Philosophies de l'humanisme


Parlar materno et langue authentique chez Dante

Didier Ottaviani (Université d'Amiens)

4 janvier 1998

La conception de la langue chez Dante évolue de la Vita Nova à la Divine Comédie. La légende du Dante créateur de la langue italienne n'est pas invoquée par Dante lui-même. Il faut repartir du "nomina sunt consequentia rerum" du De Vulgari Eloquentia : c'est la thèse du platonisme médiéval qui dit simplement que le nom est directement issu de l'être des choses. Mais ce langage est particulier : dans la Vita Nova, il ne s'applique qu'à la désignation poétique, et en particulier à celle des noms propres ; c'est donc un cratylisme très limité, selon lequel c'est au fond le destin qui est contenu dans le nom de façon enveloppée (Dante : durante ; Stace : stable ; etc...). On a affaire à une nomination "ontologique" dans laquelle le nom se rapporte à l'être complet : mais cela ne s'applique qu'aux noms propres. D'autre part, il y a déjà dans cette thèse un certain conventionnalisme (même si au moment de la Vita Dante n'a pas encore lu Aristote).

Si on passe aux noms communs, on est face à une autre forme de langage. On aborde alors la question de la langue originelle : une langue ontologique serait la langue première (l'hébreu dans le De Vulgari, mais ça change avec le Convivio et la Comédie). Le langage est absolument propre à l'homme : les animaux possèdent un système de signes, mais n'ont pas pour ces signes de structure linguistique (cf. Paradis, XXVI) : c'est l'âme qui détermine le langage et les animaux n'en ont pas. Autre type de question : les anges parlent-ils ? Contrairement à St Thomas (Summa, Ia, q. 107 a. 1) Dante répond par la négative : les anges seraient moins parfaits s'ils passaient par le discursif. Ils ont une appréhension directe du pensé, ils voient directement dans l'intellect agent. Même idée chez Béatrice qui dans le Paradis voit directement la question que se pose Dante avant qu'il ne la pose.

Cependant Dante refuse qu'il y ait un langage s'il n'y a pas de substrat matériel : un langage, c'est nécessairement une forme jointe à une matière. Une voix, comme une lumière, est une certaine mise en forme de matière. C'est ce qui explique la corruptibilité des langues : la matérialité entraînant la temporalité, il y a une histoire des langues (voir le début du De Vulgari, qui explique comment les langues ont évolué depuis la nomination adamique - en hébreu d'abord, puis ça changera). Le De Vulgari conserve donc le schéma selon lequel la langue adamique originelle et parfaite est ensuite corrompue par Babel. Peut-être se rend-il compte que, l'hébreu étant parlé, il a une matière et ne peut donc constituer la langue parfaite ? Toujours est-il qu'il modifie sa théorie.

Il y a une évoluton semblable pour le statut du latin : dans le De Vulgari, le latin est la langue de l'art, langue qui a élaboré des structures qui permettent la belle forme (dont le vulgaire est incapable). Cette thèse change aussi : le latin a connu de grands poètes, qui mettaient la langue en forme. Mais la rencontre du Trobar montre que l'on peut fabriquer des mots dans la langue vulgaire (cf. l'anthologie des troubadours de J. Roubaud chez Seghers : récurrence de la métaphore de l'orfèvrerie pour la découverte de mots nouveaux). Continuant dans la même direction, la Comédie finira par accorder la primauté au proche, c'est-à-dire la langue maternelle, au regard de laquelle le latin n'est plus qu'un artifice. Le latin a cependant forgé une structure conceptuelle (mais non créative) qui explique que le De Vulgari et le De Monarchia soient écrits en latin.

Dans la Comédie, la progression se structure dans la langue, de la langue corrompue et babélienne des démons de l'Enfer à la multiplication des néologismes dans le Paradis (c'est ainsi l'art du trouvère que Dante exerce sur la langue maternelle). Le passage fondamental est la rencontre d'Adam au Paradis (XXVI, 124). Il y a là une révision de la naissance des langues : la langue originelle disparaît avant Babel (ce n'est donc pas par un péché, mais par une modification liée à la matière : "nul effet de la raison, indexé sur le plaisir humain, en suivant le ciel, ne fut toujours durable"). La cosmologie appliquée suit celle d'Avicenne : les cieux sont créés par les causes secondes, d'une part la causa preparans (qui façonne la matière pour la préparer à la forme), et d'autre part la causa perficiens (qui donne la forme). Il y a donc bien une matérialité de la langue, qui change avec les cieux. L'homme qui est bien né (sous de bonnes influences astrales) est linguistiquement bien préparé à former la langue (c'est en effet l'homme qui forme la langue, puisque le corps in-forme l'air de la voix).

"OEuvre de la nature est que l'homme parle, mais ainsi ou ainsi, c'est laissé libre" (id., 130). Le nom de Dieu fut ainsi I, puis El (parce que les usages humaines changent) : Dieu n'a donc pas implanté une langue en l'homme (l'hébreu) mais une forme de langue, susceptible de s'actualiser. Puissance ou idée ? Hexis ou ens logicum ? Aristote ou Scot ?

Il faut faire un détour par Aboulafia pour comprendre. Abraham Aboulafia est en Italie de 1271 à 1280 (il rencontre même le Pape, qu'il essaye de former à la kabbale). Il y a deux kabbales chez Aboulafia : la kabbale théosophique, méditation du texte sacré comme médiation entre Dieu l'homme (le texte sacré comme lien) ; et la kabbale extatique (c'est l'homme qui par la méditation et la mélopée est alors médiateur entre le texte et Dieu). Dans ce second cas le texte est une matérialité à recomposer (on ne fait plus référence à la gématrie ou au notariqon). Chez Aboulafia, on peut faire un parallèle entre la kabbale et l'intellect averroïste : la Torah est un don direct de l'intellect agent, à l'homme d'interpréter cette matière-matrice. Pour Aboulafia, il existe une langue matricielle, une Torah idéale, par rapport à laquelle l'hébreu, bien que restant langue-mère, est déjà dégradé. L'idée est alors que Dieu nous donne une matrice, une potentialité à former des langues, une pure forme. On retrouve là la façon dont se développe l'embryon : l'âme procède à une transformation en rassemblant le limon en un corps.

La forme est donc une puissance dynamique, une force, mais la matière elle-même "transforme la forme" (par exemple, lorsque l'embryon se développe, il atteint l'âme sensitive, qui va devenir une autre âme, c'est-à-dire une autre forme, sous l'influence de la matière). Lorsque l'âme intellective est créée, la possibilité du langage apparaît (cela n'intervient que lors d'une création véritable, à la fin du développement de l'embryon). Mais ce n'est qu'une potentialité, à laquelle il faut une matière. La forme va alors informer la matière la plus proche : le parlar materno. D'où la préséance du vulgaire par rapport au latin : c'est la matière la mieux préparée pour chacun (on retrouve l'image de la mère dans la théorie aristotélicienne de l'engendrement : c'est elle qui fournit la matière). Ce pour quoi les anges parlent le toscan (tant qu'à adopter une discursivité qui ne leur est pas habituelle, autant l'adapter à l'interlocuteur) tandis qu'Arnaud Daniel, en Purgatoire XXVI, parle languedocien, puisque lui au contraire a au cours de sa vie fait le travail de formation d'une langue propre.

La langue devient alors le corrélat nécessaire de l'âme : plus de langue originelle (ni l'hébreu ni aucune autre). Ainsi dans le passage pré cité avec Adam : Dieu a donné la puissance de la langue, mais Adam a nommé comme il a voulu. L'idée avicenienne de causa preparans est donc fondamentale : tout le monde possède la disposition rationnelle parfaite, mais tout dépend de la matière, dont le degré de préparation est fonction de la conjonction astrale (ie. de la qualité des temps). Un homme bien né est un homme qui a bénéficié d'une conjonction telle qu'il peut devenir un nouvel Adam, c'est-à-dire renommer. Parallèlement, l'argument est politique : la noblesse ne peut pas être héréditaire, parce qu'elle ne se transmet pas, comme la forme, par le sperme : elle dépend de l'ambiance (au sens de conjonction : le thème se retrouve chez Marsile de Padoue, qui dans le Defensor Pacis parle des héros engendrés "par la constellation", I, 9, (section) 4).

Conclusions :

  • Une disposition rationnelle universelle (d'origine averroïste), dont le fait que les anges ne parlent pas entre eux est un signe (ils participent d'u unique intellect agent).
  • Une conjonction astrale qui détermine la matière et la prépare plus ou moins bien à recevoir la forme (détermination indépassable).

  • Donc une double préparation : il faut une bonne fortune astrale et une bonne matière linguistique. Si l'un des deux manque, fini. Si on parvient au sommet, on devient mobile dans la hiérarchie, grâce à l'illumination (la grâce, Béatrice dans le poème). C'est la raison pour laquelle les alchimistes sont au Purgatoire : ils n'ont pas la grâce, ils ont seulement transgressé.