Agrégation : Leçons de philosophie


UNE OU PLUSIEURS LOGIQUES ?


Questions épistémologiques et métaphysiques

Essayer de poser et répondre aux questions soulevées par la pluralité des systèmes logiques. Les questions métaphysiques sont du type : est-ce qu’un seul système logique est correct, ou plusieurs peuvent-ils être corrects / que veut dire " correct " dans ce contexte ? Les questions épistémologiques sont du type : comment reconnaît-on une vérité de la logique ? Peut-on se tromper à cet égard ? La réponse aux questions épistémologiques dépend dans une grande mesure de la réponse aux questions métaphysiques, que l’on peut rapporter schématiquement à quelques positions classiques.

Monisme, pluralisme, instrumentalisme

Monisme : il n’y a qu’un seul système de logique correct

Pluralisme : …..

Instrumentalisme : il n’y a pas de logique " correcte " ; la notion de correction n’est pas appropriée

Le monisme est préféré si l’on favorise l’adoption d’une logique déviante (si l’on tend vers des révisions radicales de la logique), puisque les systèmes proposés sont rivaux

Le pluralisme est favorisé si l’on accepte des extensions de la logique classique.

Mais l’on peut penser également que la logique classique prise avec ses extensions constituent une logique correcte. Différence simplement terminologique donc.

Donc on peut se concentrer avant tout sur le choix entre la logique classique et une révision de la logique / c’est le seul cas où la différence entre monisme et pluralisme est substantielle.

En la matière le pluraliste pourrait être vu comme quelqu’un qui considère que la rivalité entre ces deux conceptions de la logique n’est qu’apparente et il peut adopter face à cela ou bien une conception locale (il faut différentes logiques pour traiter différents problèmes informels qui se posent) de la logique, ou bien une conception globale (une même logique peut s’appliquer partout, que ce soit une logique classique ou une logique " déviante ", mais elle ne traite pas de la même chose que sa rivale).

Par exemple, le pluraliste local, peut privilégier l’application de la logique classique pour les phénomènes macroscopiques et de la logique quantique pour les phénomènes microscopiques. Le pluraliste global dira que plusieurs logiques peuvent s’appliquer à tout mais que, par exemple, leurs connecteurs n’ont pas le même sens, que leurs méta-concepts sont différents, etc.

La position instrumentaliste dérive d’un rejet de l’idée de la correction d’un système logique, une idée qui est acceptée par les pluralistes et les monistes. La notion de correction n’est pas pertinente, il vaut mieux parler d’utilité, de fécondité, de confort…relativement à certains buts recherchés. Le rejet de la notion de correction est fortement liée à l’idée qu’il y a une forme de validité extra-sytématique (des arguments valides informellement) que la logique doit adapter. Donc l’instrumentaliste défend une certaine notion de validité logique. Seul le concept de validité-dans-L (L étant un langage formel) est intelligible. Donc la question de la correspondance entre des arguments formellement valides et des arguments informellement valides ne se pose pas. Un instrumentaliste ne se posera que des questions " internes " ; à savoir si un système logique est " sound " (je n’arrive jamais à traduire) : ce qui veut dire :u seuls les théorèmes syntaxiquement démontrables du système sont logiquement valides (vrais — qui est une notion sémantique et non plus syntaxique) dans le système.

Une autre version de l’instrumentalisme consiste à rejeter tout uniment la notion de vérité, même une notion de vérité relative à un système. La logique est plutôt un ensemble de règles et de procédures, auquel les concepts de vérité et de fausseté ne s’appliquent pas. (Mais une certaine notion de correction peut continuer toutefois à se présenter, relativement à la validité des arguments).

Les différentes positions qui ont été évoquées peuvent être résumées dans le schéma suivant :

Est-ce qu'un système logique peut être correct ou incorrect
Non
Oui
Instrumentalisme
Est-ce qu'il y a une logique correcte ?
Oui
Non
Monisme
Pluralisme
Global ou local ?
Pluralisme global
Pluralisme local

 

Des auteurs tiennent plusieurs positions parfois. Ainsi Quine tient dans la seconde partie de " Two Dogmas… "(1951), une position moniste, lorsqu’il envisage la question (d’un point de vue épistémologique) de la révisabilité de la logique. Dans le chapitre 6 de Philosophy of Logics il accepte une forme de pluralisme, affirmant que son argument sur la traduction radicale suffit à dire que les différences de signification entre phrases de différents systèmes rendent vaines les rivalités. Putnam (dans " Is logic empirical ? ") a une position pluraliste locale ; Rescher est un relativiste instrumentaliste.

Donc une question est plus claire à présent : Est-ce qu’il y a un sens à parler d’un système de logique comme étant quelque chose de correct ou d’incorrect ? Est-ce qu’il y a des conceptions " extra-systématiques " de la validité ou de la vérité logiques à partir desquelles on peut caractériser ce que signifie, pour un système logique, d’être correct ?

L’instrumentaliste répond négativement à ces questions, les monistes et les pluralistes affirmativement.

Autre question : Est-ce qu’un système logique doit aspirer à une application globale — c’est-à-dire représenter le raisonnement indépendamment du sujet traité, ou est-ce qu’un système de logique peut-être localement correct ? Est-ce que les logiques déviantes sont des rivales de la logique classique ?

On a vu les différentes réponses des différentes positions.

Commentaire : On peut penser, en général, qu’il y a un sens à parler de validité extra-logique — ou en tout cas extra-systématique. Il ressort clairement de l’histoire de la logique classique (Aristote ou Frege) que la motivation pour construire des systèmes logiques était que certains arguments étaient bons et d’autres mauvais, sur l’idée, aussi, de distinguer au sein des bons arguments entre les caractéristiques logiques, et d’autres, comme les aspects rhétoriques (la rhétorique pouvant être conçue comme une partie du projet général de l’argumentation). Ce point de vue va donc à l’encontre d’une conception instrumentaliste de la logique.

La formalisation suppose une certaine abstraction de ce qui est considéré comme des traits inessentiels du discours informel ; le logicien peut ignorer le sens temporel du connecteur " et ", ou la nuance de pluralité présente dans l’usage naturel de " quelque ". Et cela laisse donc la place à des formalisations alternatives des mêmes éléments du discours naturel. Par exemple l’implication matérielle, l’implication stricte, l’implication relevante, et d’autres conditionnels formels, peuvent tous prétendre à rendre compte d’un aspect du mot " si ". Cette remarque semble donc favoriser une approche pluraliste de la logique, selon laquelle il y aurait plusieurs représentations formelles d’un même argument. On peut aussi se demander si tout argument est traduit (y compris dans plusieurs systèmes qui en capturent différents aspects) par une seule forme logique. Ca dépend de ce qu’on veut faire avec une forme logique. Généralement on veut mettre une propriété logique en évidence, pour mieux la contrôler formellement. Par exemple on préférera une forme quantifiée des phrases descriptives, plutôt qu’une formalisation à l’aide du symbole russellien pour la description définie, parce qu’ainsi on met en évidence sur quels termes logiques reposent les assomptions existentielles de la phrase.

Pour ces raisons certains auteurs, comme Susan Haack, préfèrent une position pluraliste globale. Selon cette position les arguments informels peuvent être représentés dans la logique de plus d’une manière, et la validité-dans-L ou la vérité-dans-L peuvent correspondre à différentes conceptions extra-systématiques de la validité ou de la vérité. Cela ne signifie toutefois pas que l’on n’a jamais à choisir entre un système ou un autre, entre le classicisme ou la déviance ; et cela ne signifie pas non plus que dans les cas ou un système classique et un système déviants sont tous les deux corrects (i.e. applicables), il n’y ait pas de compétition au niveau métalogique — par exemple au sujet de la manière dont la notion de validité doit être comprise, ou de la manière dont des arguments informels doivent être représentés formellement.

Questions épistémologiques

Il faut lire impérativement, si par malheur ce n’était pas déjà fait, " Two Dogmas of Analyticity " de Quine, 1951.

Quine affirme que la logique est révisable. Mais ce problème est bien plus complexe encore que la présentation qu’il en donne dans son article de 1951. Ce qu’on veut dire quand on dit que la logique est révisable n’est pas que les vérités de la logique pourraient être autres que ce qu’elles sont, mais qu’elles sont peut être autre chose que ce qu’on croit qu’elles sont. On pourrait bien se tromper au sujet de ce que sont les vérités de la logique (par exemple le principe du tiers exclu).

On peut ainsi poser la question d’une manière épistémologique habituelle : est-ce que le faillibilisme s’étend à la logique ?

Cette question est difficile, car intuitivement on est prompt à admettre que l’on peut se tromper sur les lois de la physique, par ex., mais pas sur les lois de la logique. Une telle intuition repose sur la présomption confuse selon laquelle les lois de la logique seraient nécessaires. Les lois de la logique seraient nécessaires, donc elles ne peuvent être autrement que vraies, donc une loi logique ne peut jamais être fausse. Donc pas de faillibilisme en logique. Cet argument est incorrect. Les vérités mathématiques sont aussi supposées nécessaires, pourtant on peut avoir des croyances mathématiques fausses (si on fait des erreurs).

L’argument est faux pour deux raisons. 1, il repose sur l’utilisation de ‘fiable’ comme un prédicat qui ne s’applique non plus à des personnes, mais à des propositions / et signifie alors quelque chose comme " possiblement faux ". En effet, si les lois de la logiques sont nécessaires, elles ne peuvent pas être possiblement fausses, et donc le faillibilisme logique est écarté. Mais la thèse selon laquelle des propositions sont possiblement fausses est une thèse logique sans intérêt et n’a rien à voir avec l’importante question épistémologique selon laquelle nous pouvons avoir des croyances fausses et les tenir pour vraies (qui est la faillibilité d’un agent épistémique). En tout cas l’infaillibilisme propositionnel n’entraîne pas l’infaillibilisme épistémique. Le faillibilisme logique veut-il alors simplement dire que bien que les lois de la logique soient nécessairement vraies (comme le principe du tiers-exclu), nous pouvons tenir leur négation (Ø (p Ú Ø p)) pour vraie. 2. Cet argument semble plausible du fait que l’on confond aisément l’idée qu’une proposition peut être possiblement fausse avec l’idée qu’elle est contingente.

[** Il y a des raisons apparemment profondes pour refuser la révisabilité de la logique, c’est qu’elle incarne les formes de la pensée, que nous ne pouvons pas faire autrement que penser selon ses principes (c’est ce que pensait Kant à propos de la syllogistique aristotélicienne, et son erreur peut nous faire réfléchir). Frege pensait que la réduction de l’arithmétique à la logique la garantirait d’un point de vue épistémologique, parce qu’ils pensaient que les vérités logiques étaient évidentes ; mais nous savons que les axiomes " évidents " de Frege étaient inconsistants, et sa confiance complète dans le logicisme peut-être déplacée. **]

La structure de l’argument de Quine est comme suit : en même temps qu’il rejette la distinction entre analytique et synthétique, Quine plaide pour la révisabilité de la logique. Quel rapport entre les deux ? On peut interpréter Quine comme pressant la révisabilité de la logique contre la conception de l’analyticité des positivistes logiques. Ces derniers soutenaient conjointement l’idée métaphysique d’analyticité et l’idée épistémologique d’aprioricité ; ce qui peut expliquer pourquoi Quine pouvait se sentir justifié à attaquer que la logique est analytique en disant qu’elle est révisable. Mais dans cet argument la révisabilité de la logique apparaît comme une prémisse, non une conclusion.

Il vaut mieux donc essayer de considérer l’attaque sur l’analyticité comme une prémisse et la révisabilité de la logique comme une conclusion. Mais alors l’argument aurait la forme A => Ø B, Ø A, donc B ; qui n’est pas acceptable. Par ailleurs Quine attaque la deuxième partie de la définition disjonctive " frégéenne " d’un énoncé analytique ou bien comme étant une vérité logique ou réductible à une vérité logique par substitution de synonyme. Mais l’attaque sur la notion de synonymie n’empêche pas qu’il y ait des vérités logiques tout court.

Logique et pensée

Une leçon sur le sujet posé devrait comporter une partie sur la logique et la forme ou les lois de la pensée. Il n’est pas faux de dire, de manière extrêmement générale, que les Intuitionnistes proposent une définition non-classique de la pensée (par rapport à la conception classique frégéenne par exemple, et par rapport à une autre position classique kantienne)/ (Mais je ne donne pas d’éléments ici sur le rapport entre logique intuitionniste et pensée / consultation orale possible sur ce sujet).

Qu’est-ce que la logique a à voir avec la manière dont nous pensons. Cf. Frege : critique de Boole, critique du psychologisme. Qu’est-ce que le psychologisme ?

Il y a au moins trois positions qu’il faut distinguer : psychologisme fort, psychologisme faible, anti-pyschologisme :

  • La logique décrit des processus mentaux (elle décrit comment nous pensons, ou peut-être comment nous devons penser) (Kant)
  • La logique prescrit des processus mentaux (elle prescrit comment nous devrions penser) (Peirce)
  • La logique n’a rien à voir avec les processus mentaux (Frege)

Je me contenterai ici de présenter un argument typique en faveur d’une position peircienne : selon laquelle la logique fournit les normes du raisonnement.

La logique prend avant tout pour objet des arguments : comment est-elle reliée par conséquent aux processus mentaux qui constituent le raisonnement. On peut fournir une réponse platonicienne à cette question, puis affiner en proposant une version nominaliste de cette réponse. Voir en particulier Haack, la fin de Philosophy of Logics.

L’unité de la logique

Il ne faut peut-être pas se laisser trop impressionner par la pluralité apparente des logiques, par la variété des systèmes et de leurs objets, et même peut-être par les positions métaphysiques et épistémologiques qui en découlent. On peut plaider, à un niveau logique profond, pour une forme d’unité structurale de la logique. (rappels de ce que sont la Déduction naturelle et le Calcul des séquents). L’approche structurale en logique permet d’entrevoir une unité de la logique. En particulier elle propose une solution intéressante et profonde au problème classique de la nature des constantes logiques (autour desquelles s’est philosophiquement cristallisée la question de la logicité). Une réponse (Cf. entre autres, Ian Hacking, What is Logic ?) est que le sens des constantes logiques est équivalent à leur règle d’introduction dans la Déduction naturelle. (Là encore discussion possible sur ce thème / conseils bibliographiques sur rdv etc).


Début