Groupe de Recherches Spinoziste
par Colette Camelin
Dans les lettres de jeunesse, Leger revient à plusieurs reprises sur son «âme de panthéiste» dans des contextes où il défend la «vie physique» (O.C. 647) contre le mépris du corps des chrétiens. Il répond à son ami catholique Gabriel Frizeau qui l'avait interrogé à ce sujet : «Ce panthéisme que le critique en moi m'interdit, je le porte encore au plus secret de mon corps : voilà l'irréductible contradiction» (O.C. 737). Cette lettre de l'été 1908 date de l'époque où Frizeau, Jammes et Claudel le «conviaient à [leur] Pâque» . Il traverse alors une crise dont il développe d'importants aspects dans la lettre d'octobre 1908 que nous avons mentionnée : le panthéisme est, écrit-il, «la résultante de ces forces : le christianisme et le Bouddhisme» qu'il a découvert pendant son enfance. Le panthéisme apparaît comme sa «passivité religieuse» située «au plus secret de [son] corps», la dernière fuite devant le Dieu du catholicisme. L'apprenti philosophe confond un peu vite le panthéisme et la philosophie de Spinoza qui n'eût sans doute pas approuvé (17) ce terme. Ce sont les romantiques allemands qui, autour de Schelling, ont fait de Spinoza le penseur panthéiste de l'énergie de la vie.
L'issue de la crise est clair : en 1910, Léger écrit à Claudel : «J'ai pensé que je vous devais de ne vous écrire plus, ainsi tiré loin du Christianisme» (O.C. p. 718). Il critique à plusieurs reprises les préjugés anthropomorphiques qui font de Dieu un père ou un juge et qui placent l'homme au centre de la Création dont il constituerait la finalité. Quarante ans plus tard, en 1950, Saint-John Perse expose à Claudel ses positions : il refuse à la fois un dieu personnel et «l'abdication matérialiste» au profit de «cette fatalité, en toutes choses, d'une imprégnation "divine" sans accès, ni recours» (O.C. 1017). Il précise dans la lettre suivante : «Les notions métaphysiques d'absolu, d'éternité ou d'infini ne peuvent rejoindre pour moi la notion morale et personnelle qui est à la base des religions révélées» (O.C. 1019). L'immanence est donc opposée à la transcendance du grand catholique. En effet, Dieu, dans l'Ethique, désigne la totalité de l'Etre et l'Etre véritable n'existe que dans le monde concret, si bien que notre ici-bas devient l'horizon total de l'être et le seul réel : «Tout ce qui est, est en Dieu, et rien ne peut sans Dieu être, ni être conçu» (18). L'absolu transcendant d'un Dieu ou d'une vérité hors du monde n'a donc pas de place dans ce système.
Il est vraisemblable que dans sa lettre de 1908, le jeune homme suit la critique du spinozisme selon laquelle le panthéisme revient à un abandon fusionnel au Tout. C'est négliger l'énergie physique et intellectuelle que Spinoza place au coeur de son système. Loin de se ramener à la doctrine orientale de l'émanation, la philosophie de Spinoza affirme la présence de Dieu dans tous les modes : «La métaphysique de Spinoza n'est pas une vision de la perte des choses en Dieu, mais de la présence de Dieu dans les choses (19).» Tous les modes finis identifient être, agir et vivre, c'est-à-dire qu'ils ont la vie, et cette vie, c'est Dieu.
Saint-John Perse entend bien le panthéisme en ce sens quand il oppose au nihilisme passif du bouddhisme la pensée de l'énergie de Spinoza. Il écrit dans une lettre fictive à une Dame d'Europe, rédigée dans les années soixante : «Ne venez pas ici échanger le beau signe + d'Europe pour le signe - d'Asie» (O.C. 890). L'expérience de «l'abrutissement» et de «l'anéantissement» de la caserne, dit-il, lui avait fait renoncer dès l'âge de dix-huit ans à toute tentation de «nihilisme oriental» (O.C. 646) auquel l'avait pourtant prédisposé pendant son enfance «une trop belle servante hindoue, disciple secrète du dieu Çiva» (O.C. 859). Alors que l'hindouisme et le bouddhisme déprécient le monde des apparences, la Maïa, Spinoza récuse l'opposition entre apparence et essence. Dans une version non retenue du chant VII d'Anabase, le travail précis et la philosophie joyeuse du polisseur de verres optiques contrastaient avec la vacuité des déserts d'Asie centrale :
Longeant les fleuves abolis -- l'ennui des pierres à mica -- loin des philosophies des tailleurs de lunettes (20).
Amplifiée par un pluriel emphatique, la philosophie de Spinoza, lucide, énergique, présente au monde, est opposée au nihilisme de la pensée orientale. Spinoza, «tailleur de lunettes», représente de signe +, le signe de l'entendement actif désireux d'éclairer les choses sous la lumière de la raison. Saint-John Perse a compris que, bien loin de tendre à un nirvâna, la philosophie de Spinoza propose une plénitude présente, positive, une joie active et constructive, qui développent les capacités de l'entendement pour une plus grande liberté : «Et celui-là fut d'Occident, où le songe est action et l'action novatrice» (O. C. 457), disait Saint-John Perse au sujet de Dante. L'allusion à Spinoza au chant VII d'Anabase montre que Saint-John Perse fait bien la différence entre la philosophie de Spinoza et le bouddhisme.
Selon Spinoza, les choses de la nature n'ont pas été créées par Dieu pour les hommes, mais ceux-ci sont une partie de la Nature entière. Dans Pluies, Neiges, Vents, Amers, les actions des hommes et leurs passions, leurs désirs et leurs oeuvres, leurs parcours individuels et l'histoire collective sont emportés dans le mouvement cosmique auquel ils participent : «La Nature entière est un seul Individu dont les parties, c'est-à-dire tous les corps, varient d'une infinité de manières, sans aucun changement dans l'Individu total (21)».
Les «professions de foi spinoziste» du jeune Alexis Leger dans le jardin de son ami Monod ne seront pas démenties dans les poèmes de la maturité : « monde entier des choses...» balayées par les vents. La mer, en particulier, symbolise la Nature entière dans Amers :
«Hommage, hommage à la diversité divine» (Amers, 334)
«Dieu l'Indivis gouverne ses provinces. Et la mer entre en liesse aux champs de braise de l'amour...» (Amers, 369)
«Dieu l'épars nous rejoint dans la diversité» (Chant pour un équinoxe, p. 437)
Les référents d'Anabase sont largement empruntés à la culture asiatique que le poète a découverte à Pékin entre 1916 et 1921, mais un enjeu essentiel de ce poème est la poétique conquise au cours de «la crise philosophique». C'est pourquoi l'étude de Spinoza, importante entre 1908 et 1910, a été reprise au moment de la rédaction de ce texte. Ayant refusé tout dualisme, que celui-ci conduise au mépris du corps, comme chez les platoniciens, les chrétiens ou les cartésiens, ou, au contraire, à la négation de la dimension spirituelle de la vie comme chez les matérialistes, Saint-John Perse tend vers une éthique qui, comme celle de Spinoza, aboutit à la connaissance du monde, des rapports de l'individu avec le monde et avec les hommes. A travers l'épreuve de la crise, le «chef» a dépassé la tentation du mysticisme nostalgique et solitaire et a conquis l'énergie physique et mentale de «mener l'anabase» parmi les hommes. Il répond à la tentation apophatique du mysticisme par la construction d'un poème menée avec une précision de stratège.
Spinoza a fait reposer son système sur une démarche rationnelle. Maîtrise des affects et indépendance sont les conditions de la connaissance, autant que l'activité intellectuelle rigoureuse garantit la liberté. L'immanence implique l'épanouissement du corps, lui-même corollaire de la liberté intellectuelle qui aboutit à la béatitude présente. Dans l'introduction à la dernière partie de l'Ethique, Spinoza écrit : «Je passe enfin à cette autre partie de l'Ethique où il s'agit de la manière de parvenir à la liberté ou de la voie y conduisant. J'y traiterai donc de la puissance de la Raison et ensuite de ce qu'est la liberté de l'âme ou Béatitude (22)». Spinoza a une confiance absolue en la pensée humaine : «La connaissance n'est pas le simple déroulement d'une vérité préétablie, mais la genèse effective d'un savoir qui ne préexiste nullement à sa réalisation (23).» La pensée est donc action ; pour Saint-John Perse, «l'idéalisme pur de Spinoza reste extraordinairement moderne (24)».
Anabase s'ouvre sur de fières paroles du vainqueur qui a conquis un ordre intellectuel libérateur :
Sur trois grands saisons m'établissant avec honneur, j'augure bien du sol où j'ai fondé ma loi. (Anabase 93)
On peut lire Anabase comme un parcours conduisant à la liberté ; le conquérant invoque alors la puissance de la raison inséparable de son pouvoir d'agir : «Puissance, tu chantais sur nos routes nocturnes !» (Anabase 93). L'énergie intellectuelle et l'énergie du désir sont de même nature :
Au délice du sel sont toutes lances de l'esprit... J'aviverai du sel les bouches mortes du désir ! (Anabase 93)
Contre l'arbitraire des dogmes et contre la tyrannie des passions, le sage, libre, conduit sa pensée et sa vie à la façon du géomètre construisant ses figures :
Mathématiques suspendues aux banquises de sel ! Au point sensible de mon front où le poème s'établit, j'inscris ce chant de tout un peuple, le plus ivre, à nos chantiers tirant d'immortelles carènes ! (Anabase 94)
Anabase ne reprend pas la métamorphose des carènes en divinités marines issue de l'Enéide, au contraire, celles-ci sont «tirées» vers «les chantiers» du poète ou du législateur. De même que le Prince organise la puissance du Tout en dirigeant les passions du peuple, fût-il «le plus ivre», le poète, loin de nier la force des affects, des émotions, les gouverne par «une connaissance vraie», ainsi maîtrise-t-il, dans le poème, la mesure.
L'homme libre et actif est maître de sa puissance d'agir : «Plus chaque chose a de perfection, plus elle est active et moins elle est passive (25).» La «poésie d'action» de Saint-John Perse pourrait avoir des résonances spinozistes :
Pour nous qui étions là, nous produisîmes aux frontières des accidents extraordinaires, et nous portant dans nos actions à la limite de nos forces, notre joie parmi vous fut une très grande joie (Anabase 102).
L'évocation d'un combat frontalier figure des actions de l'esprit telles que découverte scientifique, construction philosophique, création artistique. L'essentiel paraît la joie née de ce que l'homme déploie sa puissance d'agir : «plus grande est la joie dont nous sommes affectés, plus grande la perfection à laquelle nous passons, plus il est nécessaire que nous participions à la nature divine» (26). Selon Spinoza, le sage, grâce à la puissance de son âme sur ses affections parvient à la liberté ; c'est alors qu'il possède le vrai contentement : l'adhésion joyeuse à la perfection de cet Être total qu'est la Nature avec l'humanité en son sein.
Anabase aboutit, au chant X, à une extraordinaire énumération où les plaisirs du corps sont mis sur le même plan que ceux de l'esprit. La célébration du «monde entier des choses», qui est une caractéristique essentielle de la poétique de Saint-John Perse, peut s'entendre dans la perspective spinoziste : le sommet de la connaissance n'est pas la contemplation de l'absolu, mais le regard sur les faits et les choses :
Par la porte de craie vive on voit les choses de la plaine : choses vivantes, ô choses excellentes !
[...]
ha ! toutes sortes d'hommes en leurs voies et façons : mangeurs d'insectes, de fruits d'eau ; porteurs d'emplâtres, de richesses ! l'agriculteur et l'adalingue, l'acuponcteur et le saunier [...] L'homme versé dans les sciences, dans l'onomastique ; l'homme en faveur dans les conseils, celui qui nomme les fontaines, qui fait un don de sièges sous les arbres, de laines teintes pour les sages... [...] les entrepôts de livres et d'annales, les magasins de l'astronome et la beauté d'un lieu de sépultures... (Anabase 111-113)
La thématique de l'action conquérante d'Anabase correspond à une éthique, le passage de l'affect passif à l'affect actif, et aboutit à une célébration des activités et des plaisirs humains. Amitié du prince, poème écrit en Chine à la même époque, se réfère à la pensée chinoise, taoïste surtout, et à la réflexion de Spinoza sur la liberté de l'homme. Le Prince est engagé sur le chemin de la sagesse, qui se manifeste à la fois par son comportement social et par ses exigences intellectuelles :
...Homme très simple parmi nous ; le plus secret dans ses desseins ; dur à soi-même, et se taisant, et ne concluant point de paix avec soi-même, mais pressant, errant aux salles de chaux vive, et fomentant au plus haut point de l'âme une grande querelle... (Amitié du Prince 67).
Le sage de Spinoza est indépendant à l'égard des autres dans la mesure où il est libre de ses passions : «Il travaille à gouverner ses affections et ses appétits par le seul amour de la liberté (27)». Le prince du poème régit son royaume, comme il se gouverne lui-même : «Il veille. Et c'est là sa fonction» (Amitié du Prince 68) ; «et le pays est gouverné... La lampe brille sous son toit» (Amitié du Prince 72). Selon Spinoza, quoi qu'en disent satiriques, théologiens et mélancoliques : «Il n'est donné dans la nature aucune chose singulière qui soit plus utile à l'homme qu'un homme vivant sous la conduite de la Raison. Alors, l'homme est un Dieu pour l'homme (28)» -- une belle définition du Prince du poème. À l'homme autoritaire, Spinoza oppose celui «qui, au contraire, s'efforce de conduire les autres suivant la Raison, il agit non par impulsion, mais avec humanité et douceur et reste pleinement en accord avec lui-même» (29), comme le souverain d'Amitié du prince gouverne avec «douceur», «les cils hantés d'ombrages immortels et la barbe poudrée d'un pollen de sagesse» (Amitié du Prince 68). Le terme douceur, récurrent dans l'Ethique, est souvent repris par Saint-John Perse : «Tant de douceur au coeur de l'homme, se peut-il qu'elle faille à trouver sa mesure ?» (Anabase 105). Il s'applique à la chanson du poète : «Il a écrit encore une chose très douce» (Anabase 117).
Le Prince et le Conquérant d'Anabase n'ont rien d'ascètes ; la béatitude de Spinoza, à la différence de l'ataraxie stoïcienne n'est pas un état permanent de satisfaction et de sérénité, elle exige au contraire une dynamique qui augmente les capacités physiques, affectives, intellectuelles. Saint-John Perse, dès 1906, critique le stoïcisme car il «peut conduire sinistrement à l'égoïsme, cette misère». Il défend une «sensibilité libérée» et «l'urgence d'une immense liberté» (O.C. 646).
La liberté de l'individu unifié, est l'aboutissement du parcours philosophique de l'Éthique. Le juste se rend maître des passions, s'il en a une connaissance claire : «Une affection, qui est une passion, cesse d'être une passion, sitôt que nous en formons une idée claire et distincte (30).» Le Prince «interroge ses pensées claires et prudentes ainsi qu'un peuple de lettrés à la lisière des pourritures monstrueuses» (Amitié du Prince 67) comme le faisait le «prudent» Spinoza face à la guerre : «Pour moi, ces troubles ne m'incitent ni au rire ni aux pleurs ; plutôt développent-ils en moi le désir de philosopher et de mieux observer la nature humaine (31)». «Les pourritures monstrueuses» suggèrent toute forme de décomposition, les charniers en usage chez les Mongols ou les Tibétains, autant que les charniers de la guerre de 1914-1918, et les passions destructrices de l'individu autant que le fanatisme qui conduit les peuples à leur perte.
On arrive ici au point où l'éthique de Saint-John Perse est la plus proche de celle de Spinoza : la pensée du négatif et de la mort. Le sage de Spinoza a surmonté l'angoisse du passage du temps et de la mort. L'Éthique, au contraire de toute meditatio mortis stoïcienne ou chrétienne, s'affirme «méditation non de la mort mais de la vie (32)». Poème après poème, Saint-John Perse renoue avec l'énergie vivante, en dépit des épreuves infligées par l'histoire. Dans Anabase, Exil, Vents, le poète «s'enfonce avec son temps dans l'abîme (33)» pour faire surgir l'oeuvre qu'il crée : «je fréquenterai le lit du vent comme un vivier de force et de croissance» (Vents 196). Aussi Saint-John Perse pratique-t-il l'écriture poétique «pour mieux vivre» disait-il. Le refus de la méditation de la mort au profit de la célébration de la vie apparaît dans toute son oeuvre :
toi qui pèches infiniment contre la mort et le déclin des choses
[...] Toi, dans les profondeurs d'abîme du malheur si prompte à rassembler les grands fers de l'amour
[...] Et veuille, à l'heure du délaissement et sous nos voiles défaillantes,
Nous assister encore de ton grand calme, et de ta force, et de ton souffle, ô Mer natale du très grand Ordre ! (Amers 377)
Ceux qui furent aux choses n'en disent point l'usure ni la cendre, mais ce haut vivre en marche sur la terre des morts. (Chronique 399)
Ignorants de leur ombre, et ne sachant de mort que ce qui s'en consume d'immortel au bruit des grandes eaux, ils passent... (Oiseaux 426)
Le Conquérant et le Prince des deux poèmes du cycle chinois sont vivants parce qu'ils sont tendus entre les exigences de leur propre aventure spirituelle solitaire et leur action parmi les hommes. De même, l'Éthique critique l'isolement aristocratique du sage : «L'homme qui vit selon la Raison est plus libre dans la Cité, où il vit selon le décret commun, que dans la solitude, où il n'obéit qu'à lui-même (34).» Le Poète en exil de Vents, atteint de mélancolie et tenté par la quête de l'Absolu, s'enfonce en Ouest, dans la direction du songe, avant qu'une main énergique le renvoie en Est «sur la chaussée des hommes de son temps» (Vents 229). C'est là qu'il retrouve, parmi physiciens et stratèges, mathématiciens et astronomes, musiciens et navigateurs... Spinoza lui-même :
...Avec tous hommes de douceur, avec tous hommes de patience aux chantiers de l'erreur,Le polisseur de lentilles pour microscopes et télescopes appartient au début de l'aventure scientifique qui aboutit à la physique nucléaire. L'épeire fasciée est une belle araignée. Sans doute Saint-John Perse se réfère-t-il à un épisode de la biographie de Spinoza qui a suscité bien des commentaires : le jeu du philosophe avec des araignées qu'il regardait se battre. La métaphore de la toile d'araignée a aussi été employée pour désigner le système de l'Ethique -- «faire, comme un solitaire, du tissage de toiles d'araignées avec des idées (35)», écrit Nietzsche critiquant le caractère abstrait de l'Éthique. La métaphore est pertinente cependant dans la mesure où l'Éthique se présente comme un réseau, une série d'itinéraires à découvrir. «Les redresseurs de torts célestes» ou «les commentateurs nocturnes des plus vieux textes de ce monde» (Amers, p. 373) rappellent plutôt le travail philologique de l'auteur du Traité théologico-politique. Le philosophe de la «béatitude» en ce monde a sa place parmi «les hommes de douceur». Si ce n'est Spinoza lui-même, du moins quelques unes de ses activités apparaissent parmi les «Princes de l'exil» évoqués par le poète :
Les ingénieurs en balistique, escamoteurs sous roche de basiliques à coupoles,
Les manipulateurs de fiches et manettes aux belles tables de marbre blanc, les vérificateurs de poudres et d'artifices, et correcteurs de chartes d'aviation,
Le Mathématicien en quête d'une issue au bout de ses galeries de glaces, et l'Algébriste au noeud de ses chevaux de frise; les redresseurs de torts célestes, les opticiens en cave et philosophes polisseurs de verres,
Tous hommes d'abîme et de grand large, et les aveugles de grandes orgues, et les pilotes de grande erre, les grands Ascètes épineux dans leur bogue de lumière,
Et le Contemplateur nocturne, à bout de fil, comme l'épeire fasciée. (Vents, p. 225)
Celui qui veille, entre deux guerres, à la pureté des grandes lentilles de cristal [...] qui prend souci des accidents de phonétique, de l'altération des signes et des grandes érosions du langage ; qui participe aux grands débats de sémantique ; qui fait autorité dans les mathématiques usuelles...L'exilé, loin de se replier sur sa solitude, s'ouvre à la multiplicité des choses et des hommes. Les poèmes de Saint-John Perse explorent les corps «infiniment variés» qui constituent l'Individu total afin d'atteindre «la béatitude», c'est-à-dire l'accord physique, intellectuel, spirituel, dans l'amour avec le monde tel qu'il est. «Plus nous connaissons les choses singulières, plus nous connaissons Dieu (36)», affirme Spinoza. En lisant la poésie de Saint-John Perse, on rencontre «l'achaine, l'anophèle", «l'élyme des sables» (Exil 130), «l'oiseau Anhinga, la dinde d'eau des fables dont l'existence n'est point fable» (Vents 207), le «maïs noir -- non violet» (Vents 236) des Navahos, les sanctuaires d'Egypte peuplés de «bêtes de paille dans leurs jarres» (Vents 186) et les laboratoires souterrains d'Arizona où mûrit «un extraordinaire génie de violence» (Vents 223) -- car la maîtrise de l'énergie nucléaire révèle la puissance de l'homme, mais l'usage qu'il en fait montre sa déraison.
Ceux là sont princes de l'exil et n'ont que faire de mon chant. (Exil 132-134)
Le dernier mot de l'éthique de Saint-John Perse est évidemment l'amour qu'il chante dans son poème le plus long Amers. La «Mer levée du plus grand Ordre» (Amers 370) symbolise l'Être total, immanent, que les humains atteignent par l'acte d'amour :
C'est la clarté pour nous faite substance, et le plus clair de l'Être mis à jour, comme au glissement du glaive hors de sa gaine de soie rouge... (Amers, p. 368).
La joie de connaître Dieu qui est la Nature, d'être une partie de l'être total avait été donnée à l'enfant des Iles : «Vraiment j'habite la gorge d'un dieu» (Éloges 41), s'exclamait-il quand la voile du bateau se gonflait sous le vent. L'aventure poétique mène à cette expérience humaine d'une qualité et d'une intensité exceptionnelles.
La philosophie de Spinoza a donc joué un rôle dans l'orientation de l'ontologie et de l'éthique de Saint-John Perse, mais c'est dans l'élaboration de sa poétique que l'apport de Spinoza est le plus original.
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