Ateliers de réflexion


La ritournelle

Guillaume Sibertin-Blanc


I. Remarques introductives

Dans la perspective d'une création d'un "atelier de réflexion", et dans le cadre de cette première tentative de conceptualisation de la "ritournelle", la première question qui se pose est d'ordre méthodologique. En effet, nous nous plaçons d'emblée dans un lieu pré-conceptuel, un plan sans repère fixe, sans pôle donné, sans concept a priori pour nous orienter. Pour parler de la ritournelle, et la faire parvenir au concept, nous faudra-t-il donc une ritournelle ? Nous faudra-t-il un petit air mélodique et rythmé pour introduire le "grand chant du concept" ? Pour dramatiser légèrement le discours, on peut dire que nous sommes comme l'enfant perdu dans le noir, "saisi par la peur" que provoque brusquement la perte de tous ses repères, de tous ses points fixes et stables. Cela a sans doute quelque chose d'inquiétant : se manifeste ici une peur du pré-conceptuel, qui ne s'identifie pas à l'étonnement philosophique face au monde ou d'être au monde. Car il n'y a pas encore pour nous le monde, mais seulement du chaos. L'étonnement philosophique est déjà conceptuel (c'est-à-dire, de Platon à Husserl, conceptualisé), de sorte qu'il est paradoxalement, de notre point de vue, rassurant. Au contraire, la peur du pré-conceptuel qui nous saisit ici puise sa force du fait qu'elle est elle-même pré-conceptuelle.

Cette première remarque en appelle d'emblée deux autres. D'une part, il peut paraître contradictoire de revendiquer pour notre discours un point de départ non-conceptuel, tout en se référant aussitôt au texte de Deleuze. Mais la ritournelle n'est pas exclusivement du côté du pré-conceptuel ; elle est essentiellement un entre-deux, ou plutôt un point de croisement et de force entre le chaos et le monde, entre le pré-conceptuel et le conceptuel. De l'un à l'autre, elle est un moment dynamique oscillatoire (on retrouvera l'importance de ce rythme oscillatoire au cours de l'exposé). De sorte que notre discours évoluera lui aussi par cette oscillation perpétuelle entre le texte de Deleuze et les autres expériences, puisées dans les champs de la paléontologie, de l'éthologie, de l'histoire des religions, expériences qui ne conceptualisent pas explicitement la ritournelle.

D'autre part, ce commencement tâtonnant s'est immédiatement engagé dans une attitude, là encore oscillatoire, entre le niveau objectif d'un discours analysant l'objet "ritournelle", et le niveau réflexif de notre propre discours interrogeant ce qu'il apprend sur lui-même dans son propre développement discursif. Il s'agira donc de bien faire apparaître ces deux niveaux enchevêtrés du discours, auxquels du reste vient se mêler un troisième niveau, déjà manifeste jusqu'ici dans la tendance du discours à la dramatisation (niveau dramatique). En effet, parlant de "peur", de "chaos", et plus loin de "danger", il faudra se demander si cette tendance est intrinsèque à la ritournelle, et si celle-ci est nécessairement déterminée par un fort coefficient affectif.

II. Le saut hors du chaos

II.1. Le chaos

C'est par cette question que je propose de commencer : en quoi la ritournelle corrèle-t-elle une affectivité particulièrement dramatique ?

II.1.1. La peur

Partons de la définition première : "Court motif instrumental, mis en tête d'un air dont il annonce le chant". La ritournelle se caractérise comme un "motif" introductif. Elle survient dans un silence qu'elle rompt, pour annoncer quelque chose à venir dont elle se différencie (la ritournelle n'est pas elle-même un "chant"). Qu'est-ce qui peut motiver une telle rupture ? Qu'est-ce qui peut, au sein même du silence nocturne, appeler le "motif" musical comme le saut brusque qui nous permettra d'accéder à la lumière musicale, sinon précisément une déstabilisation affective insoutenable qui se produit dans cet espace nocturne et silencieux ? Cette déstabilisation, nous l'avons précédemment déterminée, pour notre propre point de vue, comme une peur. C'est ce qu'on retrouve latent dans la symbolique du centre qu'explicite Mircea Eliade dans Images et Symboles : l'image archétypale du centre se constitue par rejet de l'ennemi, du désordre menaçant, du danger chaotique que constitue l'extériorité. C'est la peur de ce "domaine du non formé", de "l'inconnu redoutable des morts, des démons et des étrangers" qui donne son sens au centre, dans la mesure où celui-ci définit les frontières d'un microcosme stable qui résiste à la pression exercée par les ennemis, pour le "réintégrer dans l'élément chaotique". Prolongement de cet affect primitif, la ritournelle s'apparente à ce centre qui rompt le silence et la nuit menaçantes, et qui permet de résister à leur pression destructrice.

II.1.2. La reconnaissance

Pourtant, cette affectivité puissante qui motive la ritournelle n'est pas nécessairement une peur. On peut la comprendre plus généralement comme une épreuve (positive ou négative affectivement) par laquelle se fait sentir un besoin de reconnaissance. En effet, cette nuit dans laquelle survient la ritournelle est d'abord un non-lieu, un espace non-spatial caractérisable seulement négativement : il est absence de centre (au sens où l'on parle de centre d'intérêt), absence de pôle, de repère. Il s'apparente au monde pascalien indéfiniment et indifféremment centré et décentré. Il n'est pas tant un vide qu'un non-espace, sans disposition ni orientation. Il est, en somme, une pure transparence qui ne laisse aucune prise à la reconnaissance. La métaphore du labyrinthe ("il y a toujours une sonorité dans le fil d'Ariane"), à cet égard, est trompeuse : on ne s'égare pas dans un tel chaos, pas plus qu'on ne retrouve son chemin ; car se perdre et se retrouver suppose encore une polarisation et une orientation premières. Dans ce chaos ne reste possible que l'errance indifférente dans laquelle se meut le sauvage du Second Discours de Rousseau, dans une "nature" primitive où la reconnaissance pas plus que l'aliénation n'ont un sens, puisqu'aucun écart ne vient perturber la transparence dans laquelle tout se fond indistinctement.

II.2. Le centre

II.2.1. Le paradoxe

Mais alors un paradoxe apparaît : si ce chaos est radicalement indifférent et neutre, d'où vient le besoin de le rompre ? On a répondu : une déstabilisation affective et dramatique. Mais qu'est-ce qui cause cette déstabilisation même qui engendrera la ritournelle ? Si la menace ou la peur causaient en dernier terme une telle déstabilisation, cela présupposerait la reconnaissance de cette menace comme provenant d'une extériorité et s'exerçant sur une intériorité (un moi, un chez-soi, un microcosme). Or nous venons de voir qu'une telle présupposition est, au sein du chaos, impossible. On peut constater ce paradoxe dans l'analyse de Mircea Eliade : la position du centre fonctionne comme définition d'un microcosme qui doit préserver de l'agression exercée par l'extériorité ; mais cette extériorité ne se constitue comme tel que par la position même du centre. Par où l'on voit que la ritournelle, comme le centre, doit précéder l'affect causée extérieurement. Mais que reste-t-il alors avant la ritournelle, capable de la susciter ?

II.2.2. Le mouvement

Ce qui est premier, dans le chaos, ce n'est pas la menace mais l'absence même de tous les points de repère fixes. Et comme un point ne fonctionne comme repère que par référence à d'autre points dont il se distingue, on peut ajouter que cette absence résulte de l'indistinction radicale de tous les points, la neutralité et l'indifférenciation par laquelle ils se rendent insaisissables comme repères. Une nouvelle détermination de ce chaos apparaît ici : le mouvement. Dans ce non-lieu où survient un affect plus originaire que celui de la peur, tout est mouvement, mais mouvement qui se caractérise pas sa capacité pour ainsi dire "dissolvante" : les points de repères, les pôles d'identification, les noms et les choses, et pour notre propre discours, les concepts et les schémas de pensée familiers, perdent leur consistance, se désintègrent. Ils sont gagnés par l'indifférence que contamine la calme régularité du même mouvement dans lequel vient se fondre et s'abolir toute "activité de sélection, d'élimination, d'extraction". C'est sur le fond de cette régularité indifférente (à notre égard) et indifférenciée (dans son contenu) que surgissent contemporainement la menace et l'affect qui lui correspond. On trouve cette idée dans l'analyse de Leroi-Gourhan sur la "privation" et le "contrôle" dans les grandes écoles mystiques : l'ensemble du travail ascétique de maîtrise physiologique consiste précisément à se soustraire aux grands régularités de l'univers, à la "charpente mouvante du cosmos", "par la contemplation et le contrôle de l'appareil viscéral" (p.101), par l'exercice du jeûne et de l'abstinence. Ce qu'on retrouve ici de la ritournelle, c'est à nouveau cette idée de rupture, de "saut" par lequel on rompt le silence de l'élément indifférencié de notre errance. De même notre discours relève-t-il peut-être d'un même saut, par lequel on rompt avec l'indifférente répétition des enchaînements conceptuels (Descartes, Kant, Hegel), pour mettre fin à l'inquiétude que suscite l'idée que cette indifférence, sa transparente neutralité, n'ont vraiment rien de philosophique.

II.2.3. Le centre stable

Cette rupture se manifeste d'abord dans la stabilisation d'un centre. Contre le mouvement régulier qui rend tout neutre et transparent , la ritournelle surgit comme la fixation d'un point fixe autour duquel les éléments vont retrouver leur consistance et s'agencer. En toute rigueur, ce n'est que contemporainement à la position de ce centre, qu'on peut parler de chaos, de désordre et de peur. Avant, il n'y a que la calme mesure d'un mouvement perpétuel. Avec la ritournelle surgissent dans leur antagonisme le centre stable et le chaos menaçant, le point qui donne sens et ordre à l'espace ainsi créé, et le désordre de l'extériorité insensée. Par ce centre autour duquel tout s'organise, ce qui apaisait comme une nature mouvante d'errance dessine désormais un labyrinthe.

II.3. Le microcosme - l'habitat

II.3.1. La délimitation du cercle

Ce qu'on signifie encore par ce centre, c'est la délimitation d'un espace. Le centre ne créé pas seulement en espace en l'orientant, il le produit comme un repère (repère d'animal), abri encerclé dans ses frontières. Le labyrinthe devient ainsi une ville, un appartement, un milieu environnant. Ce double mouvement de position d'un centre et de son cercle opère une désinsertion par rapport au chaos primitif.

II.3.2. L'organisation

Reste que la création de ce cercle ne suffit pas à produire un espace de reconnaissance. Bâtir un espace suppose encore d'organiser les éléments dans cet espace, de distribuer ses "composantes" en les hiérarchisant, par une "activité de sélection, d'élimination, d'extraction, pour que les forces intimes terrestres (...) puissent résister" à la pression exercée par l'élément indifférent et indifférencié (évoqué sous les différentes formes, du chaos pour les sociétés archaïques, de la nature rousseauiste, de l'univers pour l'ascète, de la tradition philosophique universitaire). Ainsi pour l'ascète, l'espace produit est l'espace intérieur de l'équilibre et du contrôle de tous les organes viscéraux "jusqu'au point d'acquérir un corps de jade" (p.102). La ritournelle se définit ainsi plus précisément : rompant l'indifférence du silence primitif, elle dessine dans le même mouvement les limites d'un espace, dans lequel elle distribue, hiérarchise, équilibre les éléments créateurs, les rythmes et les sons musicaux, les organes de l'ascète, les mots récurrents de notre discours (repère, point, centre, reconnaissance, affect, mouvement, indifférence, etc.), par le jeu tâtonnant de combinaisons qui doit mener à un "agencement territorial", à un sol habitable.

II.4. Le monde et l'autre

Cette stabilisation d'un habitat rend alors possible l'ouverture à autrui, la communication. La délimitation et l'organisation stable de l'espace symbolique par lequel, comme le dit Lorenz, nous "compos[ons] avec le milieu extérieur" (p.79), suscite immédiatement la création de liens" (p.81), de relations d'échange et de communication, des réseaux de passage, à l'intérieur de l'habitat, mais aussi vers l'extérieur. En effet, sur fond de cette organisation, nous pouvons voir apparaître des modulations, des variations du "motif" musical. La ritournelle, commençant à peine à dessiner "les lignes motrices, gestuelles et sonores qui marquent le parcours routinier de l'enfant", se met à "bourgeonner" ci et là, à sa prolonger latéralement de "boucles" et de "noeud", qui sont autant de "mouvements, [de] gestes, [de] sonorités différentes". C'est ici que, pour notre discours, bourgeonnent d'autres discours, ceux de la paléontologie et de l'éthologie, de l'histoire des religion et de l'histoire des idées, comme autant de petits airs qui entrent en résonance et font varier notre ritournelle.

Cette explicitation de la symbolique de la ritournelle comme saut, fixation d'un centre et organisation d'un milieu capable enfin de s'ouvrir à sa différence, nous engage à présent à considérer de plus près l'objet ritournelle, cet objet que nous ne détenons pas en propre mais qui se construit dans le discours, par l'intermédiaire d'une définition première et du texte "initiatique" de Deleuze. Après avoir modulé et fait varier le texte, on peut approfondir la définition propre, ce qui nous permettra de préciser la signification symbolique et conceptuel de la ritournelle.


(Suite)



La ritournelle, indications / La ritournelle, texte 1