Philosophie espagnole à l'âge classique


Trois pédagogies humanistes : Sebastian Brant, Rabelais et Lazarillo de Tormes

 


Jean Lemaire de Belges, avec les Illustrations de la Gaule, est un des auteurs qui ont contribué à vulgariser en France l'érudition des mythographes médiévaux et italiens. Ses sources favorites sont les Mythologies de Fulgence, les Étymologies d'Isidore de Séville, le Supplément des chroniques de Jacques de Bergame, les Antiquités d'Annius de Viterbe, et la Généalogie des Dieux de Boccace. Lemaire de Belges se dit persuadé que la mythologie est

"toute riche de grans mystères et intelligences poétiques et philosophales, contenant fructueuse substance sous l'escorce des fables artificielles" (I, 4).

Ce relais de la mythographie médiévale et renaissante est évoqué par Jean Seznec (La survivance des dieux antiques, Flammarion, 1980, Champs, 1993, p. 357 sqq) à l'appui de la thèse fondamentale de son livre, selon laquelle l'usage des images n'a pas été si différent à la Renaissance et au Moyen âge. La thèse "classique", rappelée p. 114, veut que le Moyen âge n'ait lu les mythes antiques que de façon "moralisante", c'est-à-dire au fond pour en faire une interprétation chrétienne. La Renaissance au contraire se détacherait de ces codes et jouirait des Fables pour elles-mêmes, moins soucieuse d'allégorie que de simple plaisir esthétique, considérant que l'interprétation mécanique cache la véritable essence des figures divines. Seznec conteste donc cette thèse en affirmant que, malgré les nombreuses condamnations (Luther) ou railleries (Rabelais) opposées à l'usage moralisant des images païennes ou tout simplement laïques, les moralisations continuent au XVè et au XVIè siècles, attachées aux auteurs les plus païens, et aux exégèses allégoriques les plus ésotériques. Après avoir habitué les humanistes à chercher des morales allégoriques sous les fables, elles les ont mêmes accoutumés à en cacher eux-mêmes : les humanistes se sont ainsi trouvés pourvus d'un vaste répertoire d'images.

Ce répertoire d'images, si l'on accepte de suivre Seznec, n'est donc pas seulement le matériau d'un art de la fiction qui se cantonnerait dans le plaisir esthétique et délaisserait l'allégorie. Et, en effet, on voit les humanistes multiplier les usages pédagogiques des fictions que leurs livrent les mythographes florentins, ou bien forger leurs propres images pour étayer leur entreprise. Lire les textes humanistes, c'est donc toujours, comme au Moyen âge, chercher à décrypter un certain usage des images ordonnées à une pédagogie morale et à une certaine conception de la sagesse humaine.

La pédagogie humaniste sera donc un des thèmes à propos desquels l'entreprise de codification d'une lecture philosophique des textes littéraires trouverait de quoi s'exercer (au sens littéral) (1). Faire un peu de comparatisme permet de saisir comment on peut faire jouer les textes habituellement considérés comme littéraires. Procédés d'écriture, choix de la narration, exemplarité des personnages sont des décisions pédagogiques elles-mêmes : l'humanisme utilise la littérature comme un vecteur d'enseignement, pas comme une discipline à part dont la finalité serait esthétique et non pas sapientale. En prenant trois exemples (la Nef des Fous de Sébastien Brant, le Gargantua de Rabelais et le Lazarillo de Tormes), on va essayer de comprendre comment se construit cette pédagogie des images à trois moments successifs de la Renaissance (1494 pour Brant, 1535 pour Rabelais, 1554 pour le Lazarillo), en trois lieux distincts (Bâle, Lyon-Paris, Alcalà-Burgos-Anvers) qui ont la double particularité d'exclure le "foyer italien" et de montrer la perméabilité persistante des frontières nationales en matière de diffusion des textes humanistes.

En cherchant à comprendre les différences des trois types de pédagogie qu'illustrent ces trois oeuvres, on verra qu'il faut nuancer la continuité que Seznec postule (et qu'il argumente, bien sûr, avec une érudition sans failles). De Brant à Lazaro, il semble que l'on passe de la moralisation par les exempla à la fiction comme outil philosophique. C'est cette transition à l'intérieur même l'humanisme que l'on va mettre en évidence, parce que l'on peut peut-être à cette occasion fournir une définition philosophique de l'humanisme.

La caractérisation des trois textes utilisés va sciemment adopter une forme tranchée, voire caricaturale : il est évident que certaines qualifications sont excessives ou simplistes et qu'elles mériteraient d'être nuancées. Ces positions tranchées ne visent qu'à lancer la discussion.


I. La Nef des fous : pédagogie moralisante et réformisme anti-humaniste.

La Nef des Fous de Sebastian Brant est publiée à Bâle en 1494 (2), année de l'entrée des troupes de Charles VIII à Florence, année probable de la naissance de Rabelais. Le livre de Brant est lui aussi un tournant : il fait date immédiatement. Il connaît plusieurs dizaines de réimpressions et de détournements, de pastiches, de réécritures et d'imitations. Avant tout, la Nef des fous invente un genre : Bade la copiera avec sa Nef des folles (1498), puis la Nef en elle-même deviendra un genre littéraire comme le blason, le temple ou la farce avaient pu l'être (Champier en produit plusieurs exemples, dont le plus célèbres est la Nef des Dames Vertueuses, en 1503). Quel est l'usage de ce genre ?

A quoi sert une "Nef" ? Précisément à généraliser : la Nef, c'est le mode d'écriture qui consiste à cerner un type moral, philosophique ou social à travers une galerie de portraits singuliers, qui sont autant de passagers du navire. Bien sûr, la Nef est avant tout Nef des fous, et ce n'est que par extension qu'elle deviendra cet outil de catégorisation : comme le montre Foucault (3), ces nefs qui transportaient les fous en dehors des villes et les soumettaient ainsi à un proto-contrôle social ont effectivement existé. En revanche, il faut nuancer l'analyse de Foucault qui montre comment la folie, au moment précis où le thème de la Nef apparaît dans les pays rhénans, prend le relais de la lèpre comme maladie symbolique universelle : la raison qui se sépare de son autre en détachant d'elle la folie itinérante n'est pas une figure propre à Brant. Au contraire, les opérations de délimitation réciproque de la sagesse et de la folie auxquelles se livre Brant dans la Narrenschiff évoquent une longue tradition, assez précise, qui voit s'opposer la sagesse de Dieu et la sagesse des hommes dans le visage d'une double folie directement empruntée à Paul. Ce thème, qui constitue le socle de la pédagogie de Brant, n'a rien du partage moderne de la raison s'affirmant par l'exclusion de la folie : le jeu du même et de l'autre qui constitue le socle de la sagesse de Brant ne dessine pas les mêmes limites que celles qu'évoque Foucault (op. cit.) : la Nef n'est pas la dernière figure d'une folie errante et eschatologique, ni le premier geste d'un grand enfermement qui libère les architectures de la raison classique.

La Nef de Brant ne procède pas, dans sa construction, d'autre chose que du recueil d'exempla populaires. Le thème de la Nef des Fous est extraordinairement réactionnaire : c'est une litanie de dénonciations acerbes entrecoupées de conseils moraux et de recours aux Écritures. La pédagogie de Brant se construit autour d'une série de remontrances et d'exhortations qui, tout en empruntant à la manière populaire des prédicateurs, présente de fortes affinités conceptuelles avec les traités d'Érasme ou de Budé : il s'agit toujours d'articuler le rejet de la vie terrestre et temporelle avec l'aspiration à la vie spirituelle. S'il y a donc articulation du même et de l'autre, c'est dans le cadre de la réformation de l'Église qu'il faut la saisir : Brant subit l'influence de la prédication rigoriste et de la spiritualité moderne. Même et autre sont directement assimilables au domaines du spirituel et du temporel. A ce titre, la valeur que Brant accorde aux études et aux textes est assez représentative d'un humanisme saxon encore peu pénétré de rhétorique classique (la révolution philologique de l'humanisme n'a touché Brant que dans le domaine juridique, et rien dans la Nef ne peut rappeler la pédagogie des conturbenia humanistes de Guarino de Vérone, ni celle, métaphysique, d'un Pic ou d'un Ficin).

Il est significatif que le premier chapitre de la Nef des fous s'intitule "Des livres inutiles". Brant y articule le rejet des livres à l'amour de la véritable sagesse. L'accumulation des textes et l'érudition ancienne n'y est d'aucun usage : elle ne sert qu'à accroître l'orgueil des étudiants et des maîtres, et elle détourne d'une véritable sagesse qui est la sagesse chrétienne (significatif aussi le fait que la latinité ne soit pas assimilée dans ce premier chapitre à la rhétorique ou à la poésie mais bien à la langue des Écritures : on voit là le premier signe d'une univocité de la sagesse qui est constante chez Brant). Ce thème n'est pas isolé dans l'oeuvre : on le retrouve au chapitre VI ("De bien éduquer ses enfants"), qui n'aborde pas du tout la question des études en elles-mêmes mais seulement celle de l'éducation. La différence entre études et éducation est cruciale : elle sépare une pédagogie humaniste d'une pédagogie chrétienne. Dans ce chapitre Brant renvoie à l'exemple de Philippe de Macédoine :

"Philippe courut toute la Grèce
Cherchant un maître pour son fils :
Au plus puissant roi de ce monde,
Enfin, il donna Aristote
Qui avait entendu Platon,
Lui-même disciple de Socrate"
(ch. VI, vv.35-39).

Mais aucun des trois philosophes n'y est évoqué pour le contenu de sa doctrine ; rien n'y articule la transmission de la sagesse païenne à la sagesse chrétienne. L'exemplarité de l'école Socrate-Platon-Aristote ne porte en fait que sur un point très précis : la continuité attestée d'une tradition. Plus rétrograde encore que le Saint Socrate d'Érasme (qui tentait, en bon évangéliste, de réduire la sagesse des gentils à la sagesse révélée), l'effort de Brant ne consiste qu'à louer de la tradition pour sa valeur strictement formelle. On a là l'exemple d'une haine farouche de la modernité, comme on le voit par exemple au chapitre IV, "Des modes nouvelles", ou encore l'allusion, aux vers 16-27 du chapitre XI "De l'irrespect des Saintes Écritures", à la prédication millénariste de Hans Böhme : la novitas est en matière de sagesse un indice certain et permanent d'erreur et d'impiété.

Ce même thème se retrouve encore au chapitre XXVII "Des vaines études" : ce chapitre est une condamnation sans appel de l'enseignement des facultés d'arts. Les artiens y sont comparés aux poux et aux grenouilles des plaies d'Égypte ; leurs arguties y sont autant d'occasion de s'éloigner de la vraie sagesse.

"Beau savoir vend la faculté !
Sont-ils pas vrais fous et sots,
A perdre ainsi leurs nuits et jours (...) ?"
(ch. XXVII, vv.16-18).

Toutes ces attaques, qui se répètent sous divers angles tout au long des 112 chapitres de la Nef, culminent dans le rejet radical de l'autonomie du savoir humain (chapitre XXXVI, "De l'esprit rebelle"). Brant refuse que l'on essaye de "s'écarter du droit chemin", c'est-à-dire d'innover par rapport à la tradition. Toutes les tentatives dans ce sens sont systématiquement comprises comme des délais inutiles : il ne faut viser que le respect de Dieu et des Écritures, rejeter toutes les pratiques hérétiques ou orgueilleuses, et se détacher du monde. Pour cela, il est également frappant de constater que Brant cite en permanence les Écritures pour multiplier les exemples de vies pécheresses ou vertueuses : la pédagogie de Brant est encore une pédagogie moralisante appuyée sur la forme du recueil d'exempla.

En cela la thèse de Seznec se vérifie parfaitement : le travail pédagogique de Brant n'a au fond pas d'autre visée que l'Ovide moralisé de Bersuire ou les Virgiles moralisés du XIVè siècle. On pourrait même soutenir que son extrême pauvreté de références classiques le rend presque moins intéressant qu'eux, si ce n'était son choix de la publication en langue vernaculaire, qui l'explique : Brant ne cherche pas à incorporer le legs des lettres païennes, mais à proposer un manuel de vie chrétienne qui se construit, a contrario et par l'accumulation d'exempla, dans les situations les plus quotidiennes de la vie urbaine du XVè siècle. C'est un avertissement à l'usage du peuple, qui comme son prologue l'indique ne veut rien d'autre que trouver une forme populaire de prêche :

"Qui ces lignes désavouerait,
Ou l'illettré ne sachant lire,
Il se verra dans les images :
Qu'il s'y remire quel il est,
Tel qu'il est, où son bât blesse
Car c'est là mon miroir aux fous,
Chacun s'y mire et s'y connaisse (...)
On voit ici le cours du monde
Vrai, ce livre est de bon achat."
(Prologue, vv. 26-54).

Ainsi Brant fait fonctionner une opposition constante entre les mauvais liens qui nous attachent au monde (sous cette rubrique sont rangés pêle-mêle le savoir laïc des artiens, les coutumes populaires du carnaval et des fêtes, l'astrologie, la luxure, la gourmandise, l'impolitesse, le manque d'observance religieuse, le commerce, etc...) et les bons liens qui nous appellent à la vie religieuse et à l'union à Dieu. La vie terrestre y est présentée comme une vaste propédeutique à la vraie vie : elle n'a pour finalité que de nous y préparer. La pédagogie de Brant est donc, inscrite dans cette opposition traditionnelle, l'exhortation à une purification qui doit nous rendre capables d'attendre sereinement la mort charnelle. L'opposition du mauvais lien horizontal et du bon lien vertical recoupe exactement l'opposition du vinculum à la catena chez Budé : même ambivalence du Mercure des carrefours et des villes et du Mercure divin (De Philologia). Le monde et le temps sont conçus comme un réseau de tentation permanente et de dangers multiples qu'il faut savoir conjurer et fuir pour se retourner vers Dieu et n'aspirer qu'à la vertu évangélique, qui est avant tout un idéal d'humilité, d'obéissance (même politique) et de mesure.

Mais, contrairement à Budé, Brant ne se donne pas la peine de penser l'utilité des savoirs humains. Ce que l'on nommait plus haut univocité de la sagesse, et qui fait de la Nef des fous une pédagogie pré-humaniste, c'est le refus d'entendre des échos de la sagesse divine dans un autre discours que religieux et traditionnel. Brant est le précepteur de la continuité : continuité de l'aspiration divine, continuité d'une disposition fondamentale de la nature humaine à pêcher, continuité d'une possibilité de la conversion qui est l'objet de la Nef. Le seul but de Brant est d'appeler chaque lecteur à identifier correctement les "marqueurs" de la folie pour s'en détourner et apprendre à se comporter correctement. Mais au fond Brant n'enseigne rien : l'enseignement est, de tout temps, donné par le Verbe créateur (qui a placé en nous la disposition au péché tout en nous rendant capables de nous élever à la sagesse divine) et par le Texte révélé (qui nous donne les préceptes à observer pour mener à bien la préparation à cette sagesse divine). Brant se contente quant à lui de rappeler la nécessité et l'urgence de cet enseignement, parce qu'il en constate la déchéance (voir le chapitre XCIX, "Du déclin de la foi", qui se lamente de la progression des hérésies et des religions païennes, et qui appelle à la croisade sous les ordres de l'Empereur très chrétien).

La pédagogie de Brant est donc au fond une pédagogie sans enseignement. A partir d'un sentiment d'urgence pessimiste qui lui fait redouter toute nouveauté et toute multiplicité, Brant cherche à détourner son lecteur de l'innovation comme de la dispersion des savoirs, en le renvoyant continuellement à la tradition chrétienne et à la stricte observance de ses préceptes. Il n'y a qu'un discours à apprendre, celui de Dieu : c'est le dernier mot de la réformation, qui n'est que la réaction spontanée de rejet opposée à l'avènement des temps modernes. Ainsi, si la folie est l'autre, ce n'est que l'autre de la sagesse divine, auprès de laquelle toute sagesse mondaine est folie : c'est donc, avant tout, le monde et le temps qui sont folie et erreur, et il n'y a rien à apprendre d'autre que la voie qui nous en détourne.

 


NOTES

 

1 [Retour]- Ce en quoi je reprends, mais sous un autre biais, le projet annoncé par Henri Larose en octobre dernier ("Lazarillo de Tormes, de la raison pratique à l'aliénation fantastique", D.A.T.A. no. 12, oct. 1997).

2 [Retour]- Toutes les citations renvoient à la traduction de Nicole Taubes : Brant, La Nef des Fous, José Corti, 1997.

3 [Retour]- Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique, Gallimard, 1972, chapitre I.



Introduction et première partie / Deuxième partie / Troisième partie et conclusion.