Discours de soutenance de thèse
La cuisine et le forum. Images et paroles de femmes pendant la Révolution (1640-1660)

Claire Gheeraert-Graffeuille

24 novembre 2000. Paris III-Sorbonne Nouvelle

[Résumé de la thèse]

 

I Mesdames et Messieurs les membres du Jury. Je souhaiterais commencer cette présentation en vous remerciant d'avoir bien voulu venir participer à la conclusion d'un travail commencé voici huit ans.

Après une maîtrise qui traitait des femmes dans les pièces historiques de Shakespeare, Gisèle Venet m'encouragea avec enthousiasme à poursuivre en DEA cette enquête sur les figures féminines et me suggéra de m'intéresser à la période de la Révolution anglaise. Je suivis son intuition et, pendant l'été 1992, entre la maîtrise et le DEA, je m'initiai à la guerre civile et à la république cromwellienne, dont j'ignorais en fait presque tout. Je commençai donc par le commencement, le best seller d'Antonia Fraser, The Weaker Vessel, et je fis ainsi connaissance avec ces femmes qui n'allaient pas tarder à devenir pour ainsi dire des "amies". Je réalisai très vite l'intérêt d'étudier l'image de la femme pendant cette période: les circonstances exceptionnelles de la Révolution avaient favorisé l'irruption sur la scène publique de pétitionnaires, de prédicantes, de prophétesses et même de femmes soldats. Toutefois, ce n'est vraiment qu'une fois arrivée à Cambridge à l'automne 1992 que je commençai à définir mon sujet et à choisir les grandes lignes qui ont été conservées pour la thèse. Le hasard des rencontres à New Hall, où j'étais lectrice, et quelques cours suivis à la faculté d'Histoire, me mirent rapidement sur la piste de l'extraordinaire collection des Thomason Tracts. Sans ce séjour à Cambridge, obtenu grâce à Mme Llasera qui s'occupait des séjours à l'étranger à l'ENS, je n'aurais pu commencer le défrichage des sources qui nécessitait la fréquentation régulière d'une bibliothèque britannique. La période était complexe autant sur le plan politique que religieux, et l'année suffit à peine à cerner les grandes lignes du sujet. En tout cas, je me rendis compte qu'il me faudrait encore du temps et de la patience, avant de pouvoir vraiment poser les premières fondations du travail tel que je vous le présente aujourd'hui.

Ce premier contact avec la Révolution et sa singulière littérature fut néanmoins fructueux et Gisèle Venet m'encouragea vivement à poursuivre ces premières recherches dans le cadre d'une thèse que j'inscrivis à l'automne 1994. Après l'agrégation, lorsque je repris le fil de mon enquête, un second séjour à Cambridge, cette fois à Emmanuel College, me permit d'approfondir mes premières intuitions. Je m'intéressai de plus près au contexte mais surtout aux textes féminins négligés l'année du DEA. Grâce à ces lectures variées, je pris conscience de l'intérêt que représentaient pour mon sujet ces ouvrages peu étudiés, mais néanmoins passionnants: je découvris que les femmes, contrairement à ce que suggèrent les stéréotypes habituels, vivaient pleinement le bouillonnement révolutionnaire: je me rendis compte avec surprise que leur engagement au service du roi ou du Parlement, leurs choix religieux et leurs stratégies polémiques n'avaient rien à envier à ceux de leurs congénères masculins. Travailler sur les femmes, c'était avant tout se replonger dans les sensibilités et les systèmes de représentation d'une époque. C'était accepter que contrairement à certains a priori les femmes partagent les préoccupations qui sont aussi celles des hommes. Dans tous les cas, l'importance de ces écrits féminins, qu'ils soient religieux ou profanes, ne faisait plus aucun doute pour moi; ce serait la parole féminine qui serait le centre de l'enquête.

II Malgré la fascination qu'exercent sur tout lecteur la littérature protéiforme et abondante de la Révolution, l'enquête ne fut pas toujours aisée.

Une première série de difficultés vient du choix du sujet qui oblige à recourir à différentes disciplines. Je devais m'intéresser en même temps à plusieurs domaines, en particulier à la médecine, à la religion, à la philosophie et aussi bien sûr à l'histoire des idées politiques. En outre, seule une remise en contexte minutieuse pouvait faire justice à des écrits liés à des événements précis. Mais la connaissance de l'événementiel aussi bien que celle du contexte intellectuel ne pouvait suffire. Je devais aussi m'imprégner de la littérature du temps: en effet, comment comprendre ces textes variés composés par des femmes sans faire un détour par la poésie dévotionnelle, par l'autobiographie spirituelle et par les mémorialistes? Comment comprendre l'héroïsme des femmes de la Révolution sans connaître les grands archétypes héroïques qui circulaient alors? Sans des connaissances proprement littéraires, l'imaginaire qui se déploie dans le théâtre de Margaret Cavendish ou dans la poésie de Katherine Philips perdaient leur intérêt. Par conséquent, le recours à plusieurs méthodologies qui aurait pu être paralysant, je l'ai vécu comme une nécessité à la fois périlleuse et stimulante.

D'autres difficultés que j'ai rencontrées sont inséparables de la nécessité de se tenir au courant des nombreuses publications qui touchaient de près mon sujet et qui n'ont cessé de se multiplier depuis 1994. La parution des ouvrages de Nigel Smith sur la littérature de la Révolution, d'Anthony Fletcher sur la représentation du gender à l'époque moderne, les études passionnantes sur la spiritualité des femmes menées par Patricia Crawford et Phyllis Mack, me suggéraient de nombreux axes de recherche. A l'heure qu'il est ce dynamisme des études sur les femmes du XVIIe siècle ne décroît pas comme en témoigne la parution en 1998 de l'ouvrage grand public de Stevie Davies, intitulé Unbridled Spirits. Women of the English Revolution (réédité en paperback l'année suivante).

En fait les principales difficultés qui se sont posées jusqu'à la phase de rédaction sont avant tout liées à l'hétérogénéité du corpus: les frontières génériques ne sont pas stables pendant la Révolution et les catégories habituelles de l'histoire littéraire ne sont pas opératoires: même les écrits mystiques n'échappent pas à la politisation des formes. Dans ces conditions, j'ai choisi un plan en quatre temps qui correspond aux différents registres de textes, et qui opère en même temps une distinction entre les écrits masculins et féminins.

a — J'ai choisi de commencer par étudier dans une première partie les ouvrages théoriques, essentiellement masculins, qui statuent sur la nature et sur le rôle de la femme: il s'agit de traités de vulgarisation médicale, de livres de conduite, de sermons, d'apologies du sexe féminin, de traités politiques, ainsi que de quelques textes plus connus, en particulier les ouvrages philosophiques de Hobbes et de Filmer. L'intérêt de cet examen me semblait double. D'abord, ces textes prescriptifs fournissent les clefs de ce qu'il convient d'appeler une idéologie dominante; ils permettent ainsi d'apprécier la singularité de ces voix féminines et l'hostilité qu'elles suscitèrent. Ils me permettaient simultanément de cerner les sensibilités qui s'exprimaient à l'égard des femmes, et d'éviter peut-être toute conclusion hâtive sur leur hypothétique émancipation. Ensuite, l'étude de ces textes théoriques devait permettre de mesurer les inflexions de la pensée patriarcale pendant la Révolution. La mort du roi, perçue comme un parricide, risquait-elle, comme le suggèrent certains moralistes, d'entraîner une défection des pères qui conduirait à l'émancipation des femmes, et du même coup, au chaos social? Il est apparu que non, mais je vais bientôt revenir sur ce point.

b - Les deux parties qui suivent portent sur les écrits féminins, très abondants, car la Révolution correspond à un net accroissement des publications féminines. En particulier, malgré le tabou qui pèse encore sur l'écriture des femmes et leur accès à la publication, la prophétie et l'autobiographie spirituelle connaissent une floraison sans précédent. La distinction pour laquelle j'ai finalement opté, entre les écrits profanes et les écrits religieux, vise à mettre en évidence le début d'une sécularisation de la parole féminine. Dans leurs écrits dévotionnels, les femmes se disent inspirés par Dieu et refusent la responsabilité des messages qu'elles prononcent. En revanche, dans les écrits non inspirés, qui vont des pétitions politiques à la poésie en passant par les mémoires, elles parlent en leur nom propre. L'étude de ces interventions, qui constituent les deux parties centrales de la thèse, fournit un contrepoint aux représentations idéologiques examinées dans la première partie: en s'exprimant publiquement, ces femmes auteurs revendiquent toutes une autorité qui conteste la soumission et le silence auxquels elles sont censées se conformer. Ces textes variés devaient permettre de comprendre l'engagement idéologique des femmes, d'apprécier le regard qu'elles qu'elles portent sur l'histoire et aussi de cerner l'image qu'elles donnent d'elles-mêmes et de leurs contemporaines.

c — Dans la dernière partie de la thèse je m'interroge sur la réception de ces paroles féminines dans des pamphlets hostiles et souvent satiriques. Ce travail porte essentiellement sur des brochures le plus souvent courtes (la moyenne est 8 pages) ou sur des gazettes qui font écho à la présence des femmes sur le forum, ou qui révèlent leur place dans l'imaginaire du temps. Dans cette littérature éphémère, engagée dans l'actualité, l'activisme féminin est surtout perçu comme une manifestation du monde à l'envers: si la femme par définition incapable de se gouverner échappe à la tutelle masculine, la porte est ouverte à toutes les anarchies, au moins dans l'imaginaire collectif.

III J'aimerais terminer cette présentation par les quelques résultats auxquels je pense être parvenue.

Tout d'abord sur le système patriarcal. Non - la Révolution n'est pas contemporaine d'un ébranlement significatif de "l'idéologie dominante" qui impose la soumission de la femme dans la famille et dans la société. Entre 1640 et 1660, la Révolution sexuelle n'a pas eu lieu. En fait, malgré les avertissements des pasteurs presbytériens qui parlent d'une crise de la famille, malgré la fragmentation des croyances religieuses et l'ébranlement des institutions politiques, les bases patriarcales de l'Etat demeurent inchangées et pour longtemps encore. Le pouvoir des pères, garants de l'ordre social et politique, reste primordial. De surcroît, pour les théoriciens politiques que sont Hobbes et Filmer, qui partent pourtant l'un et l'autre de prémisses fort différentes, l'inégalité des sexes est indispensable au bon fonctionnement de la société politique. Dans le champ médical l'exploration accrue du corps féminin conduit vulgarisateurs et médecins à insister plus que dans le passé sur les fonctions de procréation mais ne transforme en rien leur vision inégalitaire des sexes, qui a plutôt tendance à s'aggraver. De même, les campagnes calomnieuses menées contre les prêcheuses, les sectaires, les pétitionnaires ou les dames de la cour montrent sans cesse la nécessité d'exercer sur les femmes un contrôle constant.

Le deuxième point qui m'a intéressée concerne la participation des femmes à l'Histoire pendant cette période exceptionnelle. A aucun moment les grandes figures que nous avons rencontrées n'apparaissent en effet passives ou silencieuses, enfermées dans un rôle domestique qui les couperait radicalement de ce qui se passe au dehors. Les prophétesses, depuis la conservatrice Mary Pope jusqu'aux très radicales quakeresses, cherchent obstinément à découvrir le sens de l'Histoire et revendiquent le droit de participer au destin national; les échos des querelles doctrinales transparaissent jusque dans les textes des plus recluses parmi les mystiques. Sur un plan moins métaphysique mais tout aussi spectaculaire, les Londoniennes qui manifestent aux portes du Parlement ou les aristocrates qui plaident pour récupérer leurs biens confisqués témoignent de la connaissance précise que des femmes pouvaient avoir des rouages institutionnels et juridiques. Les femmes de lettres n'étaient pas, elles non, plus coupées de l'actualité: on décèle chez Katherine Philips et Margaret Cavendish le souci de défendre, la plume à la main, la cause royaliste à laquelle elles sont dévouées. Enfin, des femmes exceptionnelles, qui auraient pu, en d'autres temps, couler une existence de tranquilles châtelaines, ont été forcées par la Révolution de se transformer en aventurières, non seulement pour survivre, mais aussi pour servir leurs intérêts ou leurs idées: c'est le cas par exemple d'Anne Fanshawe et d'Ann Halkett, qui, comme en témoignent leurs mémoires, font de leur allégeance politique le fil directeur de leur vie pendant ces vingt années terribles.

Toutefois, malgré la haute idée qu'elles se font de leur mission, ces femmes n'imaginent pas la possibilité de participer régulièrement à la vie de la cité: les mentalités ne sont par prêtes pour un "féminisme" au sens moderne du terme. Par conséquent, il est progressivement apparu que la notion importante dans cette étude serait non celle d'émancipation, mais bien plutôt celle d'autonomie. En effet, même si les femmes de la Révolution ne manifestent guère la volonté collective d'améliorer leur statut dans la société, il ne faut pas pour autant ignorer la spécificité et l'originalité de leurs interventions. Leur audace spirituelle témoigne d'un accomplissement personnel inacceptable du point de vue de la morale. Les prophétesses se prononcent hardiment sur le cours de l'histoire, parce que, pour elles seules, les voies du Seigneur cessent d'être impénétrables. De même les pétitionnaires de Londres apportent leurs doléances au parlement et se font les porte-voix de discours politiques dont elles assument pleinement la responsabilité. Les mémorialistes ensuite, parce que leur parole se déploie en toute liberté, se présentent sans retenue ni pudeur comme maîtresses de leur destinée. Enfin dans le domaine littéraire, Margaret Cavendish et Katherine Philips, nous donnent une description de l'héroïsme féminin qui n'a pas d'équivalent dans la littérature de la période. C'est cette notion d'autonomie, qui, a mon sens, permet le mieux de caractériser les interventions féminines sur le forum entre 1640 et 1660.