Ateliers de réflexion
La ritournelle
Guillaume Sibertin-Blanc
Pourquoi une petite musique ? Que trouve-t-on dans la musique qui relève à la fois de la rupture et du passage, du saut et de la transition ? Je propose l'analyse de la ritournelle en un binôme sonorité-rythme. Qu'est-ce qui, dans ces deux éléments, fait de la ritournelle un tel point de césure entre une fin et un commencement ?
III.1. Le son et la voix
La ritournelle ne désigne pas n'importe quel son, mais spécifiquement la voix humaine. Or celle-ci se présente dans une ambivalence, puisqu'elle appartient à la fois à la nature par ses conditions organiques, et au symbolique par sa finalité communicationnelle. La voix est donc bien, comme la ritournelle, un point d'articulation entre deux niveaux dont l'un ignore tout processus de reconnaissance tandis que l'autre repose essentiellement sur un tel processus. Comme le note Leroi-Gourhan (p.104), la musique attribue à des manifestations humaines "le caractère d'un véritable arrachement au milieu quotidiennement vécu". La musique manifeste ici sa "valeur dématérialisante", ou symbolisante, et la voix elle-même, par sa dimension expressive essentielle. En effet, on a vu précédemment que le saut du chaos au du monde, de la nature pleinement transparente à elle-même à l'espace symbolique de la reconnaissance, était puissamment chargé affectivement. Si donc la voix surgit dans la ritournelle, pour s'arracher à cette nature transparente, ce ne peut être que par cette puissance affective. C'est cette charge affective même qui convoque la voix pour s'exprimer, et rompre ainsi le silence de la nature. On retrouve ici la thématisation de l'origine des langues par Rousseau : dans un telle nature, la voix humaine n'a aucune raison de surgir dans le système clos des besoins et de leur satisfaction, pas plus que dans le seul but de montrer, pour lesquels le seul geste suffit. La rupture du silence de la nature ne peut s'expliquer par la seule efficience physique, mais requiert un autre niveau : le niveau passionnel. C'est sa signification passionnelle qui fait de la voix humaine le possible point de rupture avec le chaos et de passage à l'ordre symbolique. C'est dans la voix que s'investit fondamentalement cette charge affective qui motive la ritournelle.
III.2. Le rythme
Qu'en est-il alors du rythme ? En quoi le rythme est-il nécessaire à notre petite musique? On a vu que l'élément primitif tirait son indifférenciation non pas d'un désordre (ce qui suppose encore une remise en ordre possible) mais d'une régularité parfaite qui annule toute possibilité de polarisation fixe et stable. Par conséquent, la rupture avec cet élément primitif ne pourra être qu'une rupture de cette mesure régulière. Or en cela même consiste le rythme, son "inégalité constituante". Comme le dit encore Deleuze, la mesure d'un milieu suppose toujours "une forme codée dont l'unité mesurante peut varier, mais dans un milieu communiquant", c'est-à-dire sans perturber cette régularité profonde par laquelle ce milieu conserve sa transparence. Le rythme, au contraire, est toujours "transcodage", écart par rapport et entre deux codes. "La mesure est dogmatique, mais le rythme est critique, il noue des instants critiques, ou se noue au passage d'un milieu à un autre" (p.385). Il est essentiellement bouleversement d'un ordre et écart entre deux ordres, entre deux mesures, entre deux régularités de "blocs hétérogènes". Il n'y a du reste aucune contradiction de la rythmicité de la ritournelle avec la détermination vocale établie précédemment : Rousseau en fait bien un des deux caractères fondamentaux des premières langues, rejetant par là même le geste dans l'instantanéité de l'existence sauvage.
III.3. Le geste
Nous pouvons cependant soutenir le caractère fondamental du comportement gestuel pour ce "saut" rythmique qu'est la ritournelle, dans la mesure où il entre lui aussi en tension entre la régularité chronique et le rythme qui la bouleverse. L'analyse de Leroi-Gourhan sur la sensibilité musculaire insiste, à cet égard, sur la rythmicité ambivalente du "dispositif ostéo-musculaire". En effet, ce dispositif peut être considéré comme "l'instrument d'insertion" de l'existence dans l'espace et le temps d'un milieu donné, et en même temps comme l'instrument d'une possible désinsertion par rapport à ce milieu antérieur. Dans le premier cas, "pour l'animal comme pour l'homme, l'équilibre réside dans le jeu coordonné des organes et des muscles, suivant le déroulement de chaînes rythmiques d'amplitudes différentes, emboîtées dans un ordre régulier" (ce que Leroi-Gourhan appelle rythme correspond donc à ce que Deleuze appelle "mesure"). Dans le second cas, le gestuel propre au corps et à son dispositif ostéo-musculaire constitue, "par antithèse", la possibilité d'une rupture avec la mesure du milieu ambiant, ce que l'on constate dans "l'acrobatie, les exercices d'équilibre, la danse [qui] matérialisent (...) l'effort de soustraction aux chaînes opératoires normales" (p.103).
Le lien établi entre la rupture rythmique d'un dispositif gestuel et la ritournelle permet de faire de celle-ci un concept opératoire pour une pensée des mutations techniques et économiques. Quelles ruptures rythmiques a introduit l'industrialisation par rapport à l'artisanat? Quelle ruptures rythmiques opère, depuis quelques décennies, l'informatisation des sphères économiques, financières, scientifiques, etc. ? Plus précisément : en quoi la mutation rythmique de nos séries gestuelles bouleverse la nature des systèmes symboliques, c'est-à-dire la nature de la reconnaissance dans nos rapports au temps et à l'espace, dans nos rapports de savoir et de pouvoir, à autrui et à nous-mêmes, à nos discours et à nos pratiques, nos rapports, enfin, à la pensée ? Que notre rapport à la pensée soit lui-même rythmiquement marqué dans la ritournelle suggère qu'il y a, dans nos contenus conceptuels comme dans la manière de les faire jouer, quelque chose (encore indéterminé) de l'ordre d'une régularité, d'une stabilité et d'une périodicité "rituelle", pour employer le vocabulaire de Lorenz, qui sont sans doute déterminée par la nature de la régularité, de la stabilité et de la périodicité propre à l'ensemble du système ritualisé de nos pratiques.
IV.1. La ritournelle du rituel
Ce déplacement de la ritournelle de la parole au geste permet d'approfondir une problématique ambivalence du rythme, qui est à la fois rupture d'une mesure régulière et régularisation d'une nouvelle mesure. En effet, par la critique du primat qu'accorde Rousseau à la parole sur le geste, dans le procès de symbolisation, nous pouvons aborder la dimension proprement symbolisante de la ritournelle, qui fait de son rythme non plus seulement un point de rupture et un entre-deux, mais un élément indispensable à la formation d'un nouveau rituel et de sa mesure propre. Comme le note Starobinski, pour Rousseau, le geste, suffisant à "manifester adéquatement les besoins", demeure dans l'instantanéité de l'existence primitive. "L'instantanéité de la gesticulation suffit à qui veut indiquer sa faim ou sa soif" (La transparence et l'obstacle, "Rousseau et l'origine des langues", p.371). "L'homme de la horde, à peine sorti de la sauvagerie primitive, ne fait que des efforts discontinus". Par le seul geste, l'homme n'a pas encore "pris possession du temps" (p.372). En effet, "l'éveil de l'homme à la conscience du temps coïncide avec l'éclosion du langage vocal". C'est la linéarité discursive du langage qui permet à l'homme de "prendre possession de la durée". Au contraire, les études de Leroi-Gourhan atteste de l'existence d'une durée propre à tout enchaînement opératoire gestuel, à commencer par les plus primitives manifestations intérieures des organes viscéraux, du dispositif ostéo-musculaire et du dispositif sensitif. Il y a une temporalité propre à toute économie gestuelle, y compris celles à l'oeuvre dans des systèmes non-symboliques. Et cette temporalité, précise Leroi-Gourhan, est déterminée comme mesure régulière et oscillatoire. Cela signifie qu'une telle régularité n'est pas spécifique à l'élément primitif et chaotique que vient rompre la ritournelle, mais qu'elle est propre à tout milieu, symbolique comme pré-symbolique.
Cette idée est maintes fois explicitée par Konrad Lorenz lorsqu'il décrit la ritualisation observable chez certaines races de canard : "le "va-et-vient" d'une grande régularité" que l'on constate dans le comportement d'agression et le cérémonial d'"instigation" auquel il donne lieu, est "propre à lui seul à augmenter la valeur expressive du mouvement qui se fond en un cérémonial rigide" (p.66). Ce lexique est récurrent : "la cane (...) fait alterner rythmiquement les deux mouvements(...)", "la cane nage (...) en faisant sur un rythme régulier d'amples mouvements du cou et de la tête, alternativement de droite en arrière (...)" (p.71).
Cela nous oblige à repenser la ritournelle non plus comme un saut unique du non-symbolique au symbolique, ou d'un système à un autre, mais comme répétition (ce qui la rapproche de son sens figuré) par laquelle un milieu passe progressivement et par oscillation dans un autre. Du chaos au monde, du non-rituel au rituel, ou d'un rituel à un autre rituel, il n'y a pas rupture mais transition continue et recoupement : le chaos perdure dans un monde encore tâtonnant, et ne s'efface que progressivement ; de même qu'un rituel ancien subsiste encore dans le rituel qu'introduit la ritournelle, avant de passer peu à peu à l'arrière-plan et finalement de disparaître. La ritournelle n'est pas saut brusque du silence au chant, mais répétition du motif par laquelle le chant stabilise sa mesure tandis que le silence s'efface peu à peu (cf. la reconstitution par Lorenz du rite indien du "calumet de la paix").
IV.2. Un danger de la ritualisation
La ritournelle est répétition, et par la répétition, un nouveau rituel instaure peu à peu sa mesure propre, contre la mesure de l'ancien rituel peu à peu éliminée. La ritournelle n'est donc pas saut, elle n'est pas rupture ni entre-deux, mais chevauchement et tension entre un milieu primitif et un autre qui essaie de s'en arracher. Ainsi se dédouble la signification de la ritournelle : elle était rupture d'un ordre insoutenable, elle est à présent édification d'un nouvel ordre qui tend à s'autonomiser. Dès lors, cette autonomisation tend à faire du nouveau milieu symbolique ou du nouveau rituel un but en soi, qui finit par ignorer la tension qui subsiste entre le milieu désormais chaotique dont il provient.
On pourrait signaler ici un premier danger, qui consisterait dans l'oubli que provoque cette autonomisation du milieu primitif dont on s'arrache. Si effectivement la ritournelle "emporte toujours de la terre avec soi", c'est-à-dire quelque chose de son sol natal, on peut alors à juste titre critiquer une telle amnésie, critiquer avec Rousseau les rationalistes qui affirment que la langue Était à l'origine celle des géomètres parce qu'ils oublient qu'elle était bien plutôt celle des poètes, et qui par suite lient la nature humaine au "progrès" d'une rationalité technicienne et aliénante au lieu d'en voir l'origine dans un idéal de transparence.
Mais une critique plus importante s'impose contre une conséquence plus directe de la répétition : le conditionnement. En effet, la répétition, qu'elle se fige comme habitude dans un patrimoine héréditaire, ou comme tradition dans des processus extérieurs, produit un conditionnement des individus à la régularité implacable sans laquelle un milieu symbolique ni un rituel ne peuvent se stabiliser. Ce conditionnement, lorsqu'il s'effectue par l'habitude, prend la forme d'un "instinct nouveau parfaitement autonome, un principe aussi autonome que chacune des pulsions dites "grandes" : instinct d'alimentation, d'accouplement, de fuite, d'agression" (Lorenz, p.71). Lorsqu'il s'effectue par la tradition, le conditionnement requiert ce que Leroi-Gourhan appelle un "processus d'assimilation intellectuelle" (p.104). Par les exemples qu'il fournit d'uniformisation rythmique ("l'agrégation des individus en une foule conditionnée est tout aussi sensible dans un couloir de métro qu'à des funérailles, dans des exercices de derviches que dans l'envol brusque d'une classe lâchée en recréation", p.105), on voit que ce processus permet à l'individu d'intégrer la régularité nouvelle par laquelle il s'insère à son tour effectivement dans le nouveau système opératoire du rituel, dans le nouveau codage du système symbolique.
Cependant, ce conditionnement se fait au détriment de la lucidité, et au profit de la seule répétition systématique des chaînes opératoires stéréotypées. De même au niveau de notre propre discours, ce conditionnement risque de se manifester dans la manière irréfléchie dont nous convoquons les contenus conceptuels et dont nous les combinons, la manière silencieusement induite dont ils nous imposent leur mesure, c'est-à-dire la régularité de leurs représentations, de leurs associations, de leur construction, au sens architectural, avec leurs fondations, leurs lignes de force et leurs points de pression.
Il y a donc là un danger proprement philosophique, qui a son pendant politique, dans la mesure ou ce conditionnement par "forçage rythmique" (Leroi-Gourhan, p.105) génère une forme de fétichisme qui élève tel milieu symbolique ou tel rituel, et leur régularité constituante, au-dessus de toute relativité. Ils deviennent des absolus incapables de s'ouvrir à quelque altérité que ce soit, sur lesquels aucun "bourgeon" ni aucun "noeud" ne peut sur eux se greffer. Ce qui disparaît ainsi dans la ritournelle, c'est la possibilité de la communication, la capacité qu'évoque Deleuze de passer d'un milieu dans un autre, de saisir l'enchevêtrement et les passages de tous les milieux dans tous (il y a du religieux dans les processus économiques, il y du rituel magique, peut-être aussi du rituel culinaire, dans Internet) et l'ouverture sur le futur qui la corrèle. C'est ce qu'évoque Lorenz lorsqu'il décrit la manière dont, dans des systèmes ritualisés, "même des différences légères peuvent être à la base de fausses interprétations des mouvements expressifs ritualisés par la culture" différente. Là encore se manifeste une incapacité à s'ouvrir à l'altérité, qui s'enracine sans doute dans l'attitude que l'on a à l'égard de son propre milieu symbolique.
IV.3. Réactiver la ritournelle
Cependant semble possible une réactivation de la ritournelle en son sens premier et ambivalent de saut et de passage, d'enchevêtrement dynamique, dans la mesure où ce conditionnement ne relève pas pour nous de l'hérédité mais de la tradition, ce qui le rend repérable et analysable dans des processus extérieurs. Réactiver cette ambivalence, c'est redonner du rythme à la ritournelle, c'est-à-dire la ressaisir au moment où elle s'arrache d'un certain milieu et commence à organiser les nouvelles forces créatrices ; la ressaisir comme lieu d'élimination et de sélection, de passage d'éléments d'un milieu à un autre. Autrement dit, il s'agit de reprendre et maintenir l'incertitude qui caractérise cet espace, son caractère aléatoire. En deçà de tout monde constitué, stabilisé, voire figé par le conditionnement, il s'agit, ni de verser dans le mythe de l'origine, ni dans celui de la nouveauté radicale, mais de redonner à la ritournelle son caractère oscillatoire. Non pas le régulier balancement par lequel se stabilise et se fige le nouveau milieu, mais l'oscillation instable du passage des milieux les uns dans les autres. Cela définit le projet d'une réflexion sur les surperpositions des rituels et des codages symboliques qui imprègnent nos pratiques et nos discours.