Groupe de Recherches Spinoziste


Saint-John Perse lecteur de Spinoza

par Colette Camelin


«Avec tous les hommes de douceur,
[...] les opticiens en cave et les philosophes polisseurs de verre»
Vents III, 4 p. 225.


Le poème Amers, qui célèbre «la Mer de la transe et du délit» (Amers 367 (1)) paraît aux antipodes du système de l'Éthique construit selon une forme géométrique. La démarche poétique «analogique et symbolique» (O. C. 444) est opposée par Saint-John Perse à la science et à la philosophie. Il a pourtant pris soin de souligner l'importance de la lecture de l'Éthique et du Traité théologico-politique dans le volume très concerté des OEuvres complètes et dans ses entretiens avec Pierre Guerre. Ses lettres confirment qu'il a lu Spinoza entre dix-huit ans et vingt-deux ans. À cette époque il s'appelait Alexis Léger, était lycéen à Pau, puis étudiant en droit à l'université de Bordeaux. Il avait passé son enfance aux Antilles. En 1898, sa famille dut s'installer en France pour des raisons économiques ; il avait onze ans.

Il convient d'abord de déterminer la place de la lecture de Spinoza dans la construction de la pensée de Saint-John Perse, non pour le plaisir de se livrer au jeu de la recherche d'influences, mais pour montrer en quoi la philosophie de Spinoza est active dans les textes de Saint-John Perse. Il est évident que l'oeuvre de Saint-John Perse n'est pas philosophique car elle ne cherche ni à démontrer de thèse ni à constituer un ensemble théorique cohérent, et surtout le travail du sens s'effectue non dans la clarté du concept, mais dans l'épaisseur de la «matière verbale» (O.C. 675) qui tisse des références concrètes, des images et des mots choisis pour leur saveur phonique, leur étymologie, leur polysémie. Nous pensons qu'il y a pourtant une articulation à définir entre des positions philosophiques et l'élaboration d'une forme poétique. Il est significatif que Saint-John Perse se réfère à la philosophie dans les moments importants de son évolution : la formation, l'écriture d'Anabase et, vers 1960, l'élaboration de sa poétique pour le Discours du prix Nobel et l'édition de la Pléiade.

La découverte de Spinoza s'inscrit dans un contexte intellectuel que l'on peut définir par quelques refus : le jeune homme prend ses distances à l'égard du catholicisme de sa famille et de la philosophie universitaire, dominée par le kantisme. Il rejette avec vigueur le matérialisme, c'est pourquoi il s'intéresse aux néoplatoniciens. Mais il dit avoir «trouvé un vide chez les métaphysiciens (2)» ; il se tourne ainsi vers une pensée de l'immanence. Le jeune poète, lui, veut se dégager de la nostalgie décadente et des formes héritées du symbolisme ; comme de nombreux auteurs de sa génération, il cherche une rigueur intellectuelle, esthétique et éthique. En somme, la lecture de Spinoza a contribué à la métamorphose de Saint-Leger Leger, pseudonyme de l'auteur d'Éloges, en Saint-John Perse qui signe l'oeuvre poétique à partir d'Anabase.

Les premières marques de l'influence de Spinoza sont le principe d'immanence et l'éthique de la joie, définie comme déploiement de l'énergie du corps et de l'esprit, qui dominent l'oeuvre de Saint-John Perse d'Éloges à Chronique. Ensuite, et c'est sans doute là où l'apport de Spinoza est le plus inattendu, Saint-John Perse élabore une poétique qui allie la puissance de l'imagination à l'exigence de clarté. Cette poétique a été souvent mal comprise justement parce qu'elle est réfractaire au dualisme. Avant d'aborder les traces de l'influence de Spinoza sur la poésie de Saint-John Perse, examinons la place de la lecture de Spinoza dans la formation intellectuelle du jeune Alexis Léger.



1. La place de Spinoza dans la formation de Saint-John Perse

Dès la classe de philosophie, Léger et son ami Monod (3) critiquent énergiquement la philosophie universitaire. L'esprit cartésien, éduqué à dissocier et cloisonner, ne leur convient pas plus que le néokantisme de Renouvier. Rappelant à Monod leurs souvenirs de lycéens, Leger écrit : «C'est loin, hein! tout ça... Plus loin que Charles Renouvier, et que ma bicyclette à pneus rouges...» (O.C. 663). La réaction symboliste contre le scientisme, le matérialisme et le naturalisme a durablement influencé ses positions intellectuelles. Saint-John Perse évoquera ce conflit au cours d'un entretien avec Pierre Van Rutten en 1966 : «Le poète m'avoue sa réaction de jeunesse contre le matérialisme desséchant de ses maîtres : "nous en avions assez", dit-il (4).» De plus, il se montre toute sa vie très critique envers le cartésianisme : «et le voici à vilipender Descartes (5)» devant Alain Bosquet en 1950. Lors du Discours de réception du prix Nobel, il rend hommage à la poésie à laquelle «la France cartésienne n'a pas toujours été très favorable (6)».

Dans une lettre d'Asie fictive (écrite dans les années soixante) Saint-John Perse réunit dans une même réprobation «la pensée philosophique française du XVIIIème siècle», époque affreuse de logiciens et de rationalistes selon lui, et «le lamentable positivisme d'Auguste Comte» (O.C. 823). Il indique à Pierre Guerre : «J'ai des réserves sur le rationalisme de Kant.» Les postulats de la raison pratique suscitent les sarcasmes d'Alexis Leger : «Naturellement, je ne tourne jamais la tête : par hygiène d'abord, et par peur de rencontrer, sur la route de Tarbes, Emmanuel Kant et ses pantoufles bourrées de postulats» (O.C. 663). Il est probable que, dans le contexte intellectuel de 1905-1910, la critique de la morale kantienne s'est répandue sous l'influence des traductions de Nietzsche.

En 1909, Alexis Leger a commencé des études de philosophie à l'Université de Bordeaux. Fidèle à l'image du poète au contact des «choses mêmes», ironique envers le savoir universitaire, il écrit qu'il préfère «les refuges en haute montagne» et «le violon» à «l'absurde licence de philosophie» (O.C. 647) qu'il a entreprise. Il l'abandonne en qualifiant l'Université de «vieille loge de logiciens» (O.C. 742). Ce jugement est sans doute excessif, Saint-John Perse reconnaîtra plus tard sa dette envers Georges Rodier qui l'a initié à la philosophie d'Empédocle et des Alexandrins (O.C. XII). Le poète tient à se distinguer de la philosophie universitaire en insistant sur son itinéraire propre, c'est pourquoi il écrit à Claudel : «Je hais la philosophie des professeurs de philosophie, et ces gens-là me le rendent bien» (O.C. 712). Claudel a sûrement bien accueilli ces reproches, lui qui, ayant souffert de l'emprise de la philosophie positiviste, reçut comme une révélation en découvrant les Illuminations de Rimbaud. À la différence du très catholique Claudel cependant, Saint-John Perse, dès 1906, à l'âge de dix-neuf ans, défend «toute cette vie physique qui [lui] est nécessaire depuis deux ans qu'[il s'est] fait une âme de panthéiste.» (O.C. 647). Il refuse le mépris du corps que lui enseigne le catholicisme victorien de sa famille, au nom de la plénitude «païenne» qu'il a éprouvée pendant son enfance aux Iles. Mais il n'accepte pas non plus le matérialisme et le positivisme. On peut supposer qu'il a trouvé chez Spinoza une pensée de la vie qui lui a été précieuse. Si l'on suit Saint-John Perse, Spinoza n'est pas un philosophe pour universitaires «desséchés» de la Belle époque !

Quelle preuves avons-nous de la lecture de Saint-John Perse ? Sa bibliothèque personnelle, qui comporte un certain nombres de livres de philosophie, ne possède aucun ouvrage de Spinoza, mais ils ont pu être empruntés ou perdus. Un article de Georges Van Riet, lu en 1968, très souligné, témoigne de l'intérêt durable accordé à Spinoza (7). C'est surtout la correspondance de Saint-John Perse qui atteste l'importance de Spinoza dans sa formation intellectuelle. Le 10 mai 1911, dans la dernière lettre qu'il adresse à son ami Gustave-Adolphe Monod, il évoque leurs «disputes au sujet de Spinoza ou de Nietzsche» (O.C. 663). Cette remarque suggère peut-être que Nietzsche a introduit le jeune homme à la philosophie de Spinoza. La volonté de puissance, que Saint-John Perse a annoté à cette époque, comprend de nombreuses références à Spinoza. Même si Nietzsche critique le vocabulaire théologique de l'Éthique, il se reconnaît dans le refus de toute transcendance, dans la critique de la volonté et dans la philosophie des affects.

Une lettre de juillet 1909 laisse entendre que les deux étudiants ont souvent débattu des ouvrages de Spinoza : «J'en reviens à notre Spinoza, je le reprends toujours avec le même attrait» (O.C. 663). En septembre 1908, Saint-John Perse demande à son ami de lui trouver le Traité théologico-politique. «Tu sais depuis combien de temps je cherche cela», précise-t-il (O. C. 650). N'ayant sans doute pas obtenu de réponse, il réitère sa demande le 26 juin 1909 : «Puis-je te demander sans façon ton exemplaire du Traité théologico-politique de Spinoza ?» (O.C. 655). Il commente un aspect du Traité dans une lettre à Monod de juillet 1909.

Une lettre importante d'octobre 1908, adressée à son «aîné» catholique Gabriel Frizeau, non retenue pour l'édition de la Pléiade, commente l'Éthique. Le jeune homme de vingt et un ans attaque avec une certaine virulence «le Panthéisme de l'Éthique» qu'il qualifie de «prostitution théiste (8)». Sa lecture révèle des approximations dues à la réception spinoziste de l'époque et à ses propres contradictions. Il considère que le panthéisme de Spinoza est «un Univers expurgé de tout ce qui pouvait le rendre vivant», alors que pour Spinoza, «Dieu est la vie, ne se distingue pas de la vie (9).». Il critique aussi ce qu'il estime «une contradiction intrinsèque entre l'Être et ses phénomènes» montrant qu'il n'a guère saisi les notions de substance, d'attribut et de mode. Il en a sans doute conscience, quand il ajoute à son développement : «toute parole philosophique, même exigée, prend un air d'indifférence, un air "pion", qui me blesse (10)». Il s'en prend pour finir à son âge : «respectable toute sottise qui résulte d'une disproportion entre le faix et l'épaule (11)». L'épaule a pris des forces et la lecture de Spinoza aussi.

À l'occasion d'une série d'entretiens accordés à Pierre Guerre vers 1960, Saint-John Perse a retracé son itinéraire philosophique qu'il analyse en terme de «bonds» (12). À la fin de l'adolescence, il est proche de la philosophie spiritualiste de Plotin et Emerson, de l'intuition bergsonienne qui a joué un rôle important dans sa conception de la poésie. Ensuite, il s'intéresse à l'exigence rationnelle de Spinoza et de Hegel (vers 1909) ; il évoque ses «professions de foi spinozistes en réaction contre Bergson (13)». Il situe au coeur de sa philosophie «l'être en soi de Spinoza (14)». S'il apprécie la «très haute et stimulante hygiène de vivant» (O.C. 743) de la pensée nietzschéenne, il demeure très critique envers la violence de ses attaques : «il est en rébellion contre tout, donc servitude (15)». Saint-John Perse ajoute : «Vers trente-cinq ans, j'ai repris Hegel et Spinoza» c'est-à-dire en 1922, en peine période de composition d'Amitié du Prince et d'Anabase. La pensée de Saint-John Perse progresse en spirale, retraversant les pistes ouvertes pendant les années de formation.

Dans sa Biographie, il accorde une place importante à «une crise philosophique» liée à un renouvellement de la création poétique : «1909 Activité littéraire et crise philosophique. Oeuvres détruites. Approfondit l'étude de Spinoza et de Hegel en plein bergsonisme» (O.C. XIV). Le mot anabase apparaît dans la correspondance en 1910 et, dès 1911, naît le projet de «mener une "oeuvre" comme une Anabase sous la conduite de ses chefs» (O.C. 722). L'émergence d'une nouvelle forme poétique est donc associée à une «crise philosophique» qui rendrait les poèmes précédents caducs. Après Eloges, recueil de poèmes célébrant l'île perdue, le poète s'oriente vers une direction nouvelle exigeant davantage de rigueur intellectuelle, davantage de contrôle des émotions et de l'écriture.

La crise philosophique et littéraire d'Alexis Leger, vers 1910, n'est pas sans lien avec celle que connaît la poésie au début du siècle et que Michel Décaudin nomme «crise des valeurs symbolistes». Bergson est proche des symbolistes lorsqu'il montre que l'intuition est une connaissance immédiate qui nous permet d'atteindre la réalité du moi et des choses, en dehors des catégories abstraites du raisonnement. Le rapport de Saint-John Perse au bergsonisme est complexe. S'il admire Matière et mémoire, il critique de manière peu amène, dans une lettre à Monod de 1908, la pensée et le style bergsoniens : «Ah! l'ellipse! voilà bien ce qui nous manque à tous en toutes branches. Notre Bergson lui-même n'aurait-il pas besoin d'une fameuse purge ?» (O.C. 651). L'emploi du possessif «notre» révèle l'attachement de Leger et Monod adolescents à Bergson, allié contre le rationalisme sec de leurs professeurs. Mais quelques années plus tard Leger rejette la fluidité du bergsonisme, car il considère que la mobilité de la conscience immédiate est incompatible avec un système logiquement charpenté, une oeuvre solidement organisée. Bergson est critiqué essentiellement en raison de son «style» insuffisamment concis et rigoureux, ce qui laisse supposer que Spinoza, qui lui est opposé, est apprécié justement à cause de la concision de ses propositions et de la rigueur de leur enchaînement.

C'est en cherchant à écrire «sien» que Saint-John Perse s'est détourné de Bergson. Au début du XXe siècle, le spiritualisme et les épanchements symbolistes ont fait place à un souci de rigueur et de clarté, à une vie physique intense mais dominée, à l'affirmation de la beauté du monde réel et de l'énergie humaine. Le vitalisme s'exprime dans la peinture des Fauves, dans la première version de La Ville de Claudel par exemple, dans la poésie d'Apollinaire ou Cendrars. L'aventure poétique de Saint-John Perse commence dans l'atmosphère intellectuelle de 1910 que décrit Musil : après le vague à l'âme symboliste, on aspirait à «la maîtrise de la sensualité, à la synthèse intellectuelle (16)». Sur le plan éthique, le jeune Leger veut développer son indépendance à l'égard des puissances extérieures passionnelles ou sociales : «J'ai maîtrisé ce que j'entendais maîtriser de ma vie. Je n'aurai pas été dupe de mes songes ni du regard d'autrui» (O.C. 802), écrit-il en 1913. Sur le plan esthétique il tient à un art rigoureusement construit, c'est pourquoi il s'éloigne du flux et du flou bergsoniens pour se tourner vers le more geometrico de Spinoza.

Avant d'analyser l'influence de la forme de l'Éthique sur la forme poétique élaborée par Saint-John Perse, il convient de s'arrêter à une question centrale de son évolution intellectuelle : la notion de «panthéisme».

[SUITE]


Responsable :
Pierre-François Moreau