Publications des associés du CERPHI
Introduction au Traité Théologico-Politique de Spinoza
(suite)
II. Contenu et enjeux.
Le plan de l'ouvrage est extrêmement rigoureux, et l'ensemble formé par la préface et les vingt chapitres met en place la démonstration des deux thèses formulées dans le sous-titre. Cette démonstration implique donc logiquement deux parties, réparties en quatre groupes de chapitres. Le traité s'ouvre par une préface qui décrit la situation de la nature historique de l'homme puis les incertitudes du temps présent; ensuite la résolution de Spinoza; enfin le plan des chapitres dans l'ordre. Le dernier paragraphe énonce la soumission aux autorités que l'on trouve aussi à la fin du dernier chapitre.
La première partie répond à la question : la liberté de philosopher est-elle nuisible ou utile à la piété? La démonstration exige trois moments :
Lorsqu'il arrive à la fin du livre, Spinoza a donc répondu à sa question concernant la double liberté de pensée et de parole, et fourni les deux éléments (elle est sans danger ; elle est même nécessaire) aux deux questions (à la piété ; à la paix de l'Etat) qu'il avait lui-même distinguées. Mais au fil de cette démonstration, il a été amené à traverser plusieurs champs déjà parcourus par la réflexion théologique et politique, et dans chacun de ces champs, il a pris position à l'égard des arguments traditionnels, en les complétant et en les modifiant parfois, en les insérant surtout dans une perspective unitaire qui en bouleverse le sens. On peut ainsi indiquer ces différents enjeux :
III. Sources et instruments de travail de Spinoza.
Il faut se demander comment Spinoza connaît les arguments accumulés par la tradition dans ces champs sectoriels, et où il va chercher les éléments de sa critique, dans la mesure où il indique lui-même que son raisonnement s'appuie parfois sur l'effort de ses prédecesseurs. Les progrès de la recherche dans ce domaine ont été considérables depuis un siècle. Les travaux de Joël et de Gebhardt avaient mis à jour notamment les sources liées à la philosophie juive médiévale. Leopold au début du siècle, Akkerman et Proietti plus récemment, ont souligné l'importance de la littérature latine. D'autres travaux ont montré la signification des polémiques en milieu protestant. Mais la recherche des "sources" peut être génératrice d'illusions. Gebhardt lui-même, dans ses derniers travaux, a - sans le théoriser - déplacé la question sur ce qu'on pourrait appeler le problème des instruments de travail : il ne suffit pas de repérer un texte qui pourrait être une source; il faut aussi se demander comment celui qui le cite parvient à son contenu - et reconnaître que ce n'est pas nécessairement par la lecture de l'original. Le détail de ces problèmes est présenté dans nos annotations mais il est possible d'énoncer ici quelques traits généraux. On distinguera trois registres qui fournissent, de façon diverse, des matériaux à la réflexion de Spinoza.
Pour fixer les idées, il peut être intéressant de se demander ce qui n'est pas dans les sources et les références de Spinoza. On aura ainsi une détermination négative de sa culture, qui est également éclairante - s'il est vrai, selon une formule souvent citée à contresens, que "la determination est negation". Il manque les théoriciens politiques et les historiens grecs : Platon, Aristote, Thucydide (20), Polybe. Il manque les traducteurs et interprètes catholiques de l'Ecriture, depuis les pères de l'Eglise jusqu'aux controverses récentes - sauf Pagnin et Pereira, la connaissance que Spinoza possède du christianisme est d'abord d'origine protestante. Il manque enfin (il faut le noter puisque Spinoza n'hésite pas à recourir à la littérature latine) la littérature néerlandaise.
IV. Publication et réception.
Les travaux de Land (1881), Gebhardt (1925 et *1934 (21)), Bamberger (1961), Kingma/Offenberg (1977) et Akkerman (1992) ont assez clairement fait le point sur les méandres de la publication du Traité. On trouvera la mise au point la plus actuelle, ainsi que les bibliographies correspondantes, dans le volume Spinoza. Un inventaire des textes et dans la notice rédigée ici même par Fokke Akkerman. Résumons simplement les trois grandes variantes :
Spinoza ne paraît pas s'être préoccupé de ces éditions qui ont suivi la première. Mais il ne s'est pas désintéressé du livre pour autant: il le cite dans le Traité politique; il le fait connaître à Oldenburg et en discute avec lui (22); il répond à la lettre où Lambert de Velthuysen critique ses thèses (23); mieux : il lui écrit par la suite pour lui demander l'autorisation de publier cette lettre dans une réédition (24). C'est sans doute en vue d'une telle réédition enrichie, que la mort l'empêcha de mettre en oeuvre, qu'il avait préparé un certain nombre de notes dans les marges de son exemplaire (25). Ces Adnotationes, qui nous sont connues par diverses sources et qui posent de difficiles problèmes de lecture et d'authenticité, sont traditionnellement publiées dans toutes les éditions du Traité Théologico-Politique. On les trouvera ici à la suite des chapitres de l'édition de 1670.
L'ouvrage a très vite fait l'objet d'une traduction française : La Clef du sanctuaire (26); anonyme, elle est attribuée à Gabriel de Saint-Glain et présente la particularité de posséder un certain nombre d'annotations qui ne nous sont connues par aucune autre source. Une traduction anglaise et deux traductions néerlandaises furent également publiées avant la fin du siècle. En même temps se déchaina une tempête de réfutations qui montre à quel point l'ouvrage avait touché juste. Mais ce n'est pas le lieu ici d'en faire l'histoire. Rappelons simplement, parmi les réfutations, celles de Jacob Thomasius, Régnier de Mansveld, Blijenbergh, Kortholt, etc (27). De nombreux synodes condamnèrent le livre et en réclamèrent (en vain, d'abord) l'interdiction; finalement, le 19 juillet 1674, la Cour de Hollande interdit le Traité Théologico-Politique en même temps que le Léviathan, la Philosophia S. Scripturae Interpres et le recueil des écrits sociniens (la Bibliotheca Fratrum Polonorum) (28). Réfutations et condamnations sont le signe de l'influence de l'ouvrage, dont témoigne largement la littérature clandestine. Sa réception n'a pas cessé aux siècles suivants : dans le premier quart du XXe siècle encore, la violente attaque de Hermann Cohen puis sa critique par Leo Strauss en sont une nouvelle preuve.
Le texte a été
établi par F. Akkerman. La traduction est due à Jacqueline
Lagrée (ch. IV à VII et XI à XVII) et à P.-F.
Moreau (les autres chapitres); les Adnotationes ont été
traduites en commun. Les traducteurs ont rédigé l'ensemble
de l'annotation à l'exception de certaines notes dues à
F. Akkerman, A. Matheron, O.J. van Bekkum, signalées par les noms
de leurs auteurs entre parenthèses. Le texte et la traduction ont
été divisés en paragraphes, pour la commodité
des références; il doit être clair pour le lecteur
que cette division n'est pas de Spinoza. La pagination de l'édition
originale ainsi que celle de l'édition Gebhardt ont été
indiquées en marge. On trouvera à la fin du volume quelques
appendices destinés à rassembler des informations utiles
pour l'ensemble du texte.
(16)[retour]
Il faut noter une caractéristique constante du lexique de Spinoza
dans le Traité : sous sa plume,
le terme "théologien" est toujours négatif : il désigne
les hommes haineux et sectaires qui dissimulent leurs passions sous le
masque de la dévotion. Au contraire le terme "théologie"
est toujours positif : il désigne le noyau essentiel de l'Ecriture,
qui seul mérite proprement le nom de parole de Dieu. La théologie
n'est donc pas l'affaire des théologiens; elle n'est pas non plus
un discours spéculatif.
(17)[retour] P.-F. Moreau, L'Expérience et l'Eternité. PUF, 1994.
(18)[retour] L'oeuvre de Meyer est citée dans plusieurs annotations marginales, dont il n'est pas sûr qu'elles remontent à Spinoza lui-même.
(19)[retour] Cf notes de la fin du ch. XVIII.
(20)[retour] Le rapprochement esquissé par L. Strauss, Religionskritik ... p. 271, n'est pas probant.
(21)[retour] La dernière partie du travail de Gebhardt, inachevée à sa mort en 1934, a été préparée pour l'édition par A.S. Oko, mais les circonstances en ont empêché la publication. Elle n'est parue qu'en 1987, donc après les travaux de Bamberger et de Kingma/Offenberg, dont elle ne dépend évidemment pas.
(22)[retour] Lettres 68, 73 , 75, 78 (1675-1676).
(23)[retour] Lettre 42 (Velthuysen à J. Osten, 24 janvier 1671) et 43 (Spinoza à J. Osten).
(24)[retour] Lettre 69 (sans doute novembre 1675).
(25)[retour] Dans la lettre 69 à Velthuysen, il dit qu'il se propose "d'éclaircir par des notes certains passages un peu obscurs de [son] traité". Dans une précédente lettre, à Oldenburg (Lettre 68), il demande qu'on lui signale les passages de son livre qui peuvent arrêter les savants "car j'ai l'intention d'éclaircir ce traité au moyen de quelques notes et de faire tomber, si c'est possible, les préventions qu'on peut avoir contre lui".
(26)[retour] CF Kingma/Offenberg, p. 17. Le titre exact est : La Clef du santuaire (sic).
(27)[retour] Cf P. Vernière : Spinoza et la pensée française avant la Révolution, Paris, P.U.F., 1954; K. Gründer et W. Schmidt-Biggemann (éds.) : Spinoza in der Frühzeit seiner religiösen Wirkung, Heidelberg, 1984; Paolo Cristofolini : L'Hérésie spinoziste. La discussion sur le Tractatus theologico-politicus, APA, 1995.
(28)[retour] Texte des condamnations dans Freudenthal, Die Lebengeschichte Spinoza's in Quellennachrichten, Urkunden und nichtamtlichen Nachrichten, p. 121-189.