Philosophies de l'humanisme


Plan général du séminaire sur La puissance

Didier Ottaviani

Université de Montréal (Québec, Canada), janvier-avril 2003, le jeudi de 13h30 à 16h30

Note : dans la mesure où ce plan marque les étapes d'une recherche encore en cours, vous ne retrouverez ici que les grandes lignes de la problématique, et les différents chemins qui ont été ouverts lors du séminaire.


Introduction

1) Généralités

Parce que la notion de puissance est polysémique, son analyse se révèle difficile et doit être comprise dans ses mutations historiques, qui trouvent leur fondement dans la conceptualisation aristotélicienne sans pour autant lui rester strictement fidèle. Notre étude partira de l’établissement de la notion dans la philosophie grecque, pour ouvrir sur l’état de la conceptualisation médiévale de ce concept. La question qui organisera notre recherche pourrait être résumée ainsi : Est-il possible de penser, sous un concept unique, des notions aussi diverses que la puissance conçue comme potentialité, la puissance comme force, qu'elle soit physique ou politique, ou encore la puissance entendue comme Toute-Puissance divine, caractéristique du Dieu Créateur ?

2) Les sources du problème

Le moment présocratique comme liaison de la dunamis (vocabulaire de la force physique à l'origine) à la phusis. Chez Hippocrate, la dunamis est manifestation de la phusis. Constitution de la problématique « ontologique » chez Platon. Le fond même de l'être est constitué par la dunamis (Sophiste, 247 d-e), l'être est relation. La dunamis comme structure relationnelle orientée selon deux points de vue : agir et pâtir.


I. Propédeutique : le fondement grec à partir d'Aristote

1) La conception aristotélicienne de la « puissance »

a) Généralités

Mise en place d'une conception du mouvement orientée selon trois principes : matière, forme et privation. Étude de concepts généraux de l'aristotélisme : ousia ou substance ? Sujet et attribut. Les différents sens du mouvement en fonction des catégories : local (lieu), accroissement et diminution (quantité), altération (qualité), génération et corruption (ousia). Problème de ce dernier : est-ce un mouvement puisqu'il opère une modification générique ? La puissance et son rapport au non-être. Le « paricide » platonicien (Sophiste, 241 d). Exagération de la critique aristotélicienne de Platon : proximité et différence entre l'altérité platonicienne et les notion de puissance/privation chez Aristote.

b) Définition de la puissance : puissance et possible

La définition de la puissance en Métaphysique, Δ, 12. La dunamis se définit en rapport avec le mouvement. Nécessité d'un acte préexistant à l'actiualisation de la puissance. Première scission de la puissance : puissance active et puissance passive. La dunamis se dit comme possession d'une disposition ou privation de celle-ci. Différence entre dunamis et to dunaton. Définition du possible. Rapport à De l'interprétation, 12 et 13. Différence du possible et de l'impossible. Aristote ne dit pas que le possible doit se réaliser à un moment du temps. Les futurs contingents (De l'int., 9). Possible : purement logique, n'entraîne aucune nécessité de réalisation. Puissance : versant physique, toujours donnée dans son rapport à l'acte. Aperçu des problèmes posés par le possible dans l'interprétation médiévale : la Toute-puissance de Dieu chez Thomas ne peut pas ce qui est logiquement contradictoire.

c) Le cas particulier de la privation (stérésis)

Problème de mise en rapport des textes : la privation en Mét., Θ, 1 et l'introduction du « désir » en Physique, I, 9. La privation se dit d'une qualité qui devrait être naturellement présente dans la chose. Mais parfois sens figuré de la privation (plante privée d'yeux, Mét., Δ, 22). Problème des liens et des différences entre puissance et privation. Aperçu des difficultés posées par l'introduction de la notion de « désir » dans les commentaires médiévaux : la matière comme « puissance » et confusion de désirs chez saint Bonaventure.

d) La puissance et l'acte dans le mouvement

a) Les qualités passives

La puissance de devenir des qualités opposées dans le mouvement. Les couples fondamentaux de qualités (chaud, froid, sec, humide). Voir Génération et corruption, II, 2. Deux sens pour les qualités passives : 1) toutes les qualités, car elle est résultat d'une action ; 2) certaines, passives au sens 1), sont actives en un autre (chaud). Dans l'action de deux choses : ce ne sont pas les qualités actives/passives qui jouent entre elles mais les susbtrats dotés de ces qualités. Donc mise en question de l'équivalence parfois possible matière = puissance, car puissance = qualité comme active/passive. La puissance n'est pas dans le substrat avant une préparation (Mét., Θ, 7). Aperçu de la théorie de la préparation de la matière afin de recevoir la forme chez Avicenne.

b) Puissance et acte

Trois type de puissance coexistent : puissance comme potentialité, possible, puissance passive et active. Persistance de la potentialité suite au mouvement, épuisement des puissances active/passive dans le mouvement ? Pas d'existence de la puissance par soi, coexistence perpétuelle dunamis/energeia. Première position de la question de l'acte : différence energeia/entelecheia.

2) Aperçu sur les mutations de la puissance après Aristote.

a) La « dynamique » de l'être : stoïcisme et alexandrisme

a) Le problème de l'hexis stoïcienne

L'hexis considérée comme principe actif de l'être. Le problème du mélange stoïcien, l'hexis est une disposition dynamique chez Chrysippe. De la dunamis à l'hexis, possibilité de penser la « substance » dans une dynamique auto-productive.

ß) L'aristotélisme d'Alexandre : le problème du De anima

Malgré sa critique de la pensée stoïcienne, Alexandre semble subir l'influence d'une dynamique matérialiste lorsqu'il s'agit de penser la question de l'âme. Tentative d'Alexandre pour comprendre la génération de l'âme, non traitée par Aristote. L'interprétation médiévale d'Alexandre, comme expression d'un « matérialisme psychologique ». Le statut du « mélange » chez Alexandre. Le déplacement de la puissance dans le champ noétique, la question de l'intellect matériel.

b) La lecture plotinienne de la puissance

a) La question de l'acte

Étude plotinienne de la puissance dans Énnéades, II, 5 [25], 1. Les deux sens de la puissance, par rapport à la conception des deux actes. Le double sens d'entelecheia, étude de la continuité problématique entre Aristote, Alexandre et Plotin.

ß) Le statut de l'Un

Déplacement de l'auto-production dynamique de la puissance au niveau de l'Un, en quel sens il est en acte. Étude d'Énnéades, VI, 8 [39], 1, le problème de l'Un. Le leg néoplatonicien au moyen âge : de l'Un plotinien à la thématique de la Toute-puissance divine.


II. L'interprétation arabe et juive de l'aristotélisme

1) Un texte problématique : La Béatitude de l'âme (DAB) (1)

a) Le problème de la « possibilité »

Un texte influencé par Averroès et Alfarabi. La distinction entre puissance et possibilité (p. 207). La puissance, contrairement au possible, doit nécessairement passer à l'acte à un moment du temps. Rapport du DAB avec le Tagmulei ha-nefesh d'Hillel de Vérone (cf. C. Steel, p. 18) ainsi qu'avec Aristote, Métaphysique, Θ, 6, 1048 a 33. L'interprétation averroïste (Grand commentaire de la Métaphysique) du livre Θ, de la puissance comme possible (Θ, 1-5) à la puissance en tant que telle (Θ, 6-10). Problèmes posés par le livre Θ d'Aristote, et différences avec Δ, 12. L'influence de la biologie dans la problématique métaphysique à partir de Θ, 7, chez Aristote et dans le commentaire d'Averroès.

b) Puissance et nécessité d'actualisation

Un détour nécessaire : le statut de la puissance au sein de la gnoséologie. Retour sur Alexandre, De anima, 84 et la question de l'intellect matériel. « Puissance » et « possible », une distinction peu claire dans le Grand commentaire de la Métaphysique (com. de 1048 a) d'Averroès. Les différents niveaux du « possible » dans le Commentaire moyen de la logique (Beyrouth, 1982, vol. 1, p. 122) d'Averroès. Rapprochement avec le double sens d'entelecheia. Reproches d'Averroès envers Alexandre sur la conception de l'intellect matériel (cf. Averroès, De anima, III, com. 5 et 36). La confluence entre le possible (logique) et la puissance (physique). Distinction dans le DAB entre la possibilité, la puissance individuelle et la puissance générique. Les différences entre ce texte et les traités d'Averroès. Importance de la gnoséologie et de l'étude de la génération de l'âme pour rendre compte des mutations du concept de puissance. Mise en rapport de l'intellect matériel et du problème physique de la matière première.

2) Alfarabi et la matière

Alfarabi, source principale permettant de comprendre les modifications entre la problématique averroïste et le DAB. L'ontologisation de la « matière première » chez Alfarabi, dans le Traité des opinions des habitants de la cité idéale ; lecture détaillée des chapitres XII et XIII. Rapports entre possible/puissance et matière première/matière. Étude de la matière première au chapitre XVII. L'influence du mélange stoïcien sur Alfarabi. Passage de la notion de « puissance » à celle de « force » (chap. XVIII, § 2). Les concepts de « droit » et de « justice » dans l'ontologie alfarabienne. Passage de la puissance statique à une puissance dynamique, l'apport fondamental de l'interprétation arabe. Alfarabi comme relai essentiel dans les mutations de la puissance ?

3) La matière chez Avicébron

La conception de la matière dans le Fons vitæ et sa compréhension par les latins. La matière universelle et la forme universelle (Fons vitæ, II, 1). Les différents niveaux de la notion de « substance » chez Avicébron. L'interprétation particulière d'Avicébron par Thomas d'Aquin (De substantiis separatis, 5) et la problématique de la matière comme genre de l'être. Différences entre l'Avicébron historique et l'interprétation thomiste. Thomas produit-il une position conceptuelle nouvelle en voulant s'y opposer ?


III. Matière et puissance dans le monde latin médiéval (2)

1) Le problème de la matière créée

a) La position augustinienne

Le statut particulier de la matière première dans le De genesi ad litteram (I, 1, 3). La possibilité d'une existence de la matière informe : la puissance peut-elle exister par soi ? La matière-puissance comme consistance ontologique minimale (informitas sine ulla specie, Les Confessions, XII, III, 3). Le problème de l'antériorité de la matière-puissance sur la forme-acte (Confessions, XII, XXIX, 40). Les ambiguïtés d'Augustin sur le statut de la matière première (De genesi ad litteram, VI, XI, 19). Le refus de l'antériorité temporelle de la matière sur la forme chez Thomas (Somme théologique, I, qu. 66, art. 1, resp.). La renaissance de l'augustinisme au XIIème siècle et l'influence de la pensée arabe sur celui-ci.

b) Albert le Grand et l'inchoation des formes

La théorie albertienne du commencement inchoatif de la forme dans la matière. Le problème de la puissance comme disposition persistant dans la matière (Physica, I, 3, 15). La différenciation entre la matière et la privation chez Albert (3). Différenciation entre la potentia de la matière, qui est une simple privation, et la potentia habitualis ou formalis, qui permet de penser l'inchoation de la forme. Pas de « dynamique » de la puissance chez Albert au niveau physique et métaphysique, qui ne peut s'extraire de la matière que par l'influence astrale. Mais l'étude de la génération de l'âme semble proposer une autre interprétation.

2) La génération de l'âme et la « puissance » biologique

a) Position du problème chez Albert le Grand

Bien qu'il refuse le matérialisme psychologique d'Alexandre (Albert, De anima, III, 2, 4), la conception albertienne de la génération de l'âme semble s'articuler sur une conception biologique de la puissance différente de la puissance dans son acception physique et métaphysique. L'inchoatio est-elle capable d'auto-production dans le cas particulier du vivant ? Influence de l'augustinisme sur la pensée d'Albert. La conception biologique influe-t-elle sur les champs métaphysiques et physiques ?

b) La conception de Galien

La source de la lecture biologique de la puissance, comme capacité auto-productive, semble trouver sa source dans certains textes problématiques de Galien. La création sous l'égide d'un double principe : Dieu et la matière (De l'utilité des parties du corps humain, XI, 14). Dynamique et « inertie » de la matière : le Créateur comme source du mouvement, la puissance de la matière comme force lui permettant de persévérer (ibid, XIV, 5). Galien développe peu ces points, mais marque la pertinence d'une recherche des mutations de la puissance au niveau de l'étude du vivant. Galien élabore ses concepts métaphysiques à partir d'analyses biologiques : recherche d'une postérité latine de cette méthode. Peut-elle s'appliquer à l'aristotélisme ?

3) La puissance considérée dans la métaphysique de la lumière

a) Le Liber de Intelligentiis (LDI)

La notion de puissance trouve une interprétation particulière dans un traité anonyme latin du XIIème siècle, probablement d'origine arabe, le LDI (4). La « lumière » comme trans-concept qui sous-tend l'ensemble de l'ontologie. Équvalence entre les notions de lumière, chaleur, vie, perfection et puissance. Reprise d'une conception d'un cosmos vivant, qui permet de fusionner les problématiques physiques, métaphysiques et biologiques. Influence du LDI sur le moyen âge latin.

b) La pensée de Robert Grosseteste

La métaphysique trouve une expression particulière chez Robert Grosseteste, qui fait de la lumière la forme première corporelle dans son De luce seu de inchoatine formarum. Le statut de la puissance, interprétée comme inchoation de la forme et comme lumière primordiale. La différence lux/lumen permet de comprendre la différence entre la puissance pure de la substance et la puissance considérée comme une qualité. La dynamique de Robert Grosseteste et l'influence de la thématique bonaventurienne de la lumière (Bonaventure, Liber II sententiarum, XIII, 2, 2, b). La critique de Thomas contre cette compréhension de la lumière (De anima, II, 4 ; Somme théologique, I, qu. 67, art. 3). Statut du « néo-augustinisme » de Bonaventure.


Conclusion

Le concept de « puissance » élaboré au sein de la tradition aristotélicienne connaît une dynamisation progressive, dont le point d'arrivée semble être son interprétation comme force, capable de s'auto-produire. Bien qu'il reste de nombreuses questions en suspens, il semble que la naissance d'une dynamique métaphysique trouve son origine dans la lecture de la métaphysique à la lumière des évolutions de la biologie. Si les penseurs arabes, au premier rang desquels se trouve Alfarabi, semblent être les principaux relais de ce déplacement, il semble néanmoins nécessaire de revenir sur la conception de la puissance envisagée dans l'aristotélisme antique. Les différents relais étudiés ont permis de montrer que la puissance-possible aristotélicienne se métamorphose en une puissance-force lorsqu'il s'agit de penser le vivant. Des questions restent en suspens, surtout en ce qui concerne les différences constatées dans le livre Θ de la Métaphysique d'Aristote : la métaphysique est-elle lue à partir de la biologie dans la seconde partie de ce livre ? De plus, il faudra s'interroger sur l'apport des stoïciens à la tradition aristotélicienne, à partir d'Alexandre. Thomas d'Aquin a-t-il produit une conception nouvelle en voulant critiquer Avicébron, qu'il fait exister en la critiquant ? Quelle postérité pour cette interprétation ? Enfin, cette évolution de la conception de la puissance ne connaît-elle pas une postérité importante dans le champ politique, à partir du début du XIVème siècle, par exemple dans la pensée de Marsile de Padoue, qui considère que le peuple est « matière » de la cité, auto-produisant sa forme, la Loi (5)?


Notes

(1) Le texte est édité par M. Geoffroy et C. Steel, Averroès, La Béatitude de l'âme, « Sic et Non », Vrin, Paris, 2001. Nos renvois sont effectués vers cette édition.

(2) Ces passages ne seront que très brièvement résumés, dans la mesure où ils constituent le cœur des recherches en cours. Une partie de la question est traitée dans notre étude (à paraître, 2004) : D. Ottaviani, La philosophie de la lumière chez Dante, Champion, Paris.

(3) Cette partie se fonde sur les analyses de B. Nardi, « La Dottrina d’Alberto Magno sull’ ‘inchoatio formæ’ », Studi di filosofia medievale, Ed. di Storia e Letteratura, Roma, 1979 (1960), pp. 69-101. Cf aussi A. De Libera, Albert le Grand et la philosophie, Vrin, Paris,1990, chap. 4.

(4) Le LDI est édité par Egidio Guidibaldi, Dal De Luce di R. Grossatesta all' islamico libro della scala, Leo S. Olschki, Firenze, 1978, pp. 117-160. Une rapide introduction aux problématiques de la Métaphysique de la lumière est proposée ici.

(5) Nous avons eu l'occasion d'étudier ce point précis dans D. Ottaviani, « Le peuple en puissance : Marsile de Padoue », dans De la puissance du peuple. I. La démocratie de Platon à Rawls, Y. Vargas (dir.), GEMR, Le Temps des Cerises, Paris, 2000, pp. 43-55.