épistémai (influence heideggérienne) : il n'y a que des époques closes, renfermées sur elles-mêmes, une critique déjà formulée par Sartre (sans avoir lu le livre).
2. Motifs transformistes / évolutionnistes chez Diderot
En survolant la thématique transformiste / proto-évolutionniste du XVIIIe siècle, il ne faut pas confondre la prise de conscience, toute à fait patente chez les matérialistes, du problème de l'évolution au sens tres général : comment est-ce que la matière a évolué d'un Ur-schleim, être primitif ou prototype, vers des formes complexes ?, comme le montrent les gradations des espèces naturelles, avec le transformisme et l'évolutionnisme proprement dits. Mais le problème devient alors : à partir de quand est-ce que ça a mal tourné?, comme pour la Révolution russe (pour reprendre une plaisanterie de l'Anti-Oedipe qui visait la psychanalyse) : à partir de quand peut-on parler de transformisme?. On pourrait essayer de donner des critères minimaux (l'isolement reproductif d'une espèce, le rapport entre l'organisme et son environnement propre, etc.) et puis regarder jusqu'à où arrivent les auteurs du XVIIIe. Cette approche semble porter des fruits uniquement avec Maupertuis, entre autre, à cause du statut textuel si particulier du Rêve, qu'on le qualifie de "para-scientifique" ou de "dialogique" (au sens du rapport entre ses personnages évoqué plus haut).
D'abord, tâchons de relever quelques échantillons représentatifs parmi les contemporains de Diderot.
a) Les contemporains de Diderot
Si on prend l'exemple
de La Mettrie comme contraste, on voit qu'il lui a fallu du
temps pour pouvoir accepter une évolution biologique
de l'espèce humaine, dans le temps (apres la parution
des 3 premiers volumes de l'Histoire naturelle de Buffon,
et de la Lettre sur les aveugles de Diderot). Le temps
et l'évolution sont présents à l'esprit
de Diderot pour autant qu'il definit l'espèce comme quelque
chose qui est sujet à la mutation, alors que ses composantes
moléculaires sont éternelles (surtout dans les
Eléments de physiologie). Chaque système
aura sa propre manière d'être sensible à
la possibilité de l'évolution ; ainsi dans chaque
système on trouvera une ébauche théorique,
un début d'attention, differénts à chaque
fois. Chaque système prend conscience de l'existence
d'un processus invisible' à sa manière.
Pour le consul de Maillet et Buffon, le déclic eut lieu
avec les fossiles : pour d'autres, l'interrelation d'espèces
exprimeée par des taxinomies de plus en plus précises
; pour d'autres encore, ce fut l'existence de créatures
comme le polype, qui temoignait d'un degré de développement
fort avancé pour le monde végétal, ou fort
arriéré, pour le royaume animal.
[Note 2]
La paléontologie prépara l'avènement du transformisme : Telliamed ou la diminution de la mer de Maillet (1748), qui précède l'Histoire de la terre de Buffon, est important à cet égard. (Voltaire, par exemple, refusa d'examiner des fossiles ; dans l'article "Coquilles" du Dictionnaire philosophique, il dit que ces poissons pétrifiés sont simplement des spécimens rares rejetés par les Romains car ils n'étaient pas frais ! Ou encore : "Les hommes n'ont pas été des poissons, comme le dit Maillet" (Oeuvres, Moland, XXVII, 141).) Telliamed est une fantasmagorie traitant de poissons accidentellement abandonnés sur terre, qui apprenent à voler au cours d'une sorte de coup de dés qui dure un million d'années. Selon les historiens des idées plutôt spéculatifs comme Lovejoy, on y trouve l'idée d'une origine commune de tous les êtres. Mais Maillet dit-il vraiment cela ? Si tout vient de la mer, cela signifie qu'il y a les mêmes espèces dans la mer, hommes, oiseaux, ou comme dit mieux notre consul au Caire et à Livourne, les lions et les éléphants de mer, les veaux marins, les singes marins ont ainsi engendrés leurs homologues terrestres (Telliamed, édition de 1755, t. II, p. 170). Ainsi Buffon cherchera à faire vivre des chiens nouveaux-nés, dans de l'eau ou du lait tiède, dans l'espoir d'empêcher la fermeture du trou de Botal par la prolongation de cette vie aquatique artificielle (Histoire naturelle = HN, III, 1749, pp. 447-448). Si l'expérience avait réussi, le transformisme expérimental aurait produit des chiens amphibiens et ainsi démontre la transformation des espèces. Il y a bien des vraies espèces mais pas de transformation. C'est tout le problème d'un 'uniformitarisme' qui est bien matériel mais pas transformatif.
Si on prend en comparaison le transformisme de Robinet, on voit qu'il est basé sur une chaîne des êtres, mais il lui manque une composante génétique (une composante qui permettraient aux espèces de changer : d'évoluer). Ou, pour faire un jeu de mots, on dira que la composante génétique est trop forte, puisqu'elle replie toute la vie vers la Genèse, le topos de la préformation de tous les êtres. C'est visible dans le sous-titre de ses Considérations philosophiques de la gradation naturelle des formes de l'être de 1768 : Essais de la nature qui apprend à faire l'homme. Les espèces animales y sont décrites comme les esquisses, les tentatives successives de la Nature pour 'acquérir' le savoir dont elle a besoin pour produire l'espèce humaine. Mais il est difficile de lui decerner un brevet de transformisme, puisque toutes ces variations de formes et d'êtres sont contenues in ovo, dans un état primitif et primordial dont elles sont les développements. De manière analogue, chez Bonnet il n'y aura pas d'évolution du simple au complexe, mais une "translation de tout le monde vivant le long de l'axe des temps" (F. Jacob, La logique du vivant, Paris, Gallimard, 1970, pp. 151-152) ; une chaîne des êtres qui sera égale au déroulement du temps.
Le transformisme suppose la variabilité des êtres organisés. Il se définit en opposition (1) au préformationnisme et (2) au créationnisme ou fixisme (notion d'espèces fixes : il n'y a pas plus d'espèces aujourd'hui qu'il n'en est sorti des mains du Créateur. Ainsi pour Linné, les espèces sont des êtres réels, et donc immuables). Buffon lui-même était convaincu de cette fixité au départ, mais en 1745, cherchant une differentia specifica entre le cheval et l'âne, il la met en question et aboutit à sa thèse constructiviste', selon laquelle les espèces sont des constructions de notre esprit. Le même problème revient plus tard dans son oeuvre : si nous tenons pour vraie la notion de famille (entendue au sens génétique), alors l'âne est simplement un cheval dégénéré. (Le texte le plus important ici sera les Epoques de la nature.) La puissance de la Nature est sans limites, elle peut produire tous les êtres organisés à partir de n'importe quel être particulier. Mais l'autorité de la Révélation vient contredire cette métaphysique hardie : la Nature n'a pas cette capacité de produire tous les êtres, car tous les animaux ont participé ensemble (à égalité) dans la grâce de la création ; les deux premiers individus de chaque espèce sont sortis, entièrement formés, des mains du Créateur (Buffon, HN, IV, pp. 182-183, également in Oeuvres philosophiques, éd. J. Piveteau, PUF, 1954, p. 355).
Maupertuis, Buffon et Diderot semblent à la fois plus avancés dans leur réflexion transformiste, et plus prudents, ce qui revient au même. Maupertuis se penche sur la relation entre hérédité et caractères séminaux, mais ne veut pas se décider sur l'hérédité des caractères acquis sans expérimentation (il utilise surtout l'évidence de la polydactylie chez une famille de Berlin). Selon lui (ainsi que selon Erasmus Darwin, figure égarée en Angleterre qui aurait du appartenir aux Lumières françaises), les propriétés essentielles de la matière vivante ont bien été 'attribuées' par Dieu le Créateur -- mais l'interaction de ces propriétés, le développement qui s'ensuit, le devenir de la vie grâce à et à travers ces propriétés ... tout cela est imprévisible (P.J. Bowler, "Evolutionism in the Enlightenment", History of Science 12:3 [September 1974], p. 166. Pour Erasmus Darwin, la seule condition imposée sur ce développement est une progression du simple au complexe). Ce qu'il faut souligner ici, c'est qu'une forme de sélection naturelle existe pour Buffon et Diderot, mais avec une différence. La sélection darwinienne est un facteur progressif dans l'histoire d'une espèce (ce qui a fait couler beaucoup d'encre au sujet de la téléologie : évolutionnisme et téléologie font deux, même si une grande partie de la diffusion d'une vulgate proto-évolutionniste avant Darwin s'est faite en harmonie avec des modèles téléologiques de la Nature), alors que pour Buffon et Diderot, la sélection est simplement un "mécanisme d'élimination du pire, exterminant les 'êtres contradictoires'", comme le dit Jean Mayer : un mécanisme qui supprime les productions malchanceuses, selon la logique du coup de dés (introduction à son édition des Eléments de physiologie, pp. lxx-lxxi. Le passage en question chez Diderot est probablement LA Vernière 131 ; la formule "êtres contradictoires" est au début des EP, Versini 1261). Tout ce qui n'est pas autodestructif, c'est-à-dire tout ce qui ne possède pas de contradictions internes, survivra. Diderot évite d'employer des termes qui ne sont pas justifiables. Quand il parle de "polypes humains, sur Jupiter et Saturne", c'est bien de la science-fiction, comme a dit un jour Vartanian. Mais je veux surtout noter qu'il insiste bien sur l'aspect de l'élimination de ces êtres contradictoires, sans vraiment s'intéresser à la perpetuation des variations favorables (ce qui constitue la définition même de la sélection naturelle : C. Darwin, On the Origin of Species, facsimile of the first edition, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1966, p. 81). Dans le monde darwinien, ceux qui survivent sont ceux qui peuvent le mieux survivre. Il n'y a pas simplement une extermination 'malthusienne' pour maintenir une proportion juste entre population et ressources.
Mais, si on revient sur la question des "ébauches" ou approches timides de l'evolution, on voit qu'elles impliquent l'existence d'un substrat ou substratum qui permet les changements. Le philosophe Whitehead a remarqué qu'ici il est difficile de réconcilier évolutionnisme et matérialisme. (Ni Lamarck ni Darwin ne sont des matérialistes.) Whitehead dit : "The aboriginal stuff, or material, from which a materialistic philosophy starts is incapable of evolution". La philosophie matérialiste repose sur une idée de la matière comme substance ultime, commencement et fin ; ainsi Diderot ne peut guère répondre à des questions concernant le temps, le développement, et l'évolution (au sens non-technique) : "Le temps n'est rien pour la nature" (RA 615 Versini, 268 Vernière). Il peut seulement parler de la matière elle-même, dans un raisonnement circulaire. On est encore dans un schéma de génération et de corruption ("L'existence embrasse l'histoire, la description, la génération, la conservation et la destruction", IN § XXIV, Versini 568), même si il tente de ménager une place particulière aux êtres organisés. Ceci est évident dans certains des passages du Rêve que je relève plus loin. Je me permets de citer Whitehead une dernière fois, dans un passage qui révèle également ses propres présupposés :
Evolution, on the materialistic theory, is reduced to the role of being another word for the description of the changes of the external relations between portions of matter. There is nothing to evolve [...] There can be merely change, purposeless and unprogressive. But the whole point of the modern doctrine is the evolution of the complex organisms from antecedent states of a complex organism. The doctrine thus cries aloud for a conception of organism as fundamental for nature. It also requires an underlying activity -- a substantial activity -- expressing itself in individual embodiments, and evolving in achievements of organism. The organism is a unit of emergent value, a real fusion of the characters of eternal objects emerging for its own sake (Science and the Modern World, New York, Free Press, 1948, pp. 109-110).
On peut diviser cette citation en deux parties. La première nous fournit une indication précieuse sur le gouffre conceptuel qui sépare une notion de transformation biologique (une matière transformative) de la notion d'espèce. La deuxième, qui commence de manière assez ingénue avec "The doctrine thus cries aloud", annonce l'organicisme propre à Whitehead. Et là il y aurait une autre approche possible envers Diderot, qui soulignerait la présence forte dans son oeuvre d'une idée d'organisme. On doit simplement décider si la matière chez Diderot est quand même une matière évolutive, qui n'obligerait pas le théoricien à introduire une notion supplémentaire (et fort idéaliste) d'organisme, même si sa notion de sensibilité (du réseau, de la toile d'araignée, des filets, brins, fibres qui sont soudés par une unité organique forte) tend vers l'organicisme. (Je renvoie à une étude précédente sur cette question : "Machine et organisme chez Diderot", Recherches sur Diderot et l'Encyclopédie n° 26, 1999.) Ce supplément conceptuel, la sensibilité, est-il un supplément "scientifique" ou est-il plus proprement philosophique ? Dominique Boury remarque qu'on imagine plus difficilement Diderot disant : l'irritabilité est une propriété de la matière. (Pour Haller, une partie du corps est irritable si elle se retrécit quand on la touche ; sensible, si ce contact est douloureux pour l'animal sujet de l'expérience. L'irritabilité est une propriété des esprits animaux alors que la sensibilité est une propriété des nerfs.) C'est un bel exemple de la difficulté pour l'interprète d'étiquetter un énoncé comme "scientifique" ou non, comme on le verra pour le transformisme. Si la sensibilité est une propriété des nerfs, elle est alors partiellement réflexive (même s'il est très important pour Diderot et son processus d'assimilation et d'animalisation qu'il y ait une "sensibilité sourde"), et donc on touche déjà à une dimension subjective plus proprement philosophique, comme pour le concept d'organisme.
Retenons donc de la première partie du passage que Matérialisme n'égale pas Evolutionnisme ; la première doctrine est bien plus proche de l'obsession biochimique avec l'origine de la vie du type Oparin (A.I. Oparin, Origins of Life, trad. S. Margulis, New York, Macmillan, 1938), les questions de l'organisation de l'être vivant. L'intuition selon laquelle "il n'y a plus qu'une substance dans l'univers, dans l'homme, dans l'animal" (RA Versini 620) en témoigne. Toutefois, on remarquera qu'une condition de l'évolutionnisme est que la date de la Création soit repoussée (P.J. Bowler, op. cit., p. 162), un acte qu'accomplit le matérialisme mieux que toute autre doctrine. Darwin le dit clairement, en invoquant l'idée de l'"uniformitarisme" : "the belief that species were immutable productions was almost unavoidable as long as the history of the world was thought to be of short duration" (On the Origin of Species, Harvard UP, p. 481.).
Pour La Mettrie, par
exemple, la vie se développe par l'éclosion de
germes présents depuis le début de l'univers :
il n'y a évidemment pas de Créateur. Néanmoins,
il subsiste une difficulté que Diderot voit : un système
statique est imposé sur les espèces. Il
sera donc obligé de défendre une théorie
de la génération spontanée pour rémédier
ce statisme, d'abord avec une élimination progressive,
dans la Lettre sur les aveugles ("la matière en
fermentation faisait éclore l'univers", les monstres
étaient fort communs, les mondes "se reforment et se
dissipent" (Versini 169, DPV IV, p. 51) : un lucrétianisme
cosmologique plutôt qu'un transformisme) et ensuite une
production et variation continue (cf. par exemple la "production
particulière et momentanée" dans l'Entretien,
Versini 615). -- Mais les Eléments ne reviennent-ils
pas sur cette élimination ? La périodisation de
la pensée diderotienne est-elle claire ? "Le monstre
naît et meurt; l'individu est exterminé en moins
de cent ans. Pourquoi la nature n'exterminerait-elle pas l'espèce
dans une plus longue suite de temps?" (EP 42 Mayer).
L'univers ne s'améliore pas, notre espèce n'a
pas une perfectibilité' linéaire : il y
aurait plutôt une sorte de loi de la transformation
constante, qui vide la notion de monstre de son contenu
normatif.
[note 3]
De plus, je remarquerai que les moments de la pensée de Diderot où il va le plus loin, avançant des thèses positives, concernent beaucoup plus les monstres que l'être humain normal. Thème baconien de l'exception qui révèle les lois de la nature (Bacon, Novum Organum, II, 29) ? Je pense plutôt qu'il s'agit d'un "primat" de l'embryologie. Si on songe au développement durant le XIXe siècle de la tératologie et des pratiques embryologiques correspondant au "transformisme expérimental", on voit que du point de vue expérimental la place faite aux monstres par Diderot est proto-transformiste ... au sens où il "court sur la même piste" que le transformisme. Mais pas du point de vue métaphysique ! Produire artificiellement des monstres, c'est (a) montrer qu'il y a une stricte causalité physique du développement de l'embryon, (b) souligner le rôle du hasard, et (c) illustrer l'influence du milieu sur la variabilité organique ; (a) et (b) appartiennent à Diderot ; (c) à Darwin.
Pour résumer, nous dirons que ni les ébauches successives d'une Nature fort idéaliste chez Bonnet, ni les productions et destructions incessantes de formes (d'êtres) chez Diderot, ne se déroulent dans le temps. Yvette Conry cite la célebre phrase de Bonnet dans la Contemplation de la nature : "Il n'est point de sauts dans la Nature ; tout y est gradué, nuancé. Si entre deux Etres quelconques, il existait un vide, quelle serait la raison du passage de l'un à l'autre ?" (I, VI, iii, p. 296), et remarque que "l'absence de raison du passage de l'un à l'autre s'il n'y avait pas de vide nous semble le témoignage flagrant qu'une histoire est ici insoupçonnée et insoupçonnable" (Y. Conry, "L'idée d'une 'marche de la nature' dans la biologie prédarwinienne au XIXe siècle", Revue d'histoire des sciences 33:2, avril 1980, p. 100, n. 8.)
Mais venons-en au texte qui nous intéresse.
b) Le texte du Rêve de d'Alembert
Je chercherai d'abord à reconstruire l'argument transformiste' du Rêve (en indiquant la pagination Versini, et parfois d'autres éditions). Les deux passages les plus importants sont ceux les n°s 6 et 13 de ma liste, c'est-à-dire les pages 631 (Vernière 299-300) et 636 (Vernière 310-313 ; DPV XVII, pp. 138-139).
I. L'Entretien
II. Le Rêve
ii) il n'y a pas de temps que nous pouvons connaître, tout se passe en un "clin d'oeil", "qu'est-ce que notre éternité en comparaison de l'éternité des temps?" -- cependant, cela ne signifie pas qu'il n'y a jamais émergence du nouveau ; le nil sub sole novum est nié dans l'IN en faveur d'un temps métaphysique.
Dans l'absence assez patente de réflexion matérialiste sur le temps, un fragment important de Diderot, proche de ce passage, détonne ; il est intitulé "De la durée du monde", et Dieckmann le rapproche des Principes philosophiques sur la matière et le mouvement : "1° Le temps n'est que la durée d'une créature, ou de l'ensemble de toutes les créatures ; donc le temps et l'existence du monde ne sont qu'une même chose ; donc le monde est de tout temps. C'est le monde qui a commencé le temps. Il ne pouvait y avoir et il n'y avait point de temps avant le monde. / 2° Le temps n'est pas l'éternité. Il est sorti du néant avec la créature. Ce n'est que dans le temps qu'il y a durée successive [...] L'Eternité n'admet point de succession dans sa durée. Elle existe toute à la fois, comme disent les Théologiens, Tota Simul" (c'est moi qui souligne). Le texte est reproduit dans H. Dieckmann, éd., Inventaire du fonds Vandeul et inédits de Diderot, Genève, Droz, 1951, pp. 259-260.
iii) atome = Terre
iv) "races d'animaux"
v) "Tout change, tout passe, il n'y a que le tout qui reste"
vi) Le monde n'a ni commencement ni fin
vii) chaque molécule est unique. Cf. "la molécule est ... une force active ... immuable, éternelle" (PPMM, Vernière 395) et "Le sentiment et la vie sont éternels. Ce qui vit a toujours vécu, et vivra sans fin. La seule différence que je connaîsse entre la mort et la vie, c'est qu'à présent, vous vivez en masse, et que dissous, épars en molécules, dans vingts ans d'ici vous vivrez en détail" (Lettre à Sophie Volland du 15 octobre 1759, in Lettres à S. Volland, éd. A. Babelon, Gallimard, 1930, vol. 2, p. 110; Correspondance, vol. 2, 1956, p. 283).
viii) Rerum novus nascitur ordo (p. 300 Vernière ; cf. Lucrèce, II, 900). On remarquera l'absence totale ici d'une notion de commencement premier productif à partir duquel tout se déploie, l'histoire et les formes (l'histoire naturelle), une notion exprimée par exemple dans l'IN : "une infinité d'êtres émanés d'un premier être ; un seul acte dans la nature" (DPV IX, 80). La ressemblance des vertébrés implique un ancètre commun ou "prototype" : "il n'y a jamais eu qu'un premier animal prototype de tous les animaux dont la nature n'a fait qu'allonger, raccourcir, transformer, multiplier, oblitérer certains organes" (Vernière 187-188; DPV IX, 36) -- mais Diderot semble réservé sur l'idée du prototype (entre Maupertuis qui est pour et Buffon qui est contre).
ii) qui sait si ces fermentations sont épuisées ? (ibid.)
iii) races ... espèces ... un seul animal ? ou un atome ? (cf. # 6, iii)
Cette problématique biochimique est celle du matérialisme (pace Whitehead), rassemblant la question de l'organisation et la 'proto-génétique'. Darwin craignait effectivement que sa théorie de la sélection naturelle ne pouvait rien expliquer des niveaux microscopiques de l'organisation (ceux-là même sur lesquels se concentre Diderot, aux dépens des espèces), ainsi qu'il l'avoua dans une lettre célebre au botaniste Asa Gray, en 1860 : "I remember well the time when the thought of the eye made me cold all over" (L'exemple de l'oeil sera repris par Bergson dans L'évolution créatrice pour critiquer le rôle du hasard dans la théorie darwinienne).
L'opposition, si elle a un sens, entre perspective biochimique et évolutionnisme semble également définir les deux périodes de la carrière de Lamarck (la première étant consacrée aux plantes, à l'irritabilité, etc.). Les deux parties ne se contredisent pas violemment, mais "ses théories physico-chimiques n'auraient jamais pu le mener directement à ses théories biologiques". Lui aussi tient pour essentiel le passage de la matière inerte à la matière sensible ! Il lui faut la notion de génération spontanée ou "directe" pour affirmer la mutabilité des espèces ; sans elle, pas de passage du vivant au non-vivant. Seules les formes de vie simples peuvent apparaître spontanément, alors que les formes de vie complexes ont besoin du temps pour évoluer.
ii) Tout cela est rattaché à des décisions métaphysiques fondamentales.
ii) Correspondance des organes et des besoins ; deux moignons peuvent devenir deux bras (encore une fois, l'accent est mis sur les capacités de la matière organique en elle-même) ; il suffit de supposerune "longue suite de générations" et des "efforts continus" (636). Il n'y a que de la fonction. (On remarquera qu'ailleurs, Diderot explique que la fonction d'un organe vient compenser la "sensibilité aveugle" des molécules folles (EP Versini 1300)). Tout ce rétrecissement et allongement développe l'idée de "polypes humains" annoncée p. 629. Ce sont ces passages qui sont qualifiés de "lamarckiens" ; les textes qui leur correspondent sont : Philosophie zoologique I, 7, "De l'influence des circonstances sur les actions et les habitudes des animaux...", et l'Eloge de Lamarck par Cuvier, in Mémoires de l'Académie des Sciences, t. XIII, Paris, 1835, pp. xix-xx.
ii) "l'homme, effet commun, le monstre, effet rare"
iii) tout est naturel et fait partie de l'ordre général
iv) tous les êtres circulent les uns dans les autres, ainsi que les espèces. C'est en quelque sorte la synthèse des deux principes que j'ai qualifiés de "bio-chimisme" (# 8) et de "combinatoire des organes" ( # 4).
v) animal, homme, plante, minéral, tout circule
vi) pas un atome semblable à un autre (déjà affirmé dans le # 6, vii)
vii) "tout tient en nature", "il est impossible qu'il y ait un vide dans la chaîne" : ici il manque les idées d'isolement et de "niche" déjà présentes chez Buffon (="lieu" chez Lamarck).
viii) "un seul grand individu, le tout" (637)
ix) "un être", c'est "un certain nombre de tendances". Je ne suis rien q'une tendance : "je vais à un terme".
x) idem pour les espèces
xi) Naître, vivre et mourir, c'est changer de formes ; cf. le "on ne naît point, on ne meurt point" de l'article "Naître", cité en complément du # 6, ii : pas de temps.
ii) la nature peut tout former, sixième sens, hermaphrodites (641) : application des idées présentes dans le # 12, ii (capacité ou potentialité de la matière-substratum, et primat de la fonction)
ii) rôle absolu du hasard dans la formation de l'être vivant (pas de Bauplan !) ; la question fondamentale est : est-ce ce hasard qui exclut l'évolution ?
iii) exemple du charpentier Macé, dont tous les organes sont inversés : "qu'on vienne après cela nous parler des causes finales !"
iv) et s'il a des enfants ... après plusieurs générations, "car ces irrégularités ont des sauts", ceux-ci reviendront à la conformation bizarre de leur aïeul,
v) "les variétés du faisceau d'une espèce font toutes les variétés monstrueuses d'une espèce" (645) -- encore une fois, tout est réduit à la conformation organique (cf. #s 4, 9, 12). Tout se réduit au "faisceau de filaments animés et vivants" (ibid.)
III. La Suite de l'Entretien
"que pensez-vous
du mélange des espèces?" (669), demande Mlle
de l'Espinasse.
c) Remarques
L'ordre
Diderot fait un grand bond d'une phrase à l'autre. Aucune molécule n'est identique à une autre. Le cosmos ne mérite pas vraiment son nom, qui sous-entend un principe d'ordre, même simplement agrégatif, à cause de l'hétérogénéité de la matière. Pourtant, cette multiplicité implique l'existence d'un ordre. Cet ordre ne repose pas dans la totalité additive des molécules, ni dans une instance externe qui les organiserait, comme la conscience. Au contraire (et là nous savons déjà que nous serons déçus du point de vue explicatif), les propriétés organiques et organisatrices sont inhérentes dans la molécule. Si elles ne l'étaient pas, la vie n'aurait pas une histoire, car l'organisation serait statique, et on n'aurait jamais parlé d'un "transformisme" chez Diderot, même rudimentaire. Mais en même temps, on peut dire exactement le contraire : plus il attribue aux "atomes" (# 13, vi) ou aux "molécules" (# 6, vii), moins il pourra attribuer à des facteurs externes comme la compétition, l'environnement, et surtout le temps.
Une des raisons pour lesquelles Maupertuis correspond plus au portrait-robot du "précurseur du transformisme" que Diderot, c'est l'"intelligence" contenue dans les molécules de la matière, dans sa version d'une monadologie physique. Cela est inacceptable pour un matérialiste. On est dans la difficulté de dire ce qui est possible et ce qui est légitime pour un auteur. Être un bon matérialiste au milieu du XVIIIe siècle exclut la réflexion sur des mécanismes tout à fait matériels de transmission d'information. Contre le matérialisme lucrétien des atomes et du hasard, Maupertuis affirme qu'il y a une "mémoire" des molécules. Diderot fait bien sûr une place à la mémoire du soi, mais il ne semble pas disposé à admettre une mémoire des formes vivantes. Il n'en a d'ailleurs pas besoin, si les molécules sont éternelles. Si elles possèdent de tout temps leurs propriétés inaliénables, comment peuvent-elles produire un monde (ou même d'autres atomes) ?
Le Tout forme peut-être un ordre, mais il ne définit pas une relation réciproque entre les divers organismes qui le composent.
Le temps
Diderot est bien physicaliste
ou naturaliste : le temps est assimilé ici strictement
au temps physique. Mais le temps physique, n'est-ce pas aussi
celui de la naissance et de la mort ? "A proprement parler,
on ne naît point, on ne meurt point ; on était
dès le commencement des choses, et on sera jusqu'à
leur consommation [...] Les termes de vie et de mort n'ont rien
d'absolu ; ils ne désignent que les états successifs
d'un même être" (Article "Naître", DPV VIII,
47, 48) ; dans le Rêve : "Tout change, tout passe"
(RA Versini 631, Vernière 299-300 = 6, v dans
ma reconstruction), et dans l'Interprétation :
"Ce que nous prenons pour l'histoire de la nature, n'est que
l'histoire très incomplète d'un instant" (IN,
DPV IX, p. 94). La difficulté est que son 'organicisme'
radical exclut une notion de temps qui puisse être proto-évolutionniste,
ou même proto-transformiste. Le temps diderotien est un
temps infini de développements possibles des potentialités
organiques, 'choisies' en fonction de leur utilité fonctionnelle
: la nature amène avec le temps tout ce qui est possible,
seule la fonction agit comme principe sélectif, les moignons
s'allongent selon les besoins. C'est également le sens
du "Il semble que tout ce qui peut être est" de Buffon,
cité plus haut. Ce temps est donc seulement compatible
avec la forme la plus vulgaire de transformisme (par exemple
le "lamarckisme" tel qu'il apparait chez Nietzsche) : celui
qui explique le long cou de la girafe par son "envie" d'atteindre
les branches supérieures de l'arbre, envie transmise
à la génération suivante ...
[note 5]
Pour la girafe chez Lamarck, voir les Recherches sur l'organisation des corps vivants, Paris, 1802, p. 208 ; Philosophie zoologique, 1809, I, vii,, pp. 256-257 ; dans l'édition GF, p. 230.)
Si on se tourne vers la matière vivante et pensante et ses manières de s'agencer, de s'organiser, y compris l'"inquiétude" sourde ou automate des molécules, on est confronté au verdict de d'Alembert dans l'Entretien, qui semble presque sans appel : le Temps n'est rien pour la Nature (RA Versini 615, Vernière 268). Même la version plus généreuse de cette idée, exprimée cette fois par le médecin Bordeu dans le Rêve, ne dit rien d'autre : "la nature amenant avec le temps tout ce qui est possible (ibid., 651 / 340). Le temps se limite à la transformation organique, il est donc bien 'flêché', il ne 'temporalise' pas la vie humaine mais seulement la chaîne des êtres. Quand Diderot dit "j'ai inséré l'idée de succession dans la définition que j'ai donnée de la nature" (IN § LVIII, Versini 596), c'est encore dans le contexte de la divisibilité de la matière, et du thème 'oparinien' du passage de la matière inerte à la matière vivante (sensible).
Biochimisme et combinatoire des organes
Finalement, on peut
être très impressioné par la singularité
de certains thèmes qui sont traités méthodiquement
dans les passages-clés du Rêve, mais le
problème, c'est que dans toute cette théorie des
formes, du développement de l'organisme, non seulement
il manque une théorie du temps, mais il n'y a pas de
mécanismes de transmission ou de stabilité
des formes : "Il n'y a pas de place alors pour des mécanismes
ou des lois explicitant l'engendrement de nouvelles espèces
à partir des espèces existantes, puisque le potentiel
de transformation est strictement lié aux forces et aux
dispositions matérielles se déployant à
travers la pluralité des individualités biologiques"
(F. Duchesneau, Philosophie de la biologie, PUF, 1997,
p. 6). Bien sur, si la condition essentielle est la stabilisation
des espèces, on peut dire avec une ironie assez héglienne
que c'est le fixisme, alors, qui est le vrai prédécesseur
du transformisme, précisément par opposition au
"transmutationnisme" biochimique, moniste, fortuitiste de Diderot.
De manière plus sobre, on dira que "Le transformisme
constitue une théorie causale de l'apparition des espèces,
de leur variété, de leur parenté. Or, un
tel ensemble n'est jamais réuni au XVIIIe siècle"
(F. Jacob, La logique du vivant, p. 150). Cela dit, même
si la sélection naturelle est censée fournir l'explication
causale de l'apparition des espèces, elle ne peut pas
expliquer la production de nouvelles espèces sur la base
des espèces existantes. Donc une des différences
majeures entre le proto-transformisme, le vrai transformisme,
et l'évolutionnisme -- puisque finalement nous avons
affaire à au moins trois cas différents -- est
gommée. Jacques Roger remarque que dans un monde fait
de transformation pure, brute, sans régularités,
le savoir ne peut pas saisir ou conceptualiser le devenir de
la Nature (Les sciences de la vie, pp. 666-667). Ce qui
est vraiment impossible dans l'idée classique de "Diderot
précurseur du transformisme" (chez L. Crocker, par exemple),
c'est la production spontanée des formes, "... une infinité
de générations nouvelles" (RA Versini 615)
: elle ne permet pas qu'on découvre dans la Nature des
lois de l'évolution, ou un ordre. Au début
de l'Origine des Espèces, Darwin dit que Lamarck
est le premier à montrer que tout changement, dans le
monde organique aussi bien qu'inorganique, est le résultat
d'une loi et non d'un miracle. (Il y a bien un ordre
chez Diderot, celui du Tout, mais c'est un ordre de l'organique
sans être un ordre dans le temps !) L'ironie du sort est
que la théorie de l'évolution elle-même
ne repose pas sur une idée très forte de loi
naturelle au sens newtonien ; au XXe siècle, avec
la "synthèse moderne", si bien étudiée
par Jean Gayon (Darwin et l'après-Darwin, Kimé,
1992), on y a ajouté un élément stochastique
ou aléatoire fort important : la dérive génétique
(Kimura et al.).
[note 6]
Donc ce n'est pas la présence d'une croyance scientifique érronée qui fait problème (la génération spontanée), mais le rôle excessif du hasard. C'est plutôt un problème métaphysique. Même dans les écrits de Diderot lui-même, on trouve cette allusion au hasard ... mais a-t-elle un statut autre que les images analogues chez Héraclite, Epicure ou Lucrèce ? L'exemple le plus frappant vient d'une difficulté d'interprétation du manuscrit des Eléments de physiologie : là où toutes les éditions donnent "le monde est la maison du fort" (DPV XVII, 516, Versini 1317), Roland Desné assure que Diderot a écrit "le monde est la maison du sort" (Intervention personnelle de R. Desné au cours du colloque sur "Diderot et le matérialisme" organisé par A. Tosel, Université de Paris I, 1998). Heureusement, cela ne change rien à notre vision globale de Diderot, mais on est déjà confronté à l'alternative entre un darwinisme vulgaire (ou authentique : la sélection brutale des forts) et un darwinisme plus sophistiqué (ou revu et corrigé, en laissant un rôle au hasard, avec la dérive génétique, etc.) Lamarck veut encore croire à une progression, un accomplissement, une réalisation d'un programme par étapes dans la Nature, contrairement à ce que Yvette Conry nomme la "contingence événementielle" chez Darwin. Alors il serait possible de dire que le hasard lucréto-diderotien est plus lamarckien que darwinien.
Le Rêve montre que Diderot a fait du chemin depuis la Lettre : la remarque de Mlle de Lespinasse sur les hermaphrodites nous indique qu'il n'y avait pas un Chaos premier que la Nature a reglée et ordonnée, petit à petit, éliminant les monstres et les combinaisons vicieuses'. L'inconnu est toujours à venir. Mais si nous ne pouvons comprendre la Nature qu'à travers les exceptions, sommes-nous condamnés à replonger dans un abime atomiste, un Abgrund sans Grund? Pas si l'on en croit IN § XI: "L'indépendance absolue d'un seul fait est incompatible avec l'idée de Tout" (Versini 564). Mais comment un tel anomisme' peut-il sous-tendre, ou même être compatible avec une idée du Tout ? Le Diderot du Rêve ne penche plus pour une compensation mécanique des irrégularités de la nature, pour une régulation organique : "Le Tout n'est plus ici un univers, mais un dynamisme qui se meut vers la production de formes vivantes" (A. Ibrahim, op. cit., p. 317) ; l'être humain normal est simplement un effet plus fréquent que le monstre ; tous les deux font partie de la nature et de l'ordre (RA Versini 636, Vernière 310-311). Il y a une opposition entre le modèle du coup de dés moléculaire (et donc combinatoire des organes), et celui de l'inquiétude automate. Comment est-ce que Diderot peut affirmer que nous (et l'Univers compris comme Tout) sommes des permutations finies d'un nombre infini de constituants de base, des véritables "lançers" ou "jets" et également considérer que les molécules possèdent une sorte de mobilité interne qui les oblige à entrer dans des agencements divers ? En fait, c'est bien parce que les molécules possèdent une inquiétude automate que les formes dans notre expérience (qui ne sont que des "masques", comme le disent les Eléments de physiologie, Versini 1261) sont le résultat de coups de dés cosmiques. Si l'on se place du cote d'une combinatoire leibnizienne, on soutiendra que la matière douée de mouvement pourra, au cours d'un nombre infini de combinaisons possibles, avec une durée temporelle infinie, produire une construction ordonnée et stable. Mais dans les Pensées philosophiques, Diderot nie cet accomplissement logique : la matière ne peut pas effectuer ce développement toute seule, il lui faut un germe, qui n'est pas lui-même définissable par la matière et le mouvement. Le germe est plutôt une portion de vie que Dieu a inséré dans la matière (Pensée XIX, Versini 23, Vernière 18-19). Sept ans plus tard, dans l'Interprétation (IN § LVII, Versini 595, Vernière 238-239), Diderot parle du temps comme produisant une transformation constante, que nous ne pouvons ni percevoir ni même nier, à cause de la "faiblesse de nos organes" comme la rose de Fontenelle qui croyait que son jardinier était immortel.
L'esquisse d'une reconstruction des passages qui nous concernent dans le Rêve montrent que plusieurs des notions originales chez Diderot : le 'biochimisme' annoncé au # 8 (germes, fermentation (# 7, ii, p. 632), générations spontanées (# 7, i, p. 631), le passage de la matière inerte à la matière sensible (# 9, p. 633)), ainsi que la 'combinatoire des organes' (# 4, p. 629, # 12, ii, p. 636, # 15, pp. 642, 653), rendent difficile la thèse d'un Diderot transformiste. Ce biochimisme est lié à la notion d'"animalisation", aux relations et combinaisons infinies des trois règnes (animal, végétal, minéral) dans un monisme ; la combinatoire des organes qui n'est justement pas un véritable organicisme repose sur un primat du hasard tout à fait lucrétien, qui exclut la stabilisation des formes. Au XVIe siècle, Cardan produisit déjà un joli argument contre ce "fortuitisme", pour employer l'expression de Frank Bourdier : il est faux que tout soit une production du hasard, avec ensuite l'extermination des êtres non-viables, car s'il en était ainsi, "des loups munis de cornes" devraient exister (Cardan, De subtilitate, Bâle, édition de 1560, livre XXI, cité par. F. Bourdier, "Trois siècles d'hypothèses sur l'origine et la transformation des êtres vivants (1550-1859)", Revue d'histoire des sciences 13:1, 1960). C'est à la fois un problème de la théorie (absence de possibilité explicative, de lois causales, etc.) et de la représentation de la nature elle-même.
En jouant sur la formule élégante de J. Roger avec laquelle j'ai commencé, on pourrait dire que le fait d'être un disciple de Lucrèce signifie qu'on ne pourra pas être précurseur de Darwin.
3. Conclusions sur l'idée de précurseur
Darwin a écrit une "esquisse historique" pour servir d'introduction à l'Origine des Espèces, ajoutée après la première édition, car sa tentative de nier les contributions de ses prédécesseurs avait trop choqué ses contemporains. Contrairement à ce qu'on trouve en parcourant un article scientifique aujourd'hui ('nous nous servons des résultats de untel'; 'il nous a semblé utile de prendre le modèle développé dans le contexte X par untel et de chercher à l'appliquer au contexte Y', etc.), Darwin veut surtout montrer que ses prédecesseurs ont manqué l'essentiel. Buffon est qualifié de premier auteur moderne ayant vu le problème ... mais sans en saisir les causes. Malthus, lui, appartient de toute façon à une 'science' différente : il peut donc être loué sans difficulté. Karl Ernst von Baer (qui est à l'origine de la théorie du Bauplan ou plan de construction de l'embryon) est cité pour l'embryologie. La catégorie de précurseur est polymorphe : von Baer se retrouve précurseur d'une théorie qu'il finira par nier ! (Cf. J. Oppenheimer, in B. Glass et al., eds., Forerunners of Darwin, p. 296 ; I. Sandler, "Some Reflections on the Protean Nature of the Scientific Precursor", History of Science 17:3 (1979), p. 172.)
Pour reprendre un exemple du milieu proche de Diderot, Maupertuis précurseur de la génétique est également un problème : durant les deux siècles après sa mort, les découvertes dont on en a fait le précurseur au XXe siècle ne sont aucunement influencées par lui. On peut ainsi être précurseur sans le savoir (facile), et même sans défendre la théorie dont on sera le précurseur (plus difficile !) ; ce dernier cas est par exemple celui du géologiste Lyell par rapport à Darwin. Lyell lui fournit la notion (et les bases expérimentales) de l'"uniformitarisme", l'unité fondamentale de la Terre et de ses couches successives d'existence. Mais Lyell refusera d'être associé à la théorie de la sélection naturelle. Iris Sandler remarque que le terme 'précurseur' ne désigne rien de particulier chez l'individu qu'on examine : un précurseur, c'est quelqu'un qui précède. Pris en lui-même, cet individu ne possède pas une caractéristique, une propriété particulière qui en fait un précurseur ; la présence de la théorie 'aboutie' est nécessaire à cette définition. Donc, dire "le précurseur, c'est celui ou celle qui vient avant" ne signifie rien, il faut dire "avant X" (I. Sandler, op. cit., p. 173.). Pour Canguilhem, c'est une faute : puisque personne ne se définit comme précurseur, traiter un auteur ainsi, c'est s'assurer qu'on ne le comprendra pas ("Objet de l'histoire des sciences", Etudes d'histoire et de philosophie des sciences, Vrin, 5e édition 1983, p. 22, citant A. Koyré, La révolution astronomique, p. 79). Il y aussi le précurseur sans influence qui est (re)découvert par l'historien. C'est exactement le contraire du cas de Malthus pour Darwin.
Le précurseur pour les sciences n'est pas le même que le précurseur pour l'historien (I. Sandler, op. cit., p. 177). Le premier doit normalement fournir des éléments utiles, c'est-à-dire employables dans la théorie du scientifique qui considère le précurseur. C'est l'image à laquelle j'ai fait allusion plus haut, de la transposition des modèles. L'apparence homogène et linéaire du progrès scientifique (niée depuis plusieurs générations dans l'histoire des sciences) est effectivement un produit des appropriations successives de précurseurs par les contemporains : c'est une des remarques classiques de Thomas Kuhn (The Structure of Scientific Revolutions, Chicago, University of Chicago Press, 21970, pp. 167, 138). L'historien des sciences doit lui aussi faire acte de cohérence : il ou elle doit produire des récits cohérents. Mais pour ce faire il doit pouvoir décrire un début ou prélude, un milieu ou présent, et une fin ou terme : tout à coup des personnages apparaîtront qui ne seront pas forcément les mêmes que dans la 'précursion' scientifique. Suivant une autre remarque classique de Kuhn, les manuels scientifiques expriment le point de vue de la "science normale" et gomment ainsi toute trace des révolutions qui les ont produits (ibid., p. 137). Le volume Précurseurs et fondateurs de l'évolutionnisme: Buffon-Lamarck-Darwin (Muséum d'histoire naturelle, 1963) en est un exemple : de même qu'il y a une histoire des idées qui croit à l'autonomie des idées, il y a une histoire des sciences qui ne tient pas compte des singularités et des discontinuités. Ce qui intéresse l'historien (des sciences, des idées), par contre, c'est le fonctionnement d'un énoncé à l'intérieur du système ... ou l'absence, soit du fonctionnement, soit du système. Les exemples évidents sont les découvertes successives que la terre est ronde ; que la génération spontanée est fausse. Mais l'autre aspect du rapport entre un énoncé et un système qui l'entoure (c'est-à-dire le système de l'auteur, pour autant que ce système existe), c'est la question de qu'est-ce qui peut être vrai, qui est "dans le vrai"; pour employer l'expression plutôt inusitée de Foucault, il n'y a pas "la vérité" mais "de la vérité". Dans une conférence sur le Traité des trois imposteurs, Winfried Schröder affirma qu'avant Darwin la position naturaliste au XVIIIe siècle n'a aucun enracinement dans les faits (Table Ronde sur "Scepticisme et clandestinité", 10e colloque international des Lumières, Dublin, University College, juillet 1999, résumés à paraître dans les Studies on Voltaire... ; cf. également son livre Ursprünge des Atheismus, Stuttgart, Fromann & Holzboog, 1998). Je ne suis pas exactement d'accord avec cette approche, mais il vrai qu'au strict niveau des arguments le naturalisme d'un d'Holbach (qui sert d'exemple représentatif puisqu'il fournit l'argumentation naturaliste la plus soutenue), est presque plus éloigné des "données" connues de l'époque que le théisme. L'argumentation naturaliste renvoie à un premier principe métaphysique, la nature (identique en cela aux systèmes qu'elle attaque) ; seule l'argumentation sceptique, par exemple celle des manuscrits clandestins, évite cet écueil.
Donc il y a de nombreux cas du précurseur, y compris dans l'exemple qui nous concerne, celui du transformisme. Il y ceux dont les idées ont influencées le cours du développpement scientifique, bon gré ou mal gré. Il y a ceux dont les idées auraient pu avoir cette influence mais qui sont demeurés 'muets' au cours de l'histoire, jusqu'à ce que des historiens les découvrent. (Cette catégorie peut elle-même être démultipliée en plusieurs genres, chaque type d'historien, des sciences ou des idées, experimentaliste ou idéaliste, etc., ayant sa propre définition du sens de la phrase "auraient pu".) Enfin, il y a ceux que nous pouvons lire aujourd'hui pour comprendre, e.g, le rapport entre le matérialisme et les idées de transformation et de temps évolutif, mais qui n'auraient pas pu influencer qui ou quoi que ce soit : c'est l'idée chez Canguilhem que Buffon et Lamarck ne "courent pas sur la même piste" (Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie, Paris, Vrin, 1977, p. 109, et "le précurseur, c'est l'homme dont on sait après lui qu'il a couru devant tous ses contemporains et avant celui qu'on tient pour vainqueur de la course" : "Objet de l'histoire des sciences", in Etudes, p. 22). La possibilité de l'incompatibilité des modèles, donc l'anti-précursion absolue, qui apporte de l'eau au moulin de Foucault, finalement plus radical que Roger là-dessus (puisque ce dernier admet la possibilité d'une "rencontre" entre Diderot et les idées transformistes : op. cit., p. 610), est confirmée par l'exemple du darwinisme par rapport au 'proto-transformisme' matérialiste du XVIIIe : même si les évolutionnistes anglais du XIXe avaient effectivement lus les textes du XVIIIe qui leur avaient préparé le chemin (en diminuant l'autorité de la Création, en affirmant l'idée d'un "Tout" organique de l'univers, etc.), ils en auraient détesté le radicalisme !
En fait, le problème
du transformisme du Rêve de d'Alembert est assez
particulier, car on n'est plus dans la transposition énorme
(hénaurme) du type 'Platon, prédecesseur du totalitarisme'
ou même 'Spinoza, précurseur du matérialisme'.
Dans ces derniers cas, on isole un groupe d'énoncés
de l'auteur, on les retire complètement de leur contexte
systématique, et on les pose à côté
d'un fait ou d'un énoncé contemporain (pour nous).
Avec le "transformisme" de Diderot, on est plutôt dans
une situation de proximité où on ne sait pas quelle
mesure (étalon) employer pour déterminer le degré
de proximité : on ne sait pas quelles sont les conditions
suffisantes pour une théorie transformiste, puisqu'on
mélange histoire des sciences et histoire des idées
-- chacune ayant sa prétention à définit
des précurseurs, mais les définitions étant
différentes, on ne peut les unifier.
[note 7]
Je risquerai une comparaison un peu facétieuse : avec "Diderot et le transformisme", on est plutôt dans la situation de "Nietzsche et le nazisme". Si nous reprenons les étapes de ce travail, nous voyons que (a) "précurseur" présente des aspects intéressants, mais (b) à l'épreuve du texte il n'y a presque que des contradictions ou des impossibilités entre la pensée de Diderot et le doublet du transformisme et de l'évolutionnisme ; toutefois, (c) cela ne nous oblige pas à revenir à une rigueur propre à l'histoire des sciences en laissant l'histoire de la littérature (ou de la philosophie, suivant le pays dans lequel on travaille) faire son chemin. Dans l'exemple ci-dessus (Nietzsche sur le nazisme), on vient qu'il serait regrettable d'écrire une histoire du niétzschéanisme et une histoire du nazisme entièrement indépendantes. Le discours des forts et des faibles, de la "blonde Bestie" et du sang, même avec les accents parfois philosémites, n'est ni excusable ni entièrement coupable, car il n'est ni à l'abri de la politique ni entièrement extrayable de son contexte. La transformation de tous les êtres, le "fortuitisme", le développement des organes en fonction des besoins, la production incessante d'êtres nouveaux et l'extermination des non-viables, ainsi que tous les Gedankenexperimente embyrologiques et tératologiques, ne sont ni des versions de Darwin ou Lamarck au XVIIIe siècle, comme si ceux-ci avaient disposé d'une machine à voyager dans le temps et étaient restés bloqués dans le siècle précédent, ni même des équivalents de Buffon ou Maupertuis (pour le coup, ceux-là courent sur une piste plus proche de Darwin & Cie que ne l'est la 'piste' de Diderot). Mais ils ne sont pas non plus équivalents des motifs 'évolutifs' chez Goethe, Schelling ou Hegel (qui nient tous, en tout cas Schelling et Hegel, qu'il y ait une véritable évolution dans la nature, car ils veulent garder ce dynamisme pour la philosophie, leur philosophie) ... ou Rétif de la Bretonne (Lester Crocker annonce dans une note que L'Ecole des Pères contient une argumentation transformiste sur le rapport entre les espèces et la nature !). D'ailleurs, l'attribution naïve de l'étiquette 'précurseur du transformisme' commet une autre erreur, qui, elle, n'est jamais mentionnée : on veut toujours critiquer l'idée de précurseur, condamner l'anachronisme, au nom de l'historicité fort auto-suffisante de l'histoire des idées. On oublie le transformisme lui-même : la "première loi" de Lamarck ne dit nullement qu'un désir ou un volonté s'affirme (tel le cou de la girafe qui s'allonge) et transmet ses caractères aux générations suivantes.
Y a-t-il alors une possibilité de réhabiliter la notion de "précurseur" ? Pourquoi l'a-t-on inventée -- puisqu'elle n'est pas "naturelle" ; pourquoi l'a-t-on rejetée (l'argument des discontinuïstes de Koyré à Canguilhem et Foucault, ainsi que Kuhn). Il serait justement intéressant de la reprendre sans continuïsme. Au contraire, en soulignant que la continuité exclut la précursion, mais que la discontinuité la permet, en un autre sens ... Dans la continuité d'une grande problématique, une doctrine ne peut pas exister avant elle-même. Elle n'apparait que lorsque les conditions (conceptuelles, stratégiques, expérimentales) sont réunies pour qu'elle apparaisse. En revanche, dans une autre grande tradition problématique peuvent se trouver réunies d'autres conditions qui posent le même problème à une variante près (remarque de P.-F. Moreau).
L'idée de précurseur est développée d'abord dans une histoire des sciences idéaliste (il suffit de repérer certaines thèses chez un auteur pour en faire un précurseur) et rejetée par une histoire des sciences plus "artisanale" ou "expérimentaliste", et donc anti-idéaliste. On doit alors aller au-delà de l'histoire des sciences pour la réhabiliter. Mais une question se pose : si on veut réhabiliter la catégorie de précurseur, ou dire que les thèses ou le groupe d'énoncés qui constituent une sorte de crédo minimal du transformisme peuvent se retrouver dans tel contexte, voire chez tel auteur, comment se situer, non plus par rapport à l'histoire des sciences ou des idées (qui ont déjà leur pluralité méthodologique), mais par rapport à la "philosophie des sciences", qui elle, préfère opérer avec des "modèles", dans une relative anhistoricité ? (La philosophie des sciences se donne le droit d'étudier la notion de téléologie chez Aristote, Kant et Darwin, d'atome et d'individu, de métabolisme chez Bernard et Cannon, de loi et phénomène chez Newton et Einstein, etc.) Kuhn a déjà été cité à plusieurs reprises ; il faudrait définir clairement le rapport à (et la différence avec) la notion de paradigme, en retravaillant la tradition Duhem-Metzger, Koyré, Popper, Kuhn-Hacking, mais en posant la question du statut particulier des sciences de la vie, de l'organicisme ... et de problèmes comme le temps. Une des particularités de la réflexion sur la transformation organique et l'évolution des espèces, c'est sa dépendance, au moins au départ, sur des modèles qu'on aimerait dire "pris aux sciences sociales", sauf que celles-ci n'existaient pas encore. L'histoire de la terre, des espèces, des sociétés, de l'évolution humaine ; Malthus pour Darwin, etc. (Et cette proximité initiale accentue l'allergie des épistémologues de la biologie à la catégorie de précurseur : on la retrouve moins dans l'histoire des mathématiques, par exemple : remarque d'Eric Brian, journée d'études sur "la méthode dans l'histoire des sciences et l'histoire des idées", CERPHI, été 1999.)
Le mauvais précurseur, c'est celui qui existe dans une succession parfaite à l'intérieur d'un espace logique, cet espace qui nie l'évidence sur laquelle est fondée l'histoire des sciences depuis plusieurs générations : chaque histoire construit ses objets.
Toutes les distinctions
entre 'précurseur en histoire des sciences', 'précurseur
en histoire des idées', etc. mises à part, il
semble juste de dire, pour finir, que si on affirme que X est
le précurseur de Y, on entend que ce qui commence chez
X n'aboutit pas : il y a un arrêt, alors que cette pensée
avait bien indiquée le but (P. Macherey, Hegel ou
Spinoza, Paris, Maspéro, 1979, p. 17 ; remarque identique
dans G. Canguilhem, Idéologie et rationalité...,
p. 109, mais Canguilhem ajoute que si cette idée du précurseur
était vraie, il n'y aurait pas d'histoire des sciences,
car la science n'aurait pas d'histoire : pas de ruptures ou
de discontinuïtés !). La pensée matérialiste
de Diderot dans le Rêve de d'Alembert a-t-elle
indiqué le 'but', le telos, du transformisme,
ou même un but tout court ? Non seulement il est difficile
d'appliquer ce raisonnement (hégélien, on l'aura
reconnu) ici, mais le statut même du texte du Rêve
rend la précursion plus malaisée. Le rêve
est conscience, un état mental, mais il est aussi vision
totale de l'univers, "science-fiction" ; or, cette vision totale
est aussi moniste et donc aussi explicative que le matérialisme
de type physicaliste ordinaire (qui explique le supérieur
par l'inférieur, l'expérience par le niveau non-expérientiel,
etc.), ce qui n'est pas le cas si le rêve est conçu
comme phénomène ou état mental. Dans le
second cas, comment serait-il admissible dans un monisme qui
n'admet que le réel ? Si on accorde que le Rêve
contient une métaphysique spéculative qui
est réconciliable avec des progrès scientifiques
postérieurs, justement parce qu'il ne s'est pas trop
engagé sur le terrain des faits ("Combien de métamorphoses
nous échappent !", EP Versini 1261), alors, peut-on
en faire une oeuvre-précurseur ? Je pense qu'il y là
du vrai. Mais il y une particularité inattendue qui a
trait à la théorie de l'évolution elle-même
: elle ne correspond pas exactement à une théorie
scientifique vérifiée, expérimentale.
[note 8]
Très bien, nous avons alors deux ensembles théoriques dont l'un est spéculatif et l'autre est méthodologiquement complexe. Où est le problème ? Dans l'incompatibilité de deux thématiques majeures du Rêve (premièrement, celle du matérialisme bio-chimique, dont la 'cible' théorique est avant tout l'organisation et ses éléments constituants, et deuxièmement, la combinatoire des organes qui exclut la notion de temps, qui exclut la transformation avec stabilisation, autrement dit, le développement) avec la biologie de l'évolution, lamarckienne autant que darwinienne. Néanmoins, je continue de croire que la catégorie de précurseur mérite une réhabilitation, même partielle ... sans pouvoir être certain que le texte qui la réhabilitera est le Rêve de d'Alembert.
Notes
Note 1 [retour] : Sur la synthèse moderne ou théorie synthétique de l'évolution, Voir les remarques d'A. Métraux, "La philosophie de la biologie et la conscience naturée", in Hommage à F. Dagognet, Paris, Synthélabo, 1998. Par exemple, J. Gayon, dans son article "Évolutionnisme" pour le Dictionnaire d'histoire et de philosophie des sciences, dir. D. Lecourt, PUF, 1999, dit qu'il est "inutile de commencer [le récit des théories de l'évolution] avant Darwin. L'on peut sans doute rétrospectivement pointer toutes sortes de conceptions évolutionnistes prédarwiniennes (...) Cependant Darwin a introduit une telle systématicité dans la représentation de la vie que ce n'est guère qu'à partir de lui que se structure un authentique champ de controverses sur la théorie transformiste" (p. 392). -- C'est un vieux problème de légitimité contestée entre la science et la philosophie : est-ce que le critère d'une pensée transformiste, évolutionniste (ou d'un prodrome d'un de ces deux types) serait uniquement "la systématicité dans la représentation de la vie" ?.
Note 2 [retour] : L'évidence pour La Mettrie, comme par hasard, ce fut des observations médicales : les premières générations d'êtres humains devaient être imparfaits, car il leur manquait l'oesophage, ou l'estomac (Système d'Epicure). Cf. les "animaux sans bouche" de Maupertuis (Essai de cosmologie, Oeuvres, reprint, Hildesheim, Olms, 1974, vol. I, p. 11). En général il ne faut pas oublier que ces observations et spéculations embryologiques sont inséparables chez ces auteurs d'une notion des potentialités de la matière vivante.
Note 3 [retour] : Je me permets de citer Sade, dans une phrase proche de celle de Foucault qui fit scandale dans les années 60, sur la "mort de l'homme" ; elle exprime assez bien le thème diderotien du caractère foncièrement transitoire de la monstruosité et de la normalité : "ces créatures ne sont ni bonnes, ni belles, ni précieuses, ni créées: elles sont l'écume, le résultat des lois aveugles de la nature" (Juliette, in Oeuvres complètes, Pauvert, 1967, vol. IX, pp. 170-171; c'est moi qui souligne). Mais chez Diderot le ton est surtout très darwinien : de l'extermination sans téléologie ! Chez Buffon, au contraire, la Nature protège à la fois les forts et les faibles, elle maintient un équilibre : "La Nature, Seconde Vue", Oeuvres philosophiques, p. 38.
Note 4 [retour] : Dans la Descendance de l'Homme, Darwin, lui, attribue à la sélection artificielle (qui est, il ne faut pas oublier, l'inspiration de sa théorie de la sélection naturelle) une valeur morale, suivant une tradition britannique que je qualiferais de newtonienne : l'univers est déjà si bien arrangé que nous n'avons pas besoin de nous en mêler (paradoxe cependant pour l'artifice ?). Il prend comme exemple des chiens de chasse : "The imperious word Ought seems merely to imply the consciousness of the existence of a persistent instinct, either innate or partly acquired, serving him as guide, though liable to be disobeyed. We hardly use the word Ought in a metaphorical sense when we say hounds ought to hunt, pointers to point, and retrievers to retrieve their game. If they fail thus to act, they fail in their duty and act wrongly" (Darwin, The Descent of Man, édition de 1871, Dover reprint, cité par Robert Richards, Darwin and the Emergence of Evolutionary Theories of Mind and Behavior, Chicago, University of Chicago Press, 1987, p. 211).
Note 5 [retour] : Nietzsche est amusant parce qu'il casse avec la tradition allemande de vouloir nier la présence des dynamismes significatifs dans la nature, tradition qui inclut même Schopenahuer, qui dans De la volonté dans la nature, insiste sur la présence d'une volonté primordiale dans la nature, souligne l'importance de Lamarck à cet égard mais qualifie son idée d'une transformation des espèces dans le temps d'erreur géniale, puisque la volonté n'est pas dans le temps (même argument que celui de Kant et surtout de Hegel, contre l'évolution). Je dois la référence à Schopenhauer au livre intéressant de Madeleine Barthélémy-Madaule, Lamarck ou le mythe du précurseur, Seuil, 1979, ch. 6. La thèse du livre selon laquelle il y aurait une "nature naturante" ou "nature vitale" fondamentale dans le système de Lamarck, qui l'empêcherait ainsi d'être un précurseur de Darwin, ne me semble toutefois pas convaincante, y compris quand l'auteur rattache la notion de précurseur à celle d'"idéologie scientifique" chez Althusser et Canguilhem.
Note 6 [retour]: Darwin n'invente pas la théorie de l'évolution organique, qui est déjà ancienne en 1859, des deux côtés de la Manche, quoiqu'elle soit encore controversée, mais bien de la théorie de la sélection naturelle, qui vient expliquer l'origine de nouvelles espèces. Au sens kantien, c'est une explication purement "mécaniste", par opposition à une explication téléologique. En réponse au célèlebre diktat (ou défi) du paragraphe 75 de la Critique de la faculté de juger, selon lequel "il est absurde pour les hommes d'espérer ( ) qu'un jour un autre Newton viendra qui pourra nous expliquer, en fonction de lois naturelles non-reglées [ordonnées] par une intention, comment un simple brin d'herbe est produit", les philosophes de la biologie contemporaine ont souvent proclamé que Darwin était bien ce Newton. (Il est curieux que l'on trouve des exemples dans la production scientifique contemporaine qui piétinent directement -- sans le savoir -- l'exemple choisi par Kant : R. Brugge, "A Mechanistic Model of Grass Root Growth", in Journal of Theoretical Biology n° 116 [1985] !) Mais si nous prenons les critères kantiens au sérieux, il ne peut y avoir aucun candidat au poste d'"un autre Newton" de l'organique, car Darwin commence par l'organisation, au lieu de la fonder. Contrairement à la tradition lucrétienne de son grand-père Erasmus Darwin (dans sa Zoonomia), Samuel Butler (par ex. dans Life and Habit) ou Diderot, Ch. Darwin ne met pas en avant la cohérence fondamentale de la vie à travers le monde naturel, allant du plus petit atome au "macrocosme vivant" de l'univers. La théorie de la sélection naturelle n'est pas une théorie de l'organisation (cf. son inquiétude face à la micro-anatomie de l'oeil des vertébrés). Le problème kantien' de la théorie darwinienne, finalement, c'est qu'elle ne peut pas formuler d'explication mécaniste avec une capacité de prévision. L'évolution n'est pas visible dans les laboratoires.
Note 7 [retour] : Sur la différence entre histoire des sciences et histoire des idées, on consultera un ouvrage qui ne semble justement pas faire de distinction : The Great Chain of Being de A.O. Lovejoy. C'est tout le problème du 'principe de plénitude' qu'il retrouve de Platon à Charles Bonnet et Schelling (ce principe étant 'en droit' la propriété de Leibniz) : il semble que l'histoire des idées ne se pratique plus de cette façon. Si on la compare à l'histoire des sciences, on voit (?) qu'elle ne traite pas tous les énoncés comme équivalents ; dans l'histoire des sciences, seules les conditions expérimentales changent. Pourtant, le nouveau 'nominalisme' de l'histoire des idées lui vient de l'épistémologie, que ce soit via la tradition Bachelard-Koyré-Canguilhem-Foucault, ou celle de Kuhn-Feyerabend-Hacking.
Note 8 [retour] : Dans cette perspective, tout discours sur l'évolution est un "just so story", selon l'expression de Stephen Jay Gould (reprise à Kipling) : une reconstruction ex post facto d'une chaîne significative d'événements. Ainsi la biologie de l'évolution n'est pas susceptible d'être formalisée ou réduite à des lois physico-chimiques comme le sont la plupart des autres parties de la biologie ; c'est l'obsession du darwinien Ernst Mayr, qui ajoute à cela un autre argument : l'unité de base en évolution étant les populations, on a du mal à produire une réduction convaincante. Mais là on entre dans le statut problématique du gène. (Voir travaux de A. Pichot, S. Sarkar, etc.)