Philosophie espagnole à l'âge classique


Travaux
1996-1997



Pour l'année 1996-1997, le groupe a fonctionné avec des réunions mensuelles et une série de conférences.



Travaux
1997-1998



En plus des réunions consacrées aux travaux de traduction, le groupe a organisé une série de conférences :



Travaux
1998-1999

 

SÉANCE DU 3 AVRIL 1999

Karine Durin

"La notion de dialectique chez Graciàn"


Si l'on part de l'idée chère à Graciàn que toute figure de style est aussi une "figure de l'esprit", il nous a paru important de nous interroger alors sur la signification philosophique de la dialectique qui se trouve aussi être au coeur même du conceptisme, comme en témoignent nombre de passages de la Agudeza y arte de ingenio (1648). Le jeu des renversements, des retournements qui fondent une esthétique de la surprise des contraires enfermés "dans les anneaux d'un beau style", sont révélateurs d'un processus qui s'avère constant dans la pensée de Graciàn, en tant qu'il émane toujours de la faculté créatrice de l'ingenio. Or dans la mesure où l'ingenio n'est pas seulement actif dans le domaine des formes, mais qu'il est aussi créatif dans celui des idées, et fondamental pour la vie même, dans l'horizon mondain, c'est-à-dire existentiel dans lequel se situe Graciàn, la dialectique semble être bien plus qu'un principe d'écriture.

La notion est complexe et recouvre de multiples aspects, preuve du lien indissoluble entre l'esthétique et la pensée qui l'habite. De cette conception dialectique qui est au principe de toute chose, découle une idée de la beauté qui est le fruit d'un rapport harmonieux d'éléments discordants. Il en va de même pour la vérité ingénieuse qui surgit d'un rapport et d'une tension entre des concepts éloignés. La vérité, comme la beauté, naît de la multiplicité, de la variété. La dialectique est son instrument, et le dépassement final des contradictions, le moyen de sortir des cadres imposés à une pensée dont le principe de vitalité et de création reste l'ingenio. La vérité et la beauté sont incompatibles avec la conformité et le conformisme. Par là Graciàn, lui-même jésuite contesté et contestataire, confirme son rapport ambigu aux Autorités, signalé par la publication de toutes ses oeuvres (hormis la plus "jésuite" de toutes, El Comulgatorio) sous pseudonyme.

De l'artifice esthétique à l'artifice moral il n'y a qu'un pas. La dialectique, comme on l'a montré, se trouve être, en effet, un des enjeux fondamentaux de l'Oràculo manual y arte de prudencia (1647), comme habitus, accoutumance, voire comme une stratégie psychologique (avec ce qu'elle comporte d'artifice) qui vise l'accommodement à la circonstance et aux présent des occasions. Le renversement du pour au contre, du mal en bien, du défaut en qualité est signalé par des notions clés, mises en évidence à ce propos. L'acte de prudence est bien aussi un art et, dans ce cas, un artifice et un exercice de retoumement du négatif en positif auquel se livre l'ingenio aidé ici d'une raison prudente. La dialectique révèle une fois de plus un rapport double au réel qui se précise et prend toute sa dimension philosophique et critique avec le Criticòn qui pourrait être considéré comme l'application de ce procédé, non seulement rhétorique mais vital au sens fort du terme. La dialectique apparaît ici dans la lecture à l'envers pour lire à l'endroit. Le renversement de l'erreur commune pour percevoir le sens "à l'endroit" est enfin une des clés du desengano. La notion de dialectique en vient à doter le texte gracianesque, bien que marqué par la tradition de la spiritualité jésuite (dont nous avons vu qu'elle n'était pas non plus sans rapport avec une certaine conception dialectique) d'une surprenante "modernité" philosophique.

Karine Durin.