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Introduction au Traité Théologico-Politique de Spinoza

(suite)

II. Contenu et enjeux.

Le plan de l'ouvrage est extrêmement rigoureux, et l'ensemble formé par la préface et les vingt chapitres met en place la démonstration des deux thèses formulées dans le sous-titre. Cette démonstration implique donc logiquement deux parties, réparties en quatre groupes de chapitres. Le traité s'ouvre par une préface qui décrit la situation de la nature historique de l'homme puis les incertitudes du temps présent; ensuite la résolution de Spinoza; enfin le plan des chapitres dans l'ordre. Le dernier paragraphe énonce la soumission aux autorités que l'on trouve aussi à la fin du dernier chapitre.

La première partie répond à la question : la liberté de philosopher est-elle nuisible ou utile à la piété? La démonstration exige trois moments :

  • un premier groupe de chapitres (I-VI) traite des instruments de la révélation : la prophétie et les prophètes, l'élection, la loi divine, les cérémonies, les miracles. L'Ecriture n'est pas l'objet de ces chapitres, mais Spinoza est, d'une part, amené à décrire la situation de l'Etat des Hébreux (ch. V, et, négativement, ch. III); d'autre part à citer un certain nombre de textes pour appuyer ces thèses, et, à l'occasion de ces citations, à énoncer, pour l'instant de façon empirique, la règle de la Scriptura sola.
  • un second groupe de chapitres traite de l'Ecriture elle-même. Le chapitre VII énonce la règle, les ch. VIII à X l'appliquent à l'Ancien Testament et le ch. XI au Nouveau. Lorsqu'ils sont achevés, on sait que l'autorité de l'Ecriture ne peut être interprétée comme on le fait traditionnellement. Le bloc hétérogène formé par les livres saints contient des prophéties, des lois, des récits et des paraboles dont le texte date de périodes diverses, a été altéré, est en partie perdu et en partie insignifiant pour le lecteur d'aujourd'hui. Cependant la même méthode de lecture montre l'existence d'un noyau essentiel inaltérable.

  • enfin les ch. XII-XV en tirent les conclusions concernant le rapport entre foi et philosophie. La théologie (16), ou parole de Dieu, qui est ce noyau essentiel contenu dans l'Ecriture mais distinct d'elle, ne peut entrer en conflit avec la philosophie. Il porte non sur des questions spéculatives, mais sur des questions pratiques - auxquelles correspondent seulement des exigences spéculatives. La liberté de philosopher ne peut donc nuire à la piété véritable puisqu'elle ne contredit pas ces exigences; au contraire elle lui est utile puisqu'elle permet à chacun de découvrir ses raisons propres d'adhérer à ce "credo minimal".

La seconde partie du livre comprend le dernier groupe de chapitres (XVI-XX), qui répondent à la question : la liberté de philosopher est-elle utile ou nuisible à la sécurité de l'Etat ? Pour le savoir, il faut d'abord déterminer ce qu'est l'Etat lui-même, et après avoir traité du droit naturel et du fondement de l'Etat, on retrouvera ici de nouveau la problématique de l'Etat des Hébreux - non plus cette fois comme modèle mais comme exemple, aux côtés de ceux, moins utilisés, des Romains et des Macédoniens. L'ensemble des matériaux fournis par la réflexion jusnaturaliste comme par l'expérience historique permet, dans les deux derniers chapitres, de dédoubler la question initiale : le Souverain doit à la fois exercer son autorité sur les Eglises et laisser la plus grande liberté, à l'intérieur d'une limite fixée, aux individus. Cette liberté, comme le refus de céder aux exigences des Eglises, assure la plus grande sécurité à l'Etat, alors que sa négation provoque à long terme une situation violente qui entraîne nécessairement sa destruction.

Lorsqu'il arrive à la fin du livre, Spinoza a donc répondu à sa question concernant la double liberté de pensée et de parole, et fourni les deux éléments (elle est sans danger ; elle est même nécessaire) aux deux questions (à la piété ; à la paix de l'Etat) qu'il avait lui-même distinguées. Mais au fil de cette démonstration, il a été amené à traverser plusieurs champs déjà parcourus par la réflexion théologique et politique, et dans chacun de ces champs, il a pris position à l'égard des arguments traditionnels, en les complétant et en les modifiant parfois, en les insérant surtout dans une perspective unitaire qui en bouleverse le sens. On peut ainsi indiquer ces différents enjeux :

  • l'interprétation de l'Ecriture
  • le statut des prophéties, de l'élection et des miracles
  • le droit naturel
  • la république des Hébreux
  • le "jus circa sacra" (c'est-à-dire la question des rapports entre les Eglises et le Magistrat de la société civile).

III. Sources et instruments de travail de Spinoza.

Il faut se demander comment Spinoza connaît les arguments accumulés par la tradition dans ces champs sectoriels, et où il va chercher les éléments de sa critique, dans la mesure où il indique lui-même que son raisonnement s'appuie parfois sur l'effort de ses prédecesseurs. Les progrès de la recherche dans ce domaine ont été considérables depuis un siècle. Les travaux de Joël et de Gebhardt avaient mis à jour notamment les sources liées à la philosophie juive médiévale. Leopold au début du siècle, Akkerman et Proietti plus récemment, ont souligné l'importance de la littérature latine. D'autres travaux ont montré la signification des polémiques en milieu protestant. Mais la recherche des "sources" peut être génératrice d'illusions. Gebhardt lui-même, dans ses derniers travaux, a - sans le théoriser - déplacé la question sur ce qu'on pourrait appeler le problème des instruments de travail : il ne suffit pas de repérer un texte qui pourrait être une source; il faut aussi se demander comment celui qui le cite parvient à son contenu - et reconnaître que ce n'est pas nécessairement par la lecture de l'original. Le détail de ces problèmes est présenté dans nos annotations mais il est possible d'énoncer ici quelques traits généraux. On distinguera trois registres qui fournissent, de façon diverse, des matériaux à la réflexion de Spinoza.

  • la culture classique : plutôt la littérature que la philosophie, plutôt Rome que la Grèce. Les principales références, que l'on retrouvera en note, viennent de Térence, Tacite, Quinte-Curce. Nous avons analysé ailleurs le rôle qu'elles jouaient, en tant que concentration de l'expérience, dans le système d'écriture de Spinoza (17).
  • la Bible et la tradition biblique : il s'agit d'un corpus limité mais très bien exploité. Spinoza utilise le texte de la bible hébraïque dans l'édition Buxtorf, qui, à côté du texte massorétique, fournit les commentaires notamment de Rachi et d'Ibn Ezra. Dans cette édition se trouve également reproduite la préface de la Bible de Bomberg, que le Traité Théologico-Politique cite deux fois. Quant aux traductions, la principale est celle de Tremellius et Junius, qui avait fourni au XVIe siècle une version latine de l'Ecriture aux pays calvinistes et, secondairement, celle de Pagnin. Pour le Nouveau Testament, Spinoza utilise l'ouvrage de Tremellius, qui présente sur quatre colonnes le texte grec et la version syriaque et la traduction latine de l'un et de l'autre. C'est avec ces versions que les comparaisons sont le plus fructueuses, et non pas avec la Vulgate, que Spinoza ne possède pas et ne cite pas. On peut dire que pour l'essentiel, lorsqu'il cite l'Ancien Testament, Spinoza fournit des traductions originales, ou au moins choisit entre les traductions disponibles; quand il s'agit du Nouveau Testament au contraire, il s'attache de près à la traduction latine que Tremellius donne du syriaque (ce qui est conforme à son hypothèse concernant le caractère originaire de cette version). Quant aux commentaires et aux interprétations, il n'est pas paradoxal de dire que Spinoza dispose de l'appui d'une tradition riche et complexe dans un très petit nombre d'ouvrages : lorsqu'il cite la tradition talmudique, il ne semble pas qu'il ait (au moins le plus souvent) un recours direct aux traités qu'il mentionne : il utilise ce qu'en dit Rachi, ou bien le Tiberias de Buxtorf. Les compléments historiques sont fournis par Flavius Josèphe (en traduction latine) et par un faux attribué à Philon d'Alexandrie (qu'il connaît sans doute de seconde main). Nouvelle confirmation de son faible recours aux matériaux en langue grecque. Quant aux modernes, il connaît Calvin (il possède l'Institution dans la traduction espagnole de Cipriano de Valera) et Azariya de'Rossi ainsi que, sans doute, la polémique entre Cappel et Buxtorf; il possède dans sa bibliothèque Hobbes (la troisième partie du Léviathan traite déjà un certain nombre des thèmes scripturaires du Traité Théologico-Politique) et les recherches de La Peyrère sur les préadamites; enfin ses liens avec Lodewijk Meyer sont connus, et celui-ci a publié en 1666 la Philosophia S. Scripturae Interpres qui aborde certains des problèmes traités dans le Traité Théologico-Politique (18).

  • une troisième strate de la culture spinoziste est fournie par la lecture des politiques et des historiens. On a déjà cité ceux de l'Antiquité latine; il faudrait ajouter Machiavel -celui des Discorsi plutôt que celui du Prince - De la Court et Grotius, de nouveau Hobbes (pour les chapitres de la deuxième partie du Léviathan, cette fois) et les ouvrages sur l'histoire des Pays-Bas et de l'Angleterre dont la présence est attestée dans sa bibliothèque (19). Dans le même ordre d'idées il faut ranger les livres qui portent sur la polémique qui a agité le XVIe et le XVIIe siècle autour du jus circa sacra.

Pour fixer les idées, il peut être intéressant de se demander ce qui n'est pas dans les sources et les références de Spinoza. On aura ainsi une détermination négative de sa culture, qui est également éclairante - s'il est vrai, selon une formule souvent citée à contresens, que "la determination est negation". Il manque les théoriciens politiques et les historiens grecs : Platon, Aristote, Thucydide (20), Polybe. Il manque les traducteurs et interprètes catholiques de l'Ecriture, depuis les pères de l'Eglise jusqu'aux controverses récentes - sauf Pagnin et Pereira, la connaissance que Spinoza possède du christianisme est d'abord d'origine protestante. Il manque enfin (il faut le noter puisque Spinoza n'hésite pas à recourir à la littérature latine) la littérature néerlandaise.

IV. Publication et réception.

Les travaux de Land (1881), Gebhardt (1925 et *1934 (21)), Bamberger (1961), Kingma/Offenberg (1977) et Akkerman (1992) ont assez clairement fait le point sur les méandres de la publication du Traité. On trouvera la mise au point la plus actuelle, ainsi que les bibliographies correspondantes, dans le volume Spinoza. Un inventaire des textes et dans la notice rédigée ici même par Fokke Akkerman. Résumons simplement les trois grandes variantes :

  • une édition in-quarto en 1670; rééditée avec un nombre croissant de fautes en 1672 et 1677;
  • une édition in-octavo en 1673, avec des variantes de la page de titre destinées à tromper la censure, mais sans aucune amélioration éditoriale;
  • une édition in-octavo en 1674 qui offre la particularité de contenir aussi la réédition du livre de Meyer : Philosophia S. Scripturae Interpres.

Spinoza ne paraît pas s'être préoccupé de ces éditions qui ont suivi la première. Mais il ne s'est pas désintéressé du livre pour autant: il le cite dans le Traité politique; il le fait connaître à Oldenburg et en discute avec lui (22); il répond à la lettre où Lambert de Velthuysen critique ses thèses (23); mieux : il lui écrit par la suite pour lui demander l'autorisation de publier cette lettre dans une réédition (24). C'est sans doute en vue d'une telle réédition enrichie, que la mort l'empêcha de mettre en oeuvre, qu'il avait préparé un certain nombre de notes dans les marges de son exemplaire (25). Ces Adnotationes, qui nous sont connues par diverses sources et qui posent de difficiles problèmes de lecture et d'authenticité, sont traditionnellement publiées dans toutes les éditions du Traité Théologico-Politique. On les trouvera ici à la suite des chapitres de l'édition de 1670.

L'ouvrage a très vite fait l'objet d'une traduction française : La Clef du sanctuaire (26); anonyme, elle est attribuée à Gabriel de Saint-Glain et présente la particularité de posséder un certain nombre d'annotations qui ne nous sont connues par aucune autre source. Une traduction anglaise et deux traductions néerlandaises furent également publiées avant la fin du siècle. En même temps se déchaina une tempête de réfutations qui montre à quel point l'ouvrage avait touché juste. Mais ce n'est pas le lieu ici d'en faire l'histoire. Rappelons simplement, parmi les réfutations, celles de Jacob Thomasius, Régnier de Mansveld, Blijenbergh, Kortholt, etc (27). De nombreux synodes condamnèrent le livre et en réclamèrent (en vain, d'abord) l'interdiction; finalement, le 19 juillet 1674, la Cour de Hollande interdit le Traité Théologico-Politique en même temps que le Léviathan, la Philosophia S. Scripturae Interpres et le recueil des écrits sociniens (la Bibliotheca Fratrum Polonorum) (28). Réfutations et condamnations sont le signe de l'influence de l'ouvrage, dont témoigne largement la littérature clandestine. Sa réception n'a pas cessé aux siècles suivants : dans le premier quart du XXe siècle encore, la violente attaque de Hermann Cohen puis sa critique par Leo Strauss en sont une nouvelle preuve.


Le texte a été établi par F. Akkerman. La traduction est due à Jacqueline Lagrée (ch. IV à VII et XI à XVII) et à P.-F. Moreau (les autres chapitres); les Adnotationes ont été traduites en commun. Les traducteurs ont rédigé l'ensemble de l'annotation à l'exception de certaines notes dues à F. Akkerman, A. Matheron, O.J. van Bekkum, signalées par les noms de leurs auteurs entre parenthèses. Le texte et la traduction ont été divisés en paragraphes, pour la commodité des références; il doit être clair pour le lecteur que cette division n'est pas de Spinoza. La pagination de l'édition originale ainsi que celle de l'édition Gebhardt ont été indiquées en marge. On trouvera à la fin du volume quelques appendices destinés à rassembler des informations utiles pour l'ensemble du texte.


Notes


(16)[retour] Il faut noter une caractéristique constante du lexique de Spinoza dans le Traité : sous sa plume, le terme "théologien" est toujours négatif : il désigne les hommes haineux et sectaires qui dissimulent leurs passions sous le masque de la dévotion. Au contraire le terme "théologie" est toujours positif : il désigne le noyau essentiel de l'Ecriture, qui seul mérite proprement le nom de parole de Dieu. La théologie n'est donc pas l'affaire des théologiens; elle n'est pas non plus un discours spéculatif.

(17)[retour] P.-F. Moreau, L'Expérience et l'Eternité. PUF, 1994.

(18)[retour] L'oeuvre de Meyer est citée dans plusieurs annotations marginales, dont il n'est pas sûr qu'elles remontent à Spinoza lui-même.

(19)[retour] Cf notes de la fin du ch. XVIII.

(20)[retour] Le rapprochement esquissé par L. Strauss, Religionskritik ... p. 271, n'est pas probant.

(21)[retour] La dernière partie du travail de Gebhardt, inachevée à sa mort en 1934, a été préparée pour l'édition par A.S. Oko, mais les circonstances en ont empêché la publication. Elle n'est parue qu'en 1987, donc après les travaux de Bamberger et de Kingma/Offenberg, dont elle ne dépend évidemment pas.

(22)[retour] Lettres 68, 73 , 75, 78 (1675-1676).

(23)[retour] Lettre 42 (Velthuysen à J. Osten, 24 janvier 1671) et 43 (Spinoza à J. Osten).

(24)[retour] Lettre 69 (sans doute novembre 1675).

(25)[retour] Dans la lettre 69 à Velthuysen, il dit qu'il se propose "d'éclaircir par des notes certains passages un peu obscurs de [son] traité". Dans une précédente lettre, à Oldenburg (Lettre 68), il demande qu'on lui signale les passages de son livre qui peuvent arrêter les savants "car j'ai l'intention d'éclaircir ce traité au moyen de quelques notes et de faire tomber, si c'est possible, les préventions qu'on peut avoir contre lui".

(26)[retour] CF Kingma/Offenberg, p. 17. Le titre exact est : La Clef du santuaire (sic).

(27)[retour] Cf P. Vernière : Spinoza et la pensée française avant la Révolution, Paris, P.U.F., 1954; K. Gründer et W. Schmidt-Biggemann (éds.) : Spinoza in der Frühzeit seiner religiösen Wirkung, Heidelberg, 1984; Paolo Cristofolini : L'Hérésie spinoziste. La discussion sur le Tractatus theologico-politicus, APA, 1995.

(28)[retour] Texte des condamnations dans Freudenthal, Die Lebengeschichte Spinoza's in Quellennachrichten, Urkunden und nichtamtlichen Nachrichten, p. 121-189.