Ateliers de réflexion


La ritournelle

Anne Sauvagnargues


Partons des définitions courantes :

  1. Une ritournelle, c'est une activité corporelle de chantonnement, plutôt centrée sur soi-même si on la compare au chant, qui est destiné à être entendu, donc une activité de chantonnement pour soi-même, de chantonnement privé, et non public, un peu ritualisée, marquée par la simplicité (une qualité technique faible, à la portée de chacun) et par la répétition (la répétition est fonction de la simplicité, et vice - versa), ie. par un certain usage de la facilité. Chant détourné de l'usage public, libéré de l'exigence technique, la ritournelle concerne donc un usage pré-esthétique (qui ne se donne pas pour de l'art) d'une activité qui est par ailleurs répertoriée comme « art » dans la culture : le chant.
    La ritournelle désigne donc le moment où l'art (appris : il faut être parlant, avoir appris des comptines, savoir chanter si peu que ce soit) devient nature : se confond avec l'appropriation de son corps. D'où la vertu rassurante de la ritournelle qui peut être décrite sur le plan psychologique comme une conduite d'auto-apaisement.

  2. Au sens figuré, une ritournelle, c'est un schéma habituel, un standard, un « tube », « toujours la même chanson », un certain usage de la répétition simplifiée, qui fait disparaître le contenu de signification d'une formule pour l'utiliser uniquement come mot de passe, comme affiche, sur un mode réifié (slogan, mot d'ordre, holophrase de Lacan, ce n'est pas le contenu qui est pensé, mais seulement utilisé comme affiche, comme signal de lui-même).

En analysant le répertoire du terme « ritournelle » dans la langue, on construit donc deux définitions provisoires : la ritournelle désigne

  1. une chanson, d'un certain type, un chantonnement qui se distingue du chant par sa facilité répétitive, pour soi même, mais dans tous les cas, donc, une activité symbolique qui met en oeuvre du mouvement et du signe (chantonner).
  1. une certaine tendance à la stéréotypie, qui laisse apercevoir que la ritournelle oblige à penser ce qui arrive avec la gestion des signes, lorsqu'on en fait un certain usage, rituel, facile, répétitif.

La ritournelle engage un certain usage de notre activité de symbolisation.

Maintenant qu'on a clarifié les définitions nominales et montré pourquoi la ritournelle, comme court motif instrumental rencontre le problème de la stéréotypie (faire un usage stéréotypé d'une faculté de symbolisation) on peut considérer : que la ritournelle peut servir d'étiquette pour tous les problèmes qu'on vient de rencontrer, attenant aux signes et considérer qu'on a rempli notre contrat. Derrière la ritournelle, on tombe sur les problèmes philosophiques massifs, et utilise par métonymie le terme de « ritournelle » pour désigner ces problèmes. La ritournelle serait une désignation abrégée, une étiquette pour désigner le problème de la symbolisation.

Ou, ce qui est plus fécond, on peut considérer qu'on a seulement effleuré le problème de la ritournelle et qu'il et possible de pousser plus avant l'inspection, quasi phénoménologique, de la situation elle-même pour poursuivre l'enquête.

Continuons à analyser le phénomène de la ritournelle avant d'utiliser les connaissances et le répertroire conceptuel disponible en bibliographie. Attardons nous encore un peu sur le phénomène de la ritournelle avant de lire les pages qui marquent son entreée en philosophie : l'usage que Deleuze et Guattari font de ce concept.

I - Genèse de la ritournelle

La question est : qu'est-ce qui est requis pour qu'il y ait ritournelle ? C'est en procédant ainsi qu'on peut monter une analyse conceptuelle sur un champ qui n'est pas déjà conceptualisé.

La ritournelle exige d'abord un vivant. Elle met donc en oeuvre un échange avec le milieu.

Deuxièmement, la ritournelle n'intéresse pas tous les vivants (ni tous les échanges), mais un vivant, en train de mettre en oeuvre une activité de communication. Il faut donc un vivant capable d'une activité de symbolisation (éventuellement très rudimentaire) capable d'assurer une communication intraspécifique. Mais la ritournelle consiste à mettre en oeuvre une activité de communication (normalement dirigée vers l'autre, vers sa réception) en la détournant de sa fonction (être un signal pour un congénère). On l'a vu, la ritournelle est utilisée pour elle-même, par un mouvement en retour qui caractérise la réflexivité, qui montre qu'on passe d'une communication à une métacommunication, d'une communication centrée sur l'adresse à une communication qui dit quelque-chose sur la communication elle-même, qui se prend pour son propre objet).

Mouvement en retour de l'activité de communication, la ritournelle se caractérise donc par la gratuité (contre l'utilité du signal), ce détournement de l'utile caractéristique de l'autotélie : l'activité qui n'est plus normalement adressée à l'autre est adressée à soi-même. Ces deux caractéristiques (gratuité et autotélie) indiquent que la ritournelle doit être comprise comme un jeu.

Le jeu, par opposition au travail, consiste toujours en l'exercice d'une compétence soustraite à ses contraintes d'exercice spécifiques. Le jeu se soustrait à la sanction de la nécessité naturelle. Soustraite à la validation externe, l'activité est menée pour elle-même (autotélie).

D'où l'importance du jeu comme marqueur de développement pour l'anthropologie et l'éthologie (car il y a du jeu chez les mammifères développés) et la ritournelle consiste en un certain jeu avec un certain type de signes.

Il n'y aura ritournelle que là où les signaux d'interpellation (instinctifs, monté par hérédité, ou acquis) sont détournés de leur utilisation au premier degré (obtenir la réaction de l'autre) pour être utilisés au second degré - comme un jeu pour soi-même.

La ritournelle est donc une communication seconde, une méta-communication. La vocifération (l'interpellation du congénère, qui existe bien sûr dans le monde animal, à la fois sur le mode intra et interspécifique (pour l'espèce et entre espèces différentes), cette fonction de vocifération est délivrée de son but immédiat (attirer l'attention de l'autre) pour devenir elle-même objet de représentation. La ritournelle mime donc la fonction de communication, et en la mimant, elle la simplifie, la schématise, l'abrège et l'orne : on passe du cri au chant et du signal au symbole du signal.

Passer ainsi du signal au symbole du signal accentue la dimension réflexive de la ritournelle, où l'animal se déprend du signe et joue de l'usage des signes par une activité métasymbolique. Cela montre comment, dans l'univers de l'échange symbolique, la capacité artistique de figuration se greffe, s'étaye sur cette capacité fondamentale du vivant : entrer en relation, en communication.

D'où les oppositions que l'on constate entre symbolisation du vivant, art humain et mélopée intermédiaire, et celles, classiques, entre symbolisation animale et humaine. L'art, dans cette perspective, reçoit une définition qui le fait convenir non à l'ensemble du vivant mais à ceux des vivants développés qui peuvent prendre de la liberté à l'égard du système de communication dans lequel ils sont engagés. L'art n'est plus pris comme dimension spécifiquement humaine lorsqu'il est envisagé comme usage de la fonction de symbolisation la plus élémentaire : communiquer avec le congénère. L'art apparaît comme la manière qu'un organisme a de prendre de la liberté avec le code de communication intraspécifique qui le détermine (et l'individualise).

C'est pourquoi la ritournelle est un usage privé d'une fonction collective, un usage primaire, élémentaire, non sophistiqué, non promis à l'écoute, à la réception par un autre. L'activité de symbolisation, qui comporte normalement l'adresse à l'autre comme instance de validation est jouée pour elle-même, perd sa validation externe. D'où sa vertu rassurante.

On peut commenter ce passage de l‘abréviation du signe à son usage affectif en relevant, dans la psychologie génétique et dans la psychanalyse, comment le mécanisme de répétition peut recevoir une fonction rassurante. Il faut comprendre que la constitution du moi, loin d'être un donné (l'âme), fait au contraire l'objet d'une lente constitution, problématique, exigeante, compliquée. D'où l'importance du jeu avec le symbolisme qui nous individualise (cf. les stades d'évolution chez Piaget, le stade sensori-moteur de 0 - 2 ans, le stade symbolique de 2- 6 ans puis les opérations concrètes et abstraites : le montage des opérations de l'intelligence n'est pas du tout donné, mais se constitue à travers la motricité, la perception (intelligence agie) et l'acquisition du symbolisme opératoire (apprendre à parler, penser) est l'objet d'une difficile conquête. D'où l'intérêt de la ritournelle, qui consiste à agir corporellement le symbolisme acquis, à faire descendre dans l'habitude du corps les grandes déterminations qui structurent l'objectivité humaine. L'intelligence n'est pas seulement intentionnelle (aux prises avec des objets de pensée) elle est aussi appropriation de son corps, montage de schèmes d'action qui intéressent le plan sensori-moteur. Dans cette optique, la ritournelle apparaît comme l'élaboration que la culture prévoit pour les petits enfants, pour qu'ils intègrent corporellement les universaux abstraits de l'objectivité réflexive, les grands cadres de l'espace et du temps, d'où le rôle des comptines, chansonnettes et réptitions que les cultures déploient avec grand luxe pour leurs petuts enfants. Cela permet de penser un usage populaire de l'art, marque d'un lien d'abord affectif entre le petit et son groupe, valable pour les hominiens mais aussi pour les mammifères développés. Le jeu de la ritournelle ritualise des conduites de symbolisation sérieuse, ritualise c'est-à-dire abrège et répète et donc facilite l'imprégnation du code. C'est pourquoi le jeu s'oppose au travail, tout en restant, comme lui, d'abord apprentissage (de ce point de vue, sans contrevenir à sa vocation ludique, le jeu est toujours finalisée par l'apprentissage, concerne toujours l'amélioration des performances individuelles, seulement cet apprentissage s'effectue par un biais différent, simplcité, abréviations, mime, appauvrissement apparent du contenu, rendu par là même irrésistible, descente du réflexif dans l'instinctif).

C'est cette « imprégnation » qui explicite à la fois le caractère évident, naturel, « seconde nature » de la ritournelle et son caractère complètement stéréotypé. On peut faire alors de la ronde enfantine l'origine de l'art. On repère alors le sens anthropologique constant de l'art : l'art a un usage culturel.

L'usage culturel de l'art, c'est la ritournelle. L'art est le relais par lequel le code symbolique d'une culture devient approprié, et cette appropriation explique le caractère sécurisant de la ritournelle. Le code, simplifié, ritualisé, est approprié par l'individu comme une formule stéréotypée, mnémotechnique, centrée sur lui. C'est pourquoi la ritualisation du code est sécurisante : le code symbolique est intégré par l'individu comme l'un des constituants de son imaginaire, au lieu de rester un universel contraignant.

On peut illustrer cette analyse avec l'apprentissage des nombres : l'enfant n'est pas mis directement aux prises avec le concept du nombre, mais avec sa ritournelle : la comptine où on chantonne, on mime, on agit le noms des nombres, avant de savoir les utiliser, avant de maîtriser les nombres sur le plan opératoire, on les agit, on les mime. L'enfant ne rencontre pas directement le nombre lui-même, dans sa complexité conceptuelle, qui réclame un usage opératoire de l'intelligence qui a bien l'air spécifiquement humain - opération logique, néocortex. La comptine sert d'intermédiaire mi ludique, mi art populaire : on chante le nom des nombres, on ritualise la série des chiffres ou la table des multiplication en versant l'usage opératoire (compter) du côté d'une activité purement répétitive et quasi gestuelle : chantonner la table des multiplication. Cette imprégnation sert de relais pour la constitution d'une objectivité maîtrisée intellectuellement. Elle permet l'entrée dans le monde des nombres, entrée d'abord seulement nominale. L'enfant mémorise le nom des nombres (la série des chiffres), constitue le nom des nombres en série habituelle, avant d'opérer sur leurs symboles : traduire une activité de signification complexe (les mathématiques) sur un plan seulement pragmatique et privé, détourner donc les symboles de leur usage opératoire pour mieux les individus capables de les utiliser, tout ceci montre que la ritournelle, en même temps quelle affaiblit l'usage logique des symboles (leur contenu de signification) renforce l'habitude corporelle que nous en avons, fait descendre le code symbolique dans notre corps et notre routine. C'est pourquoi la ritournelle pose toujours le problème du rapport entre universel et individuel, général et singulier, compétence et performance. La ritournelle consiste en l'usage singulier, bon enfant, élémentaire du code (universel) par lequel l'individu s'approprie le code comme ce qui promeut sa liberté à l'intérieur du code. Mettant en jeu la dialectique de l'individuel et du collectif, la ritournelle pointe donc du côté d'une politique de l'usage du code symbolique dans une communauté donnée, plus spécifiquement dans une collectivité humaine. Relais sécurisant et ludique par lequel l'apprentissage du code descend dans l'inconscient de la conduite, la ritournelle présente en même temps le danger de son efficacité : elle facilite l'imprégnation et la stéréotypie ce qui la rapproche du conditionnement. Mais il faut voir que tout usage libre du code commence ainsi, par une imprégnation ritualisante, qui montre que l'usage de l'intelligence n'est pas d'abord seulement intellectuel mais pratique, et le rituel facilitant de la ritournelle monte dans notre corps des structures d'actions et de répétitions qui facilitent notre entrée dans le monde symbolique humain.

(Suite)



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